Le rave, une pensée de la nuit

Rave, ritualité, religion

 

François Gauthier

maîtrise en sciences des religions,

Université du Québec à Montréal


 

 

 

Ce que j'appelle la nuit
diffère de l'obscurité de la pensée;
la nuit a la violence de la lumière.
La nuit est elle-même la jeunesse
et l'ivresse de la pensée.

Georges Bataille

 

 

Le phénomène du « rave » n'est plus aujourd'hui la chose marginale connue d'une seule poignée de jeunes (et moins jeunes), migrants de la nuit. Plus de sept ans après le rave Solstice du 27 mars 1993 à l'ancien édifice du Musée d'art contemporain de Montréal, et douze ans après le Summer of Love anglais, les médias de masse font de plus en plus écho à ces événements nocturnes. Mais qu'est-ce que le rave, et que nous dit-il de la société dans laquelle il émerge? Il est possible d'envisager le rituel festif rave comme une activité qui, par sa marginalité, présente un objet d'analyse particulièrement puissant et fécond.

Que nous dit le rave?

Et qu'y a-t-il autour du rave et après lui, dans les cultures dites « électroniques »?

 

Ce texteébauche une ébauche une analyse du phénomène rave dans l'optique des sciences religieuses. Le rave se situe au croisement de genres musicaux, des possibilités technologiques et de modes, présentant une problématique particulière que les méthodes d'analyses habituelles sont bien en peine de comprendre. C'est pourquoi, en un deuxième temps, des projets visant à comprendre le rave et les cultures électronique sont décrits (projet de colloque Technoritualités, dans le cadre du congrès des Sociétés Savantes, et volet multimédiatique, en chantier), faisant place à une approche scientifique et multidisciplinaire, afin de cerner la spécificité de cet objet socio-culturel et d'en découvrir toute la richesse.

 

Une analyse religiologique qui déborde des cadres traditionnels

 

Le rave, phénomène religieux?

On peut légitimement se demander qu'est-ce que le rave a à faire avec la religion. Une lecture intuitive du phénomène nous en approche déjà : le rave, en tant que produit socio-culturel de l'époque postmoderne, peut se lire comme un rituel festif [1]. Il est évident que de penser la religion dans un moule traditionnel (mythe, institution, croyance, etc.) ne saura rien dire sur l'essence ou la fonction religieuse du rave. Penser le rave en terme de phénomène religieux, donc, c'est de faire appel tout d'abord à une définition de la religion qui est plus large que celle qui est souvent admise, y compris dans le domaine des sciences religieuses.

Le sociologue français Émile Durkheim avait déjà, dans son classique Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912), mis en lumière les liens étroits qui se profilent entre l'effervescence collective et la fonction du religieux. Roger Caillois, Roger Bastide et Georges Bataille ont développé par la suite des théorisations socio-anthropologiques qui voient dans la démesure et l'irrationnel la source des significations culturelles. Plus près de nous, Guy Ménard campe ces théorisations dans un cadre légitimement religieux, suggérant notamment une grille d'analyse pour les déplacements du sacré dans la postmodernité [2].

Selon George Bataille, la religion est le domaine de cette part maudite, déraisonnée, irrationnelle, chez l'humain. C'est le terreau fertile de l'excès, où la consumation enfante la communion. C'est aussi cette part que la sociologie, l'anthropologie et même la philosophie s'est refusée de voir comme le coeur et le moteur de la signification chez l'humain. La religion, pour sa part, y puise sa raison d'être -- la religion peut alors se redéfinir comme l'ensemble des mécanismes symboliques qui permettent d'entrer dans -- et de sortir de -- cette zone appelée le sacré. Les catégories religieuses offrent donc, on peut déjà l'entrevoir, des outils d'analyse qui risquent de donner de l'intelligibilité à un phénomène festif comme le rave.

Pour creuser encore un tout petit peu le sol des références, Roger Caillois a dit de la fête qu'elle est la forme par excellence d'accès au sacré. Nécessairement transgressive, la fête est un passage au sacré minimalement balisé. La fête est une rupture de l'ordre social habituel, un passage à la marge, puis un retour, avec comme bagage un renouvellement de sens puisé à même l'expérience.

Une autre piste qui suggère l'opportunité d'une lecture religiologique de ce phénomène nous vient de la « scène » rave elle-même. Il est intéressant de constater, sans trop s'étendre, que le rave a été accompagné, dès ses débuts, d'un imaginaire et d'un discours (complètement éclaté, il est important de le dire, aux saveurs locales, et nullement monolithique) ponctués de termes tels que : transe, rituel, paganisme, techno-chamanisme, élévation de la conscience, satanisme, nombre d'emprunts aux spiritualités orientales, etc.; soit une foule d'images qui ne sont pas sans rappeler divers éléments ayant une forte saveur religieuse. Mais pourquoi donc toutes ces références alors que le rationalisme moderne a clamé haut et fort la disparition de cette « aberration » qu'est la religion, sous toutes ses formes? Si on concède volontiers que la religion donne un sens à l'existence dans un cadre culturel plus traditionnel, il doit en être de même pour ce que G. Ménard appelle la « vraie religion », soit la religion qui vit, où qu'elle puisse se trouver dans la culture, soit là où il y a passage au sacré. Ainsi, peut-on affirmer que les ravers puisent identité, sens, perte de soi et extase dans les rythmes répétitifs crachés par des colonnes de son braquées dans la nuit, dans les psychotropes, dans la chaleur des corps pressés et dans la danse? C'est, du moins, ce qu'une certaine proximité avec l'objet laisse entendre; de même pour bien des propos, cueillis sur le fait ou dans certains magazines, ou encore sur certains sites web.

 

Transgresser quoi?

La fête est une transgression de l'ordre culturel « normal », soit du temps profane, ordinaire -- en somme, une ouverture éclatante du même sur l'altérité, sur « autre chose ». Il devient intéressant de poser la question : quels interdits sont transgressés dans un contexte social postmoderne, relativisé, où toute croyance ou opinion s'équivaut? Quel interdit est soulevé pour des jeunes qui ne connaissent en général aucun dogme moral ou politique, soit un ordre strictement régi?

Évidemment, le campement de ces événements dans les bras de la nuit et bien au-delà est déjà une transgression, soit une dérobée au temps productif. Il en est de même pour une certaine illégalité : illégalité du lieu (parfois) et consommation de psychotropes, par exemple. De plus, en terme d'excentricité, tout est permis : peu importe ce que l'on est dans la société de tous les jours, dans le rave, on peut devenir n'importe quoi. L'identité techno peut même déborder le cadre nocturne pour se déverser dans le quotidien par le biais d'une esthétique (notamment vestimentaire) devenue totémique.

La transgression du rave, l'exténuation physique, la mise en oeuvre d'un espace déconfiguré (on y reviendra) et l'usage de psychotropes exaltant les stimuli corporels, est une entrée dans un monde onirique, un présent qui s'étire, un lieu de confusion : « un lieu pour se perdre ». Mais si le rave est surtout une communion organique, si les rapports entre individus sont temporairement changés, si la communication se fait surtout par la surface de la peau, si ce qui enivre le plus est le contact physique désinhibé, dégénitalisé, c'est que la libération qu'opère la fête est surtout celle des liens sociaux et de ses règles. Les rapports sociaux, surtout les rapports entre les sexes, comme les rapports de séduction par exemple, semblent receler une certaine quantité de violence dont s'affranchit l'individu au sein d'un être-ensemble transgressif et temporaire, marginal et foncièrement affectif.

Et c'est dans ce chaos de sonorités extrêmes, de lumière, de fumée, de corps et d'états d'âme que se crée de nouvelles formes qui à la fois représentent et façonnent, à leur tour, le social. C'est là que, pour les participants, un fort sentiment d'exister se distille pour se graver dans leur univers de sens. Ce n'est pas fortuit qu'à l'ère de l'individualisme exacerbé, un besoin de se regrouper et de communier retentisse dans les courants souterrains de la culture et que l'on voit proliférer un phénomène festif comme le rave, rassemblant ponctuellement dans un espace-temps marginal des centaines, voire des milliers de personnes sur une base régulière.

 

La fête : moment essentiel du rite

Cette entrée dangereuse dans le sacré a besoin d'un minimum de balises pour assurer qu'on en revienne. Une émeute, par exemple, est un passage au sacré qui est sauvage, incontrôlé. Le rave, lui, offre une structure dans laquelle se produit la rupture.

Tout, dans l'enceinte du rave, est alors en fonction d'une désorientation : l'univers trouble et continuellement changeant que produit le jeux des lumières, stroboscopes et lasers, pénétrant souvent une nuée d'épaisse fumée; des états de conscience altérés qui s'accrochent aux sensations, à la chaleur et aux rythmes; la musique, répétitive et dépourvue de toute narrativité. De plus, l'orchestrateur qu'est le dj est le plus souvent caché derrières ses platines, se refusant au mode scénique habituel. Le lieu du rave lui-même est un espace qui, à l'origine, est tout sauf un lieu de fête et d'excès : usine ou entrepôt désaffecté, sites extérieurs péri-urbains, églises abandonnées, centres de commerce ou de congrès, etc. Et tandis que le temps profane est linéaire et orienté, plus que jamais, par les impératifs de production, l'espace du rave affranchit du passage du temps avec une musique sans début ni fin, trame sur laquelle se dessine un événement qui dure en moyenne une dizaine d'heures. Tout, enfin, tend à créer un espace de confusion, désorienté, qu'alimente la consumation des corps en transe.

La sensibilité et la sexualité sont aussi désorientées. De la séduction et de la sexualité génitale habituelles (dans le cas des bars, notamment), l'atmosphère du rave et les drogues comme l'ecstacy ou le GHB font passer la sensibilité à la surface tactile; c'est tout le corps qui est sollicité. On ne va pas dans un rave pour se trouver une baise : voilà une règle implicite. On forme plutôt spontanément des agrégats de corps se massant et se caressant les uns les autres. Pourquoi une telle règle apparaît-elle ainsi, consensuellement, comme si cela allait de soi? Poser la question nous ramène au rapport théorique qui dit que la fête libère d'une oppression sociale sous-jacente : ici, c'est de la pression des rapports sexuels génitalisés que l'on semble vouloir se libérer [3].

Au centre du rave, donc : l'événementialité de la communion (le sentiment euphorique de faire partie d'une foule et de s'y perdre), l'exacerbation de l'instant étiré par la non-narrativité de l'espace sonore, le lâcher-prise, la perte de repères, l'incarnation. C'est cette essence dionysiaque qui constitue l'efficace de l'événement. C'est lorsque le rave marche, lorsque ça lève que se dégage toute la force du sacré.

Certains ont vu dans le rave un rite essentiellement initiatique [4]. Le rave n'est cepnedant pas, en soi, autre chose qu'un rituel festif, mais en libérant cette force venant du rassemblement, il peut devenir un rite initiatique ou un rite de passage, notamment : pour quelqu'un qui fait de l'ecstasy pour la première fois, entouré et guidé par des amis (sa tribu, dirait Michel Maffesoli), le rave peut dès lors devenir un lieu d'initiation. Pour le groupe, il s'agit d'un moment fort qui resserre les liens dans l'expérience.

 

Cherchez le mythe

Les problématisations traditionnelles de la religion voyaient dans le mythe (et dans la croyance qui lui est rattachée) l'élément fondamental. Le rite est alors une réactualisation du mythe : on faisait tel ou tel rite parce que, en répétant les gestes qu'avait posés tel héros à l'époque reculée du mythe, on s'y rendait en quelque sorte présent. Dans un rite bien connu des Québécois, on mange le « corps du Christ » parce qu'il est écrit : « vous ferez cela en mémoire de moi ».

Or, si le rave est rite, où est le mythe auquel il renvoie? En fait, il y en a pas. Ou du moins, il n'y a aucun grand récit figé qui puisse être dit le modèle de l'événement. On ne peut réduire les gestes du dj, par exemple, à la réactualisation de ceux d'un Frankie Knuckles, dans un passé mythique devenu âge d'or. Non, le rave est son propre âge d'or qui se consume dans l'ici-maintenant. Ou encore : le rave refuse tout âge d'or ailleurs que dans un présent. Le mythe se comprends ici comme le récit (une mémoire) d'un événement passé.

C'est-à-dire que ce n'est plus le rite qui réalise le mythe, mais bien le mythe, créé par l'événement du rite, qui en conserve la mémoire [5]. Le mythe est palpable lorsque, se retrouvant des mois après le trip, on se raconte l'expérience du rave en en savourant la mémoire comme un moment fort qui unit et qui porte une signification profonde, extra-ordinaire. Le rave offre plutôt un regard sur la véritable nature du mythe et sur son mécanisme génératif. C'est toujours un événement qui lui donne naissance, et le mythe en porte ensuite la mémoire. Ce récit peut ensuite devenir un mode d'emploi du sacré et du monde en indiquant, dans un contexte culturel donné, une voie d'accès à la source enivrante et régénératrice du sacré. En retour, donc, ce récit guidera nos trips futurs, alors que l'on tentera de revivre un moment d'une aussi grande force.

Ce que cela nous dit est que la religion, la « vraie », celle qui vit dans les marges et la rupture et qui s'abreuve aux sources sacrées du rassemblement, est une question de vivacité et d'instant plus que quelque chose de figé et de répétitif. Ce n'est pas une oppression dogmatique mais une libération. On comprend aussi que ces passages au sacré sont nécessaires à l'humain, et que son mode de fonctionnement affectif et irrationnel, exacerbé dans la fête, nous révèle quelque chose de ses vérités profondes et de son besoin existentiel de signification et d'identité au sein d'une communauté.

 

Une analyse féconde

Les jeunes sont continuellement jugés selon de vieux critères de désengagement, de délinquance, de dépolitisation, que l'on rencontre abondamment dans les médias. Le rave permet de voir que ces critères sont poussiéreux et insuffisants pour rendre compte de l'ébullition sociale contemporaine. Loin d'être inerte, le corps social est foisonnant, et cette période étrange qu'est la postmodernité, par sa relativité idéologique (« moi j'ai mes croyances, tu as les tiennes, et c'est cool »), nous offre la formidable possibilité de voir naître des formes culturelles qui, à défaut d'être des soulèvements politisés, sont peut-être beaucoup plus près d'une quête de sens [6].

Si le rave s'est institutionnalisé (il permet d'ailleurs de voir comment se forme l'institution), son évolution et son débordement dans les autres repaires des cultures électroniques promettent d'ouvrir sur de nouvelles compréhensions de notre culture et du rapport que l'individu entretient avec elle.

Ce court texte est sommaire, cela va sans dire. N'ont pas été abordé la question de l'institution, les implications philosophiques du passage à la marge, la complexité de la question identitaire, la différence entre religion (rapport au sacré) et spiritualité (niveau personnel), le symbole et le rôle de l'imaginaire du corps et de l'incarnation, le déplacement des valeurs techno de « peace, love, unity and respect » -- PLUR -- vers un hédonisme pur, les comparaisons possibles avec d'autres formes festives (carnaval, fêtes païennes, dynisme grec ancien, etc.), la comparaison possible avec d'autres phénomènes socio-musicaux (rap, industriel, métal, etc.), les mutations du phénomène, etc.

Espérons toutefois que ce qui est brossé ici est suffisamment limpide pour alimenter une réflexion sur le sujet (il me ferait d'ailleurs plaisir de répondre à toute question ou demande de clarification, le cas échéant).

 


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[1] Voir E. Galland et al. (dir.), Rituel festif / Festive Ritual, Montréal, Macano, 1997. Retour au texte

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[2] Voir G. Ménard, Petit traité de la vraie religion, Montréal, Liber, 1999. Retour au texte

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[3] Voir J.-E. Joos, « Ouvertures. À la surface de la peau », dans Galland et al., op. cit. Retour au texte

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[4] Voir G. Bombereau, « Traverser le miroir pour composer la vie », dans « Effervescence techno », Sociétés, 65, 1999, Paris et Bruxelles, de Boeck. Retour au texte

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[5] Cette inversion du rapport traditionnel entre mythe et rite est d'ailleurs une caractéristique de la religiosité postmoderne, comme l'a souligné G. Ménard, op. cit. Retour au texte

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[6] Voir Michel Maffesoli, dans Technikart no. 39, février 2000, pp. 36-39, entre autre, ainsi que Guy Ménard, « S'envoyer en l'air : quête des sens, quête de sens?», dans À chacun sa quête, Y. Boisvert et al. (dir.), Sainte-Foy, PUQ, 2000, pp. 11-37. Retour au texte


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