OBJECTIF GÉNÉRAL DE LA RECHERCHE

L'objectif du présent projet pourra paraître ambitieux, mais il est au moins relativement simple. Il vise à faire avancer, au plan théorique -- mais surtout à celui de l'investigation empirique -- la recherche sur les "nouveaux visages contemporains de la religion". Par là, il y a lieu d'entendre ici non pas ce que l'on désigne habituellement sous le terme de "nouvelles religions" ou de "nouveaux mouvements religieux" (plus ou moins organisés et institutionnalisés, et qui ont déjà fait l'objet de recherches [1]) mais bien plutôt une diversité de pratiques socio-culturelles dans lesquelles une dimension religieuse authentique -- quoique diffuse ou "implicite" -- peut être repérée ; et ce, bien que ces pratiques ne soient généralement pas considérées comme "religieuses" dans les perceptions habituelles de la culture. On songe ainsi, entre autres exemples possibles, à l'univers de la culture populaire, de la musique et des spectacles, du sport, de la politique, des média, des styles de vie, du cyberespace, etc.[2]

Ajoutons -- au risque d'une précision inutile -- que le fait de s'intéresser à ces "nouveaux visages contemporains de la religion" n'implique bien évidemment aucune dépréciation des formes religieuses plus traditionelles, pas plus qu'il ne présume que ces dernières auraient perdu de leur vitalité ou de leur pertinence contemporaines.

 

CONTEXTE ET ENRACINEMENT INTELLECTUEL DU PROJET

Ce projet s'inscrit dans l'horizon des recherches de son responsable depuis une vingtaine d'années. Il s'enracine également dans une approche du phénomène religieux qui s'est déployé depuis une trentaine d'années, notamment à l'Université du Québec à Montréal, en lien avec d'autres courants de recherche proches, ailleurs dans le monde. De manière plus précise, il s'inspire de ce que l'on convient généralement d'appeler la théorie des "déplacements" du religieux et du sacré. Avant -- et en vue -- de mieux en cerner les objectifs plus précis, il paraîtra utile de situer rapidement le contexte de ce triple enracinement.

 

Un nouveau paradigme

L'intérêt pour l'étude des déplacements du religieux et du sacré coïncide largement, au Québec, avec la rupture qui s'est opérée, vers la fin des années soixante, dans l'étude institutionnelle de la religion, avec la fin de l'hégémonie des approches théologiques et l'émergence des "sciences de la religion". Cette mutation a été bien mise en lumière par L. Rousseau (1980) qui évoque notamment la réaction à ce qu'il appelle la "perte de l'objet". Par là, il y a lieu d'entendre le sentiment largement partagé par les intellectuels du temps à l'effet que la religion, au Québec comme ailleurs en Occident, était de plus en plus battue en brèche par les avancées déterminantes de la modernité -- au point, comme le suggérait une image forte de l'époque, que plusieurs la voyaient déjà "reléguée aux poubelles de l'histoire". C'est à cette époque que le jeune département des sciences religieuses de la nouvelle Université du Québec à Montréal (1969), réagissant à se sentiment de "perte de l'objet", s'employait à mettre point un nouveau modèle d'approche du phénomène religieux, qu'il décida d'appeler "religiologie", notamment pour se démarquer des approches théologiques, largement dominantes jusque là.

Une intense réflexion épistémologique se déploya alors, dont l'un des principaux effets consista à permettre une ouverture déterminante de la définition même de la religion. On songe à cet égard aux travaux de Raymond BOURGAULT (1970, 1980) et à sa proposition d'élargir la compréhension du religieux. "L'homme des prochaines générations, suggère-t-il ainsi (1980, p. 119), aura avantage à […] articuler autour d'une notion plus compréhensive de la religion non seulement le théisme mais aussi l'humanisme […] et le matérialisme […]." Pour Yvon DESROSIERS, le défi qui se présente à ce projet encore inchoatif est en fait le devoir qui incombe à toute science (y compris humaine ou sociale), c'est-à-dire celui de construire formellement son objet en l'arrachant aux évidences du sens commun et en élaborant sa propre théorie. "Le modèle théorique, une fois construit, on utilise celui-ci comme norme pour revenir aux différents faits religieux" mais également pour mettre en lumière la dimension religieuse de réalités non spontanément perçues comme "religieuses" au sens courant du terme, "comme une production culturelle, un modèle politique ou économique" (Desrosiers, 1980, p. 64).

 

Une vaste "famille internationale" de recherche

Cette ouverture nouvelle de la recherche à l'étude des déplacements de l'expérience du sacré et du religieux se trouvait largement en phase avec diverses autres approches qui se déployaient ailleurs au même moment, et dont plusieurs eurent une influence non négligeable au Canada et au Québec. On peut à cet égard signaler la théorie de la "religion invisible" de Th. LUCKMANN (1967), la "religion civile" de R. N. BELLAH (1970), la notion de "religion séculière" déjà avancée par Raymond Aron (à propos du communisme et du nazisme) et développée par J.-P. SIRONNEAU (1982) puis A. PIETTE (1993), la "religion implicite" de E. I. BAILEY (1997), la "religion diffuse" de J. BAUBÉROT (1983), le thème du "retour du sacré" de D. BELL (1977), la "théologie pour athées" de F. FERRAROTTI (1984) de même que l'étude des rites "profanes" illustrée notamment par les travaux de C. RIVIÈRE (1995). On songe tout spécialement aussi aux éclairantes distinctions de R. BASTIDE dans son article "Anthropologie religieuse "de l'Encyclopédie Universalis, devenu l'une des références les plus souvent citées sur les déplacements du sacré, et qui résume bien ce dont il est ici question : "Le "religieux" se déplace, plus qu'il ne disparaît, avec les cultes nouveaux nés de la sécularisation […], avec leurs rites extatiques ou leurs pratiques cérémonielles […]. Le religieux n'est pas toujours dans ce que l'on appelle les religions […]".

 

Un effort de recherche empirique

C'est bien sûr principalement à l'UQÀM, centre névralgique du paradigme religiologique, que se déployèrent le plus grand nombre de travaux en ce sens. Yvon DESROSIERS, en particulier, en fit tout au long de sa carrière son champ d'investigation privilégié, qu'il arpenta dans de nombreuses directions. On lui doit un ensemble de textes marquants, à travers lesquels il a inlassablement poursuivi le projet de repérer des déplacements de l'expérience du religieux et du sacré dans plu-sieurs sphères de la culture actuelle : la littérature québécoise (1986b), le théâtre (1981), la poésie (1977), la peinture (1982), la psychè québécoise (1970), l'écologie (1989).

 

La contribution du responsable du présent projet

J'ai moi-même, depuis plusieurs années maintenant, également fait de cette approche mon prin-cipal intérêt de réflexion et de recherche. J'ai en particulier abordé l'étude des dimensions mythiques, symboliques et rituelles de la technique et des changements technologiques (Ménard et Miquel, 1988, Ménard 2000) et celui de la sexualité comme lieu de l'expérience contemporaine du sacré (Ménard, 1990, 1999a). En 1991, avec J.-M. LAROUCHE, j'ai eu le plaisir de piloter un numéro spécial de la Revue internationale d'action communautaire qui faisait une bonne place à des dossiers empiriques sur les déplacements du sacré. Plus récemment (1999b), paraissait un Petit traité de la vraie religion dans lequel j'ai tenté entre autres choses de situer théoriquement la perspective d'une exploration des déplacements de l'expérience du sacré et de présenter les principaux outils des sciences de la religion utiles à cette fin. Je signale également qu'à la fin des années quatre-vingts, avec D. JEFFREY, j'ai pris l'initiative de lancer la revue Religiologiques, dont j'assure la direction depuis une dizaine d'années. Cette publication universitaire a fait une large place aux résultats de recherches portant sur les déplacements de l'expérience du sacré. Enfin, dans le cadre d'un ouvrage collectif d'envergure sur l'étude de la religion au Québec [3] dont j'assume la direction avec J.-M. LAROUCHE, je propose un article faisant succinctement état de la recherche sur les déplacements du religieux et du sacré depuis une trentaine d'années au Québec.

 

Recherches étudiantes dans le domaine

De nombreux étudiants de maîtrise et de doctorat ont emboîté le pas à cette recherche et mis en lumière divers lieux de la culture contemporaine qui se laissent interpréter avec fécondité dans les catégories d'un déplacement de l'expérience du religieux et du sacré.[4] Parmi les thématiques abordées au fil des ans, signalons entre autres la question de l'identité nationale québécoise, la musique contemporaine et la culture rock, la littérature, l'écologie, le suicide, les jeux de hasard, les "gangs" de jeunes, la danse contemporaine, la bande dessinée, le téléroman québécois, le cinéma, les marquages corporels, le mouvement A.A., les jeux de rôles de type Donjons et Dragons, la fiction sur les vampires, les nouvelles formes de ritualités funéraires.

 

OBJECTIFS DU PRÉSENT PROJET : UN DOUBLE DÉFI À RELEVER

Malgré l'indéniable fécondité de la recherche qu'elle a inspirée depuis trois décennies, comme on vient de le voir, la théorie des déplacements du religieux et du sacré dynamise un champ d'investigation encore jeune, où énormément reste à faire. La recherche élaborée jusqu'à présent, en outre, a largement privilégié l'étude des productions culturelles (littérature, arts, etc.), laissant relativement inexploré le domaine des pratiques socio-culturelles -- que vise précisément le présent projet.

Il faut par ailleurs reconnaître que cette théorie des déplacements du religieux et du sacré, comme les recherches qu'elle inspire, continue de heurter un certain nombre de sensibilités épistémologiques pour lesquelles la religion saurait difficilement être repérée en dehors du cadre des religions historiques, traditionnelles et institutionnalisées -- et, à la rigueur, dans les "nouvelles religions" qui, tout en étant d'origine plus récente, ne partagent pas moins de nombreuses parentés manifestes avec les plus anciennes.

Cet état de choses lance un double défi à ce champ d'études -- et c'est précisément ce double défi que le présent projet entend contribuer à relever :

 

 PERTINENCE HEURISTIQUE ET SOCIO-CULTURELLE DE LA RECHERCHE

La fécondité d'un projet de recherche de ce genre est certes d'abord et avant tout heuristique : elle élargit notre connaissance du réel et nous aide à mieux comprendre le monde qui évolue sous nos yeux, l'enrichissant d'une intelligibilité supplémentaire à partir de l'outillage conceptuel de l'anthropologie religieuse. Elle contribue en outre à fonder de manière empirique la pertinence, pour notre temps, d'une définition large et compréhensive de la " religion ". Mais rien n'interdit de penser que l'étude des déplacements du religieux et du sacré puisse aussi inspirer et nourrir un certain nombre de pratiques -- dans le monde de l'intervention psycho-sociale, par exemple, dans l'univers de la création artistique ou encore dans celui de la pédagogie. Ainsi -- pour ne prendre qu'un exemple -- un certain nombre de recherches contemporaines, colorées par des approches théologiques et par des préoccupations d'ordre pastoral, ont plus d'une fois analysé la culture actuelle -- notamment celle des jeunes -- en termes de " dérives " ou de " drame spirituel ". Sans nier que l'on puisse effectivement y repérer des indices pouvant s'interpréter en ce sens, force est néanmoins de reconnaître que si " drame " ou " dérive " il y a, c'est d'abord et avant tout du point-de-vue d'une tradition croyante inquiète, et pas forcément au regard d'une anthropologie religieuse d'abord soucieuse de saisir -- sans juger -- l'émergence de nouvelles formes de religiosité qui transforment notre culture. Il apparaît donc extrêmement utile de bien saisir la nature proprement religieuse de tels phénomènes si tant est que l'on souhaite y faire face de manière adéquate.

 

 


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| avancement des travaux |


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




1

 

 

 

On songe par exemple, pour le Québec, aux travaux de R. BERGERON (1982) et du regretté R. CHAGNON (1986).

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2

 

 

 

 

 

 

À cet égard, les perspectives de cette recherche se distinguent également d'autres travaux récents réalisés au Québec, notamment ceux de LEMIEUX et MILOT (1992), principalement centrés sur la notion de croyances -- que le présent projet, inscrit dans d'autres horizons théoriques, ne retient pas comme analyseur privilégié.

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3

 

 

 

 

 

 

 

Cet ouvrage, qui réunira les contributions d'une quarantaine de spécialistes, est actuellement en phase de révision, et sa parution est prévue pour le milieu de 2001. Une entente d'édition a été établie avec les Presses de l'U. Laval. Ce projet a bénéficié de l'appui (y compris financier) du Fonds Gérard-Dion, de la Société canadienne pour l'étude et de la religion ainsi que de la Société québécoise pour l'étude de la religion.

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4

 

 

 

 

 

 

 

Il y aurait lieu de faire à cet égard une place singulière aux travaux de l'un des premiers finissants du programme de doctorat de l'UQAM, D. JEFFREY, à qui ce champ d'étude doit certaines de ses plus inspirantes contributions (voir notamment Jeffrey, 1998). Notons également le mémoire de maîtrise publié d'un doctorant associé au pro-jet, R. VERREAULT (1998).

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