Lorsque Christiane Lemire m'a fait part de son projet d'associer des mots aux quinze reproductions de sa série des " cloîtres " en vue du présent ouvrage, c'est avec beaucoup d'enthousiasme que je lui ai spontanément proposé des haïkus, ces courts poèmes dont la forme s'inspire de la tradition japonaise et qui comptent invariablement trois vers de 5, 7 et 5 syllabes chacun. Cette forme close, laconique et à maints égards contraignante du haïku me semblait en effet offrir d'heureuses harmoniques avec la thématique développée par l'artiste elle-même comme avec le rendu de ses uvres. " Un haïku, écrivait le poète Jacques Brault, ne cache ni ne révèle : il dit. Mais il est en suspens comme une fumée par calme plat. Au lecteur, par son souffle, de l'incliner, de le diriger, de le disperser. " Au Japon, les haïkus renvoient souvent aux émotions engendrées par l'observation de la nature ou le passage des saisons. Ceux qui accompagnent ici les " cloîtres " prennent souvent des libertés avec cette ambiance " naturelle " dont notre propre culture -- devenue, comme on dit, plus " urbaine " -- s'est elle-même largement éloignée. Ils évoquent plus volontiers diverses facettes de le vie, de l'émotion ou de la création, entre le drame et la fantaisie, la passion et l'humour. Mais, quand on y pense, de l'art floral à la cérémonie du thé, de la calligraphie aux jardins zen, la " nature " elle-même, au Japon, n'est-elle pas constamment transformée par le rêve des humains, inclinée par leur souffle?Ces haïkus, par ailleurs, n'ont pas vraiment cherché à " illustrer " les quinze uvres reproduites dans ce recueil. Ils ont plutôt voulu faire surgir, à leur manière, d'autres images, en s'inspirant notamment du mystère -- c'est-à-dire de l'ouverture -- dont Christiane Lemire avait elle-même déjà enrichi ses " cloîtres " en leur donnant des titres. En particulier, ils ont tenté de s'imprégner de cette idée de " cloître " qui confère leur unité thématique aux uvres de cette série. Du cloître, certes, nous conservons sans doute le plus souvent l'image d'un lieu serein et silencieux, reclus derrière de hautes murailles, régi par une règle immémoriale et hanté par le plain-chant des moines ou le silencieux labeur des carmélites. Ou, alors, nous revoyons, émus, les murs couverts de lierre de quelque abbaye en ruines, désormais livrée aux herbes folles et au chant des oiseaux. On peut toutefois en imaginer bien d'autres, invisibles à l'il -- " virtuels ", dirions-nous peut-être, de nos jours : cloîtres immatériels, parfois asiles et parfois prisons -- à l'instar du langage lui-même, tout compte fait, cloître de tous les cloîtres ; " non-lieux " aux frontières subtiles et pourtant bien réelles, où les règles sont le plus souvent tacites et les grilles intériorisées, et dans lesquels les humains s'offrent les grandes émotions -- ou les tout petits riens -- de leurs travaux et de leurs jours, de leurs amours et de leurs jeux.
À commencer par ce livre lui-même qui pourrait bien être d'ailleurs, fût-ce de manière un peu singulière, le seizième de la série...
1. Le cloître des absentes
hurlant sur la lande,
le vent garde la mémoire
des trois surs Brontë
2. Le cloître des jeux permis
dunes et châteaux
s'écroulant dans le grand rire
d'un carré de sable
3. Le cloître des causeuses
on eût dit, rue Fabre,
Rose, Mauve et Violette
jasant au balcon
4. Le cloître du temps libre
au bout de son âge,
recluse dans l'aube oisive
de ses insomnies
5. Le cloître des passeuses
les garçons timides
perdaient leur timidité
dans les maisons closes
6. Le cloître des forces égales
le jour et la nuit
consentant à l'équinoxe
entre deux solstices
7. Le cloître des batailles
du bec et des ongles,
pareils à de grands rapaces
-- ou à des amants
8. Le cloître des mots couverts
la pudeur des jours
ouvrait sur leurs mots d'amour
un grand parapluie
9. Le cloître des pas perdus
tant de temps passé
à t'attendre, Pénelope,
sur un quai de gare...
10. Le cloître des allumées
le diable au corps,
alanguies comme des chattes
sur un toit brûlant
11. Le cloître des bien-pensants
ils étaient du genre
" on s'appelle et on déjeune ",
sur leur cellulaire
12. Le cloître des faux-semblants
feignant le sommeil,
simulant parfois l'amour,
prisonniers d'un lit
13. Le Rouge-Cloître de Bruxelles
il s'embéguina
pour une dentelle de
briques brabançonnes
14. Le cloître des ombres
la lueur des cierges
rendait gigantesque l'ombre
des gisants de marbre
15. le cloître des fugueuses
trois chorals épris
de trois petites cantates
-- prélude à leur fugue...
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