LA TECHNIQUE:

DES MYTHES ANTIQUES AUX MYTHES EN «-TIQUE»

Vice Versa [«Imaginaire des techniques»], no 20, Montréal (automne 1987), 5-6.

L'apparition, au cours des années récentes, de ce qu'il est convenu d'appeler les «nouvelles technologies» bouscule déjà notre environnement et risque de marquer encore plus décisivement dans l'avenir le paysage de notre existence. Peu de recherches se sont cependant intéressées jusqu'à maintenant à ce qu'on pourrait appeler l'impact de ces mutations technologiques au plan des représentations symboliques, des «visions du monde», voire des dimensions proprement mythiques de la culture. A vrai dire, s'il importe d'interroger la technique également à ce plan, c'est au fond parce que, contrairement à ce qu'on a souvent et volontiers tendance à penser, la technique n'est jamais un objet neutre : loin d'être «d'abord là» et de «recevoir ensuite» du sens, celle-ci apparaît en effet d'emblée comme manière de produire du sens, de faire advenir un certain sens de la relation au monde, et de privilégier ce sens par rapport à d'autres formes possibles de cette relation.

L'histoire des civilisations est à cet égard fort instructive. La technique y apparaît en effet, dès l'aube de l'humanité, comme une puissance éminemment dangereuse, lourde de tout un sacré de transgression : la technique, l'outil donne à l'être humain un sentiment de puissance ; mais c'est, bien sûr, essentiellement au prix d'une profanation du monde, - au sens d'ailleurs premier du terme: c'est en effet par la technique, par l'outil, que l'humanité constitue précisément l'espace profane (i.e., à la seule mesure de l'être humain) comme séparé de l'ordre sacré du cosmos. Pourtant, l'objet technique est ambivalent: il est aussi ce qui permet de «revenir» à ce «sacré» dont l'humanité semble toujours conserver la «nostalgie»; c'est cet objet technique qui permet d'obtenir, de capter des puissances sur-humaines grâce auxquelles il devient précisément possible de dépasser les limites de la condition humaine profane. (La flèche permet non seulement de terrasser le grand fauve, mais elle permet aussi d'entrer en communion- mystique - avec lui, de capter les puissances extra-humaines, sacrées qu'il possède. Lancée vers le ciel par le chaman, elle permet symboliquement de l'escalader... D'où, bien sûr, un élément également fondamental de crainte lié à la technique primitive, i.e., plus exactement, à la transgression et à la puissance que celle-ci met en jeu.)

Ce qui explique vraisemblablement que la technique, dans ce premier univers symbolique de l'humanité, soit très étroitement codée dans des mythes qui en déterminent le bon usage, qui en fixent les limites, qui empêchent concrètement que ces techniques se développent au-delà d'un certain seuil. Un peu comme l'anthropologue P. Clastres a pu suggérer que les sociétés primitives luttaient contre un avènement de l'État qu'elles pressentaient néanmoins comme un horizon possible de leur devenir, de la même manière, on pourrait dire que les premières civilisations humaines empêchent les techniques de se développer de manière autonome, i.e. de manière uniquement «instrumentale» et «profane», en les codant dans un paradigme sacré : facteur originaire de désordre et de trangression, la technique peut de cette manière devenir cela même qui permet de retrouver le contact avec les puissances sacrées du cosmos.

Avec l'émergence de la civilisation grecque, c'est un tout autre univers symbolique de la technique qui se met lentement en place. La technique n'y apparaît plus comme codée par le monde des dieux. Pour la première fois sans doute, elle apparaît même comme quelque chose de purement profane, i.e., comme une activité essentiellement instrumentale, fonctionnelle - et, précisément de ce fait, largement dévalorisée. A la fois à travers leurs mythes et leurs traditions philosophique, les Grecs semblent avoir eux aussi largement limité l'essor autonome des techniques, - au nom d'un refus de la tentation de puissance (démesure et transgression) qu'ils sentaient présente dans la technique (on peut par exemple penser à la terrible leçon du mythe d'Icare), aussi bien qu'au nom d'un refus éthique de laisser cette technique prendre le pas sur d'autres valeurs: les valeurs sacrées de la Cité et les valeurs éternelles de la Raison, du Logos.

Le Christianisme de l'Europe médiévale va à première vue creuser encore davantage cet écart entre le monde du sacré et l'univers profane de la technique. La conception chrétienne de la transcendance divine joue bien sûr ici un rôle déterminant. Elle renvoie au fond la technique du côté d'un monde purement profane, où elle constitue d'ailleurs un rappel douloureux des tristes conséquences de la Chute originelle («tu gagneras ton pain à la sueur de ton front et... dans le vacarme des machines...!»). L'«essentiel», le «salut» est ailleurs (et notamment dans le retrait monastique hors du monde). Paradoxalement, tout se passe comme si une telle attitude avait eu pour effet de laisser en quelque sorte la technique à elle-même, et à son essor autonome. Mais plus encore: la technique médiévale finira par être revêtue d'un nouveau symbolisme qui la valorisera positivement. Elle devient, dans le contexte des attentes millénaristes déçues de l'Europe médiévale, le moyen et le signe de la réalisation d'une eschatologie de plus en plus sociale et terrestre. Le retour glorieux du Christ se fait attendre: on comptera donc sur elle pour hâter l'avènement de la Cité Nouvelle, du Royaume de Dieu sur terre. Elle deviendra un «moyen» de la Providence qui, par elle, donne à l'homme la possibilité de parachever - voire de «corriger», au besoin - la création. Dans l'imaginaire occidental, la technique devient ainsi le moyen privilégié de transformer qualitativement le monde déchu par le péché, de le faire croître en fonction des desseins de Dieu, de son ordre, de sa justice, de sa providence - et bien sûr aussi du salut de l'homme.

L'Occident, de la Renaissance à la Révolution industrielle, va en un sens continuer de déployer - en la laïcisant de plus en plus - cette vocation eschatologique (et salvatrice) de la technique. En apparence, en effet, la technique (comme la science d'ailleurs) échappe de plus en plus à tout codage religieux et semble instaurer un nouvel ordre technicien purement profane, sous l'égide de la Raison conquérante et démythifiante. En fait, s'y manifeste ce qu'on peut voir comme une véritable «ruse» symbolique de la technique: si cette technique conquérante et profane peut se déployer ainsi jusqu'à l'explosion de la Révolution industrielle et du monde moderne, il semble bien que ce soit précisément dans la mesure où elle se réinsère dans un puissant univers symbolique qui la resacralise pour en faire le moyen d'un nouveau salut collectif, d'un nouvel âge d'or : en d'autres termes, d'un nouvel ordre du monde. Dans cette «religion» scientiste - et très prométhéenne - de la puissance technicienne, l'objet technique - principalement sous la forme de la machine - devient le symbole non plus d'une transgression dangereuse qu'il faudrait contraindre, mais bien au contraire d'un nouvel ordre sacré du monde que le Progrès va faire radieusement advenir...

Bien des indices donnent à penser que notre civilisation occidentale contemporaine demeure largement sous l'empire d'une symbolique prométhéenne qui attend non seulement toujours du déploiement de la puissance technicienne la promesse d'un nouvel «âge d'or», mais qui étend en outre le «domaine» de cette puissance à l'ensemble de la société et de la culture: la technique devient tout à la fois le moyen et le symbole privilégié d'une transformation de l'ordre humain et social, tout comme elle l'avait été dans le domaine de la nature et de la matière.

En fait, si le «modèle» technique tend ainsi à imposer son hégémonie, on peut faire l'hypothèse que c'est dans la mesure où il semble permettre d'effectuer concrètement ce «rêve» jusque là d'abord symbolique d'une raison réorganisatrice du monde, rêve qui a si profondément marqué l'imaginaire occidental depuis le Moyen Age. Là ou le 19e siècle «rêvait» encore à l'à-venir de cette puissance (songeons par exemple aux anticipations de Jules Verne), notre époque vit avec la conscience quasi quotidienne de son accomplissement. C'est en fait un renversement déterminant de la figure symbolique de la technique qui semble bel et bien s'être opéré. La puissance ainsi déployée (par la technique) devient de plus en plus elle-même l'objectif et la fin, le but de toute technique. Celle-ci tend désormais moins à réaliser son projet originaire de réagencement rationnel du monde (cela étant à maints égards accompli) qu'à réaliser sa propre effectuation - i.e. à réaliser cette puissance qu'elle recèle. la «puissance du rationnel» au service de laquellel s'était jusque là mobilisée la technique s'est largement métamorphosée en rationalité de la puissance - devenue fin en soi. La technique moderne devient ainsi l'expression d'une sur-rationalité - qui, bien entendu, de la pollution à la bureaucratie, en passant par l'escalade atomique, confine fréquemment à l'irrationalité... Et il semble bien que ce soit cet sur-rationalité qui, imposant la forme spécifique de la raison technicienne comme fin ultime (en lieu et place de toute autre finalité éthique), s'impose elle-même comme valeur suprême, ultime, absolue. La technique doit désormais être implantée, favorisée, développée parce qu'elle est là, inéluctablement.

A cet égard, la puissance à laquelle renvoie la technique moderne n'est plus tout à fait - on le voit - celle de cette «religion de la puissance» qui caractérisait le monde industriel en gestation et le radieux scientisme du siècle dernier. Notre époque ne nourrit plus le grandiose rêve de conquête d'une puissance encore à venir. Et pour une raison fort simple: cette conquête est, pour l'essentiel, déjà réalisée. La puissance est là, capable - entre autres choses, on le sait - de faire sauter bien des fois la planète... Notre civilisation contemple plutôt dans la technique moderne - émue de se voir si forte en ce miroir... - la puissance aujourd'hui disponible: technique spéculaire, qui renvoie à l'humanité moderne l'image de sa propre puissance.

Mais il faut encore ajouter un élément capital. Lorsque la technique devient ainsi elle-même le symbole de sa propre puissance, elle revêt bel et bien les caractéristiques d'un nouveau «milieu sacré» (remplaçant à cet égard la «nature» de nos ancêtres). Or celui-ci ne semble pas échapper - il s'en faut - à ce qu'on pourrait appeler l'«économie anthropologique» du sacré. Tout «milieu sacré» tend en effet à s'épuiser avec le temps et nécessite de ce fait une revification périodique. Et le fait est que le système technique ne paraît pouvoir ainsi conserver son caractère sacré qu'au prix de gestes et de rituels - voire de sacrifices - qui viennent périodiquement le régénérer. Il semble bien que l'on puisse interpréter ainsi le la fonction symbolique notamment dévolue aux «innovations techniques» (et en particulier bien sûr à ces «nouvelles technologies» dont on nous chante les vertigineuses vertus depuis quelques années), comme à cette profusion de nouveaux «objets techniques» qui viennent en quelque sorte revivifier le corps technique sacré en remplaçant les objets techniques frappés d'obsolescence par de nouveaux, toujours plus performants (i.e. plus puissants), qui «rassurent» par la même quant à l'éternelle jeunesse et à l'impressionante vigueur de ce corps sacré.

Le schème technique s'imposant à toutes les autres sphères de la société et de la culture, il n'est pas étonnant de constater que ces rituels de régénération puissent également se repérer dans ces autres domaines. On peut d'ailleurs voir là une clé pour comprendre des phénomènes aussi divers que l'éphémère longévité des stars (qu'elles soient artistiques, politiques ou sportives), cette «errance sexuelle et affective» apparemment si caractéristique de notre époque, ou l'infatigable labilité de celle-ci aussi bien dans le choix de ses modes vestimentaires que dans le caprice de ses allégeances politiques...

Morcèlement, émiettement, renouvellement continuel de l'univers symbolique: notre époque est bien toujours prométhéenne - mais c'est la figure de Prométhée enchaîné à son rocher, plus que celle de l'intrépide conquérant du feu, qui semblerait désormais l'emblématiser: tel le foie du héros sans cesse dévoré par l'Aigle et sans cesse renaissant, notre civilisation ne cesse en effet de secréter des fragments de mythes (i.e. de sens et d'espoir ) autour de nouveaux objets techniques sans cesse dévorés eux-mêmes par la voracité du Progrès et de l'Innovation...

Cette hégémonie contemporaine de la technique, inutile sans doute de le redire, semble résolument inscrite du côté d'un sacré de respect, de légitimation de l'ordre du monde - aux antipodes, donc, du caractère essentiellement transgressif de la technique primitive. Et cependant, il faut également interroger ce qui, dans les interstices de la sur-rationalité technique de notre époque, semble en quelque sorte lui échapper - notamment sur ce que G. Deleuze et F. Guattari, par exemple, ont proposé d'appeler des «lignes de fuite»: lignes de fuite qui, souvent sans bruit, remettent en cause cet «ordre» sur-rationnel de la technique en faisant appel à d'autres pratiques, dans lesquelles se laisse entrevoir l'antique pôle sacré de la transgression. S'il est indéniable que la technique actuelle (y compris bien entendu sous la forme de ces «nouvelles technologies» que nous connaissons aujourd'hui) contribue bien à imposer un nouvel ordre sacré du monde en renforçant la rationalité et la productivité, force est aussi de reconnaître - pour peu qu'on y soit le moindrement attentif! - qu'elles donnent également lieu à de nouvelles applications souvent beaucoup plus «ludiques», à d'authentiques cristallisations du désir, voire à la création de nouveaux réseaux de convivialité. Les «maniaques de l'informatique», qui sacrifient leurs nuits à programmer des logiciels ou qui déploient des trésors d'ingéniosité pour en pirater d'autres - pour le seul plaisir du défi! -, offriraient sans doute ici d'excellents exemples. On pourrait les multiplier. Dionysos, dieu du plaisir, de la passion et de l'excès, se faufile peut-être encore aujourd'hui, à l'ombre des ordinateurs et des robots, en s'amusant à leur faire des pieds de nez - et à nous faire des clins d'oeil...

 

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