Rencontre et sexualité contemporaine
Je m'intéresse depuis plusieurs années déjà à la sexualité de l'Occident contemporain, en particulier dans ses aspects éthiques et religieux, notamment en rapport avec les enseignements traditionnels de la théologie chrétienne, et entre autres choses dans le but de réexaminer ceux-ci en vue de leur possible reformulation.[1] Ces préoccupations de recherche m'ont entre autres choses amené à réfléchir aux dimensions sexuelles de la rencontre et, plus concrètement, à interroger la manière dont celle-ci a été affectée par les bouleversements du vécu sexuel dans l'Occident du dernier demi-siècle.
Il est à cet égard bien évident que ce que l'on peut commodément appeler la «révolution sexuelle» des années d'après-guerre a induit de nouvelles formes d'attitudes et de comportements qui ont soulevé bien des questions et bien des inquiétudes aux plans éthique et religieux, comme au regard de certaines conceptions -- on pourrait les appeler «personnalistes», pour faire court -- de la sexualité et de la rencontre sexuelle. On pense par exemple à l'émancipation sexuelle des femmes, à l'arrivée de l'homosexualité sur la place publique, à la prolifération de la sexualité libre, récréative, promiscuitaire, à la diffusion de l'érotisme dans la culture, à l'explosion de la pornographie sous toutes ses formes -- jusques et y compris désormais sur Internet, après plus d'une décennie de Minitel rose.
Il semble également assez évident que cette transformation des moeurs de l'Occident a aussi généré un certain nombre de retombées préoccupantes -- on pense aux MST, au sida, à l'éclatement du cadre familial, etc. Tout semble par ailleurs s'être passé comme si ces retombées avaient eu à leur tour tendance à ramener en force, dans plusieurs secteurs de la société -- et pas juste à son extrême droite --, une nouvelle préoccupation morale à laquelle il y a sans doute lieu d'attribuer le meilleur et le pire, de l'émergence d'une nouvelle conscience de la responsabilité sexuelle à l'apparition d'un nouveau moralisme aussi autoritaire et frileux que l'ancien.
C'est à cette problématique que je voudrais essayer de réfléchir ici, dans la mesure où elle affecte la compréhension et la dynamique même de nos rencontres, notamment -- mais pas uniquement -- au plan de la sexualité.
Au hasard des réflexions et des recherches évoquées plus haut, je suis tombé sur une figure mythique que l'on rencontre dans plusieurs cultures autochtones de l'Amérique du nord, celle du Trickster. Et cette figure m'a paru non seulement assez fascinante en elle-même, mais également susceptible de fournir une sorte de «modèle» pour comprendre certains aspects de cette grande «rencontre sexuelle» polymorphe de notre époque, et peut-être surtout pour éviter un retour prématuré et intempestif à de nouvelles formes de moralisme, dont les années d'après-guerre nous avaient passablement fait sortir.
La figure du Trickster
La figure mythique du Trickster, que l'on a parfois rendue en français par «joueur de tours», «décepteur» ou «bouffon divin», nous a été particulièrement connue à travers les travaux de l'anthropologue américain Paul Radin, parus dans les années cinquante avec de très éclairants commentaires de deux célèbres psychanalystes, Karl Kerényi et Carl Gustav Jung[2]. Il existe d'autres études, mais les travaux de Radin, principalement à partir des traditions mythologiques des Indiens winnebago, demeurent sans doute les plus inspirants et les plus connus.
Radin voit dans ce personnage l'un des mythes les plus répandus de l'humanité (on en trouverait des variantes dans des cultures aussi différentes que celles de la Chine, du Japon, de la Grèce antique, du monde sémitique, etc.) C'est cependant dans les traditions amérindiennes que le mythe se rencontrerait sous sa forme la plus ancienne et la mieux conservée. Il s'agirait, toujours selon Radin, d'un vestige d'un passé archaïque de l'humanité où la démarcation entre l'humain et le divin n'était pas encore tout à fait nette.
Le mythe ne fait pas du Trickster un «héros parfait», loin de là. Il s'agit en fait d'une figure beaucoup plus complexe. Le Trickster est à la fois généreux et mesquin, il détruit autant qu'il construit, il se fait rouler autant qu'il trompe les autres; il agit de manière tout à fait impulsive, sans se référer à aucune valeur morale; comme le suggère Jung: «d'une manière totalement inconsciente et irresponsable». Pourtant, étrangement -- et on précisera un peu plus loin --, ses actions, même les plus déconcertantes, finissent souvent par engendrer des valeurs, de la valeur morale.
Le Trickster parcourt le monde en y ayant toutes sortes d'aventures assez folles, picaresques à leur manière, souvent érotiques. Il passe son temps à «jouer des tours» -- y compris avec la connotation sexuelle de ce terme dans l'argot américain, d'ailleurs évoquée il y a quelques années par Renaud Camus dans un récit romanesque, Tricks, où l'auteur aligne, si l'on ose dire, une série d'«histoires de cul» bien ficelées -- et très civilement préfacées par Roland Barthes.
Le Trickster est par ailleurs un personnage protéiforme qui peut notamment s'incarner en toutes sortes d'animaux. En fait, c'est qu'il s'agit d'une créature inachevée, incomplètement développée. Les traits de son visage sont souvent imprécis; ses proportions corporelles sont floues et il a d'étranges rapports avec les diverses parties de son anatomie. Il porte ainsi, par exemple, ses intestins enroulés autour de sa taille, et ses deux mains peuvent se disputer à son insu.
Il est frappant de voir la place particulière qu'occupent, dans les préoccupations -- et les aventures! -- du Trickster, ses organes sexuels en général et, en particulier, son démesurément long pénis. Selon Karl Kerényi, ce qui caractérise le Trickster, c'est précisément la possibilité d'être représenté (au sens littéral du terme) par son pénis, qu'il porte volontiers sur son dos, dans une sorte de longue boite à violon, et qu'il peut aussi envoyer tout seul (comme son anus, d'ailleurs), folâtrer à droite et à gauche, indépendamment de lui...
Dans la version winnebago du mythe, c'est un écureuil -- ou, plus exactement, son petit cousin nord-américain, le tamia rayé -- qui va apprendre au Trickster à porter correctement ses organes génitaux et qui, une fois le pénis fixé au bon endroit, va le grignoter jusqu'à lui donner des dimensions «normalement» humaines.
Le Trickster est par ailleurs une figure au sexe indéterminé -- ou interchangeable. Ce qui lui vaut à l'occasion pas mal d'ennuis, lorsqu'on s'aperçoit par exemple qu'il s'est transformé en jeune fille innocente pour s'approcher de la fille d'un chef et la séduire. C'est en outre une figure éminemment paradoxale, comme le fait bien voir Jung: «De son pénis, il crée toutes sortes de plantes utiles. Il faut voir là une référence à la nature du trickster comme créateur, le monde, dans plusieurs mythologies, étant précisément créé à partir du corps d'un dieu. D'un autre côté, le Trickster est à maints égards plus stupide que les animaux eux-mêmes, et il passe son temps à s'empêtrer dans toutes sortes de situations où il se couvre de ridicule. Il n'est pas vraiment méchant, mais ça lui arrive de commettre des choses atroces, par pure inconscience et total manque de sens de la relation aux autres.[3]»
Cette évocation très rapide et très partielle ne rend évidemment pas justice à la complexité du personnage non plus qu'à l'intelligence des travaux de Radin et de ses commentateurs. Mais elle suffit sans doute à faire comprendre que l'on puisse être tenté de voir dans ce personnage du Trickster -- et, pourrait-on dire, «à sa face même», sans qu'il soit nécessaire d'interpréter beaucoup -- une assez fascinante métaphore de la sexualité occidentale de l'après guerre, plus particulièrement de ce qu'on a appelé la «révolution sexuelle» des années soixante et soixante-dix. Précisons un peu.
La «révolution sexuelle» de l'Occident contemporain
Selon Jung, le Trickster représenterait donc une sorte de «préhistoire de l'humanité», une humanité en train d'émerger «comme humanité», pas encore devenue complètement humaine donc, -- pour laquelle la distinction entre le divin, l'animal et l'humain n'est pas encore parfaitement claire. D'où, bien sûr, cet aspect polymorphe du personnage, à la fois surhumain et infra-humain, parfois aussi bête que les animaux et parfois aussi créateur que les dieux, passant constamment d'un niveau à l'autre.
L'hypothèse de cet article -- ou, à tout le moins, son intuition -- serait qu'à maints égards, le monde occidental de l'après-guerre s'est retrouvé, notamment au plan de la sexualité, dans une sorte de chaos anthropologique et axiologique (c'est-à-dire au plan des repères culturels et des valeurs morales) non sans analogie avec ce chaos primitif que représente et symbolise le mythe amérindien du Trickster.
Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans l'analyse des causes socio-culturelles et historiques d'un tel bouleversement. Il s'agit plutôt de chercher à comprendre ce qu'il peut nous apprendre. Et je suggère à cet égard que le «modèle» du Trickster peut justement offrir une intelligibilité particulière et non négligeable à ce phénomène complexe.
Dans cette période de l'après-guerre, que les théoriciens de la postmodernité (Lyotard, notamment) ont entre autres choses caractérisée par l'effritement des «grands récits» mythiques (aussi bien ceux des grandes religions que ceux des idéologies de rechange, comme le socialisme, par exemple), la sexualité semble avoir été investie d'un signification hautement religieuse, d'un rôle éminemment sacré. Et ce, d'une manière qui n'est d'ailleurs pas sans rappeler cette «sexualité sacrée» archaïque qui a longtemps existé dans le monde ancien, par exemple, avant l'intervention musclée des prophètes bibliques[4]; mais, également, qui n'est pas non plus sans analogie avec la place qu'elle occupe dans la saga du Trickster winnebago.
Pour parler en des termes proches de ceux de Michel Foucault[5], on pourrait dire qu'une grande prédication sexuelle a traversé ces décennies, avec ses théologiens subtils et ses voix plus populaires, portant un message que l'on pourrait résumer, avec Foucault lui-même[6], de la manière suivante: «hors du sexe, point de salut». C'est-à-dire pas de réalisation de soi, pas d'accomplissement personnel, pas de bonheur, pas de communication profonde avec les autres, pas de communion à l'Autre avec un grand A. Pas de rencontre de l'autre, avec un grand ou un petit R.
À l'inverse, la «libération du sexe», à l'encontre de toutes les morales qui, estimait-on, l'avaient jusque là sévèrement contrôlé et endigué, était vue comme porteuse de tous les espoirs -- individuels et collectifs, personnels et politiques, culturels et relationnels.
Voltaire disait que, «pour bien peindre un humain, il faut l'avoir vu nu». On pourrait sans doute le pasticher en ajoutant que, selon le mythe occidental contemporain de la sexualité, pour bien le recontrer, il faut l'avoir baisé...
La «piste» du Trickster
C'est ici que nous retrouvons vraisemblablement, et de manière fort suggestive, la piste du Trickster:
* de son phallus détachable tout d'abord, -- commme si la sexualité avait une espèce d'autonomie par rapport à l'ensemble de nos comportements et de nos vies («c'est plus fort que moi... ce n'est pas moi... ce sont mes pulsions»...);
* de son phallus démesuré, ensuite, comme si le sexe avait une espèce de toute puissance créatrice et salvatrice plus grande que toutes les autres sphères de notre existence;
* de son aspect par ailleurs indéterminé, mouvant -- comme si toutes les combinaisons possibles de la sexualité devaient être explorées, des plus subtiles aux plus hard, des plus classiques aux plus tordues;
* de son inconscience aussi, naturellement -- comme s'il fallait consentir au sexe spontanément et totalement, sans réserve et sans se poser de question.
Et, bien sûr, comme pour les péripéties du Trickster, cela a donné toutes sortes de résultats. Certains désastreux -- comme les gaffes et les bavures du Trickster: et, ici, comme ces pages l'évoquaient rapidement au début, on peut penser aussi bien au sida qu'à un certain désarroi moral de tout l'Occident par rapport à la sexualité. D'où, vraisemblablement, la tentation du retour de l'Écureuil -- que l'on peut d'ailleurs constater dans plusieurs sphères de l'Occident contemporain -- des campagnes appuyées de sensibilisation à l'importance du «safe sex» aux croisades de la nouvelle droite américaine, en passant par la redécouverte des charmes discrets de la modération et de la chasteté.
Mais ces bouleversements ont aussi produit d'autres résultats nettement plus positifs, plus créateurs -- ici encore à l'image des bienfaits qui surgissent, souvent même à son insu, des «tricks» du Trickster. Et là, par exemple, il faut tout d'abord penser à l'immense remise en question qu'a représenté cette «révolution sexuelle» par rapport à des siècles d'ascétisme -- voire de mépris -- occidental de la chair, une telle remise en question ayant ouvert la voie à un réexamen de la place et de la signification de la sexualité aussi bien dans l'ensemble de la culture que dans la pensée du christianisme lui-même.[7]
Bref, et pour conclure, je voudrais suggérer que ces décennies un peu folles que l'Occident a connues dans son vécu sexuel ont bien sûr marqué la manière dont les hommes et les femmes ont vécu l'expérience de leurs rencontres, pour le meilleur et pour le pire -- mais surtout peut-être avec une ambivalence qu'il faut se garder de juger trop sévèrement, trop vite. Ce que le mythe du Trickster raconte, à sa manière à la fois naïve et colorée, c'est au fond simplement une espèce de profonde vérité anthropologique selon laquelle il n'y a pas de véritable création sans part d'ombre ni gaspillage (et l'on peut sans doute songer ici aussi bien à H. Hesse qu'à Teilhard de Chardin). C'est vraisemblablement là une chose que les hommes et les femmes qui ont fait l'expérience de la rencontre à travers toutes sortes d'avatars de la révolution sexuelle de notre temps comprennent un peu mieux aujourd'hui.
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[*] Texte établi à partir d'une communication présentée au colloque «La rencontre», Strasbourg (Arcanes / I.F.P.P.), mai 1996.
[1] Voir par exemple: De Sodome à l'Exode. Jalons pour une théologie de la libération gaie. Préface de G. Baum. Montréal, Guy Saint-Jean, éditeur, 1982; «La sexualité comme lieu de l'expérience contemporaine du sacré», dans Nouvelles idoles, nouveaux cultes, sous la direction de C. Rivière et A. Piette, Paris, L'Harmattan, 1990.
[2] P. Radin, The Trickster. A Study in American Indian Mythology. With commentaries by K. Kerényi & C. G. Jung and a new introduction by S. Diamond, New York, Schocken Books, 1972 [1956].
[3] C. G. Jung, «On the Psychology of the Trickster Figure», in Radin, op. cit., p. 203. (Notre traduction).
[4] Voir par exemple W. Schubart, Éros et religion, Paris, Fayard, 1972.
[5] M. Foucault, La volonté de savoir. Histoire de la sexualité, I, Paris, Gallimard, 1976.
[6] Dont on connaît la critique de cette «lecture» des choses.
[7] L'espace manquant ici pour développer ce point, j'ose espérer que les lecteurs ne me tiendront pas rigueur de les référer à quelques-uns de mes travaux évoqués au début de cet article.
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