L'AMBIVALENCE DU SILEX.
Réflexions sur la technique et son autre

Texte établi à partir d'une communication au colloque «L'autre de la technique»,
Acfas, Trois-Rivières, 1997. [À paraître]


 

Les réflexions qui suivent proviennent pour l'essentiel de recherches effectuées il y a déjà une dizaine d'années sur les dimensions symboliques et mythiques de la technique (voir notamment G. Ménard et C. Miquel, Les ruses de la technique. Montréal/Paris, Boréal/Méridiens-Klincksieck, 1988). Il est toutefois apparu que leurs grandes conclusions demeuraient encore très actuelles et qu'elles pouvaient se glisser avec quelque pertinence dans le cadre d'un ouvrage consacré à l'autre de la technique.

La proposition qui sera mise de l'avant ici part du fait que si de nombreuses avenues s'offrent à nous pour interroger l'autre de la technique - comme en témoigne avec éloquence la diversité des approches regroupées dans ce collectif -, il n'est cependant pas nécessaire, pour ce faire, de s'en éloigner beaucoup; et que l'on peut au contraire s'apercevoir, en observant un peu attentivement cette technique à travers son histoire, qu'elle a elle-même, dans une large mesure, sécrété sa propre altérité - un peu, si l'on peut se permettre cette image, à la manière de la double personnalité du Dr Jekyll et de Mr Hyde...

On peut en tout cas se demander si, pour emprunter le terme à Hegel tout en évoquant le «je est un autre» de Rimbaud, la suprême «ruse» de la technique n'aurait pas justement consisté à devenir, à travers les siècles, quelque chose d'autre qu'elle-même; ou, à tout le moins, si la technique n'aurait pas largement déployé sa conquête par d'autres «moyens» que ceux de la rationalité productiviste et opérationnelle dont elle est censée relever, et dont elle est supposée avoir largement imposé le paradigme à notre modernité; d'autres moyens, et précisément ceux que l'on associe volontiers à cette «zone fluctuante et nébuleuse» - pour reprendre les termes de la proposition du colloque à l'origine de cet ouvrage - dans laquelle on est le plus souvent tenté de chercher son autre: le sacré, le religieux, l'irrationnel, l'imaginaire, le mythe, etc.

 

Un éthos de la technique

La technique, c'est un truisme de le dire, est partout présente dans nos vies. Et la rationalité qui la fonde semble même s'être largement disséminée, à notre époque, dans ce que, dans le sillage de Max Weber, on pourrait appeler un éthos de la technique, c'est-à-dire un schème symbolique général de comportement, un modèle de valeur et d'action qui finit par imprégner l'ensemble des conduites humaines - de nos techniques de méditation à nos tactiques de séduction, en passant par nos méthodes de recherche, d'animation pastorale ou de pédagogie appliquée.

Autrement dit, la technique est bien loin de se cantonner au domaine des gadgets électroniques, des bidules à batteries ou des cartes à puces. Lorsque, par exemple, il faut se battre avec des étudiants en formation des maîtres pour faire un peu de philosophie de l'éducation alors que ceux-ci aimeraient bien mieux avoir plutôt des «trucs» et des «recettes» pour «passer leur matière» et «gérer leurs classes» (ou peut-être d'abord leur angoisse), nous sommes en plein dans le règne de la technique. Lorsque, pour prendre un autre exemple, on compte largement - pour ne pas dire essentiellement - sur la diffusion du préservatif pour enrayer l'épidémie contemporaine de sida, c'est encore un rapport technique aux conduites humaines que l'on se trouve à privilégier. Et lorsque, encore, tel parti politique prépare un vade-mecum à l'intention de ses futures candidates en leur suggérant comment s'habiller et à quel moment se mettre du cache-cernes sous les yeux, on est non seulement en plein archaïsme machiste mais, pour ce qui nous concerne davantage ici, toujours, en pleine hégémonie technicienne.

 

Technique: le paradigme des sophistes

C'est pourquoi, d'ailleurs, un des meilleurs modèles pour penser une «essence» de la technique demeure sans doute celui des sophistes grecs de l'âge classique. On sait tout le mal que Platon en pensait. Et cela se comprend bien sûr sans peine: alors que Platon cherchait à contempler l'essence de la vérité au-delà de ses pâles et trompeuses approximations dans la matière, les sophistes, eux, manipulaient des mots et des arguments pour parvenir à un effet voulu, indépendamment de tout rapport à l'essence de la vérité. Exactement, quand on y pense, comme un mécanicien ou un bricoleur qui agence des pièces pour fabriquer une machine, ou comme un spécialiste en communications qui manipule des couleurs de cravates et des timbres de voix pour faire élire des politiciens - ou des politicennes...

Et l'on sait aussi à quel point, justement, la Grèce de l'âge classique a été très réticente aux formidables potentialités dont la technique semblait à ses yeux porteuse. À la fois à travers leurs mythes et leurs traditions philosophiques, les Grecs ont de fait largement limité l'essor autonome des techniques. Et ils l'ont fait pour trois raisons principales:

1) d'abord, au nom d'un refus apollinien de la tentation de puissance et de démesure qu'ils sentaient présente dans la technique (pensons par exemple au mythe d'Icare);

2) puis, parce qu'ils refusaient de laisser cette technique - profane, approximative - prendre le pas sur les valeurs éternelles du Logos (et sur le mode privilégié du dévoilement de l'essence de la vérité qui était celui des Philosophes);

3) enfin, en raison d'un refus éthique de laisser la technique prendre le pas sur les valeurs sacrées de la Cité. «Que vaut encore le courage des soldats sous le tir des catapultes?», se demandait ainsi, perplexe, un chef de guerre spartiate.

 

L'ambivalence originelle de la technique

On conçoit qu'il serait sans doute assez tentant de chercher de ce côté l'ombre de l'autre de la technique. Et une telle piste peut assurément être fort féconde. Mais c'est une autre, différente, que ces pages proposent.

D'emblée, dès qu'elle apparaît à l'aube de la civilisation humaine, tout en inaugurant - de manière bien sûr inchoative - ce type de rationalité évoqué tout à l'heure et qui va aller, au cours des siècles, jusqu'à se disséminer dans l'éthos technicien auquel ces pages ont fait allusion, - la technique revêt pour ainsi dire une toute autre dimension; une dimension qui n'a pas grand chose à voir avec la rationalité qui la fonde, mais beaucoup plus, vraisemblablement, avec au moins un aspect ce que nous cherchons à désigner en parlant de son «autre».

Pour Georges Bataille, dont ces propos s'inspirent (voir notamment Lascaux ou la nassance de l'art), l'outil, l'objet technique est cela-même qui instaure pour ainsi dire la profanité du monde, qui arrache l'humain à la continuité inconsciente du cosmos, qui ouvre l'espace du travail sur le monde et, ce faisant, qui sème le germe de son désenchantement (pour parler comme Weber et Gauchet) ou de son arraisonnement (pour parler comme Heidegger).

Mais c'est aussi - d'où l'idée d'ambivalence - ce même objet technique, ce même outil qui, investi d'une symbolique sacrée, magique, religieuse, permet dans une large mesure de réenchanter le monde, c'est-à-dire d'échapper à la pure et simple rationalité technicienne - et ce, au moment même où celle-ci se met inéluctablement en place.

La pointe de silex est indéniablement un outil, un objet technique, déjà fruit de la rationalité technicienne de l'homo faber - comme la roue plus tard, la machine à vapeur, le téléphone, le moteur à réaction ou l'ordinateur. Pourtant, lorsqu'elle est lancée vers le ciel au bout d'une flèche par le chaman, elle permet à celui-ci d'escalader le ciel... Lorsqu'elle est utilisée par des chasseurs contre les grandes fauves, elle permet non seulement à ceux-ci de venir à bout des grands fauves, d'en avoir littéralement «raison»; mais elle leur permet aussi de capter, magiquement, la puissance surhumaine des grands fauves, de se l'approprier et, ainsi, de rétablir symboliquement une sorte de communion (mystique), ou de continuité, toujours pour parler comme Bataille, avec l'unité du cosmos - dont la rationalité technicienne, justement, nous exile.

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À part quelques avancées dans le domaine de la navigation, le plus grand effort des Grecs du côté de la mise en Ïuvre de techniques - qu'ils avaient pourtant très souvent et très brillamment conçues sur papier - a été pour construire des thaumata, des machines merveilleuses, et merveilleusement inutiles - sauf pour, de quelque manière, réenchanter le monde. Deus ex machina... Et on sait que si ce sont les Chinois qui ont inventé la poudre, ceux-ci, contrairement aux Occidentaux, auraient répugné à l'idée de s'en servir pour autre chose que des feux d'artifice...

 

La révolution technique de l'Occident médiéval

Il a quelques années s'est tenue, à Paris, une fort intéressante exposition consacrée à l'ordre cistercien, à l'occasion du neuvième centenaire de la naissance de saint Bernard de Clairvaux, fondateur de l'ordre. Le plus frappant, dans cette exposition, demeurait sans doute la prodigieuse quantité d'objets techniques que l'on pouvait y voir, dus à l'inventivité des moines de Citeaux à travers tout le Moyen Âge: instruments aratoires, serrures, dalles d'irrigation, ds pressoirs, plans pour l'assolement des terres. Bref, et de manière à première vue assez étonnante, une exposition consacrée au quasi millénaire de l'un des grands ordres de la chrétienté se présentait sous les traits d'un véritable musée médiéval de la technologie...

Il y a là, en vérité, bien plus qu'une anecdote. Au tournant du premier millénaire, l'ordre cistercien va effet tourner pour ainsi dire le dos à la tradition recluse des moines de Cluny; sous son inspiration, pour une large part, l'Occident chrétien va cesser de fuir la «vallée de larmes» mondaine et va se relever les manches pour le transformer, ce monde.

Comment? Essentiellement au moyen de la technique, réquisitionnée au service de Dieu, dans le but de parachever sa création blessée par le péché. C'est en rendant la terre un peu plus habitable, qu'on croyait pouvoir hâter le retour du Christ de la parousie - ou, en tout cas, que la Jérusalem terrestre risquait de ressembler un peu plus à la céleste.

Et, dés lors, l'Europe de cette deuxième partie du Moyen Âge va se couvrir de cathédrales, certes, mais aussi - et c'est d'une certaine manière tout aussi significatif - de roues à aubes et de moulins à vent.

La technique, sur ce deuxième versant du Moyen Âge occidental, se voit investie d'une fonction proprement sacrée; le progrès technique se voit ennobli d'une aura messianique, chargé d'une mission de salut.

À cet égard, il faut bien voir que ce Moyen Âge occidental, qu'on a si souvent présenté sous les traits d'une époque de «grande noirceur», est en tout cas à des années lumière des réticences des Grecs et des Chinois par rapport au développement de la technique, et déjà substantiellement beaucoup plus proche de notre propre époque.

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Bien entendu, avec la Renaissance, les Lumières, l'ère des Révolutions, la technique s'est de plus en plus laïcisée, si l'on ose dire, dégagée de la tutelle de la Chrétienté médiévale et de son projet théologico-social. Mais elle n'a pas abdiqué pour autant son rôle sotériologique - bien au contraire. L'humble servante du mythe chrétien s'est pour ainsi dire réinsérée dans un puissant univers symbolique qui l'a de plus en plus imposée elle-même comme valeur. La technique, en somme, est simplement elle-même devenue son propre mythe, auquel notre époque continue d'adhérer avec enthousiasme.

Ne sousestimons pas le poids de cette durée. Ce n'est pas, en effet, seulement depuis les 150 ou 200 ans de la «révoluion industrielle» mais bien depuis près de mille ans, en Occident, que la technique s'est lestée d'un autre dynamisme que celui de la rationalité proprement technicienne et opératoire censée la fonder. Pour l'Occident et, peu à peu, pour tout ce sur quoi l'Occident déteint (on peut penser ici à la touchante métaphore de la bouteille de Coca-Cola que le petit chasseur bochiman reçoit sur le crâne dans Les dieux sont tombés sur la tête), la technique est devenue ce sur quoi notre culture compte plus que jamais, dans toutes ses fibres croyantes, comme porteuse de salut individuel et collectif, comme vecteur d'un nouvel Âge d'or eschatologique. Et ce, y compris en réparant ses propres bavures et les horreurs qu'elle a elle-même engendrées, de Tchernobyl aux trous de la couche d'ozone.

 

Puissance du rationnel, rationalité de la puissance

En fait, si la technique est ainsi parvenue à imposer à ce point son hégémonie, on peut faire l'hypothèse que c'est dans la mesure où elle semble désormais permettre d'effectuer concrètement ce qui avait été largement vécu, jusque là, sur le mode de l'anticipation et du symbolique: le vieux rêve, au fond, d'une Raison réorganisatrice du monde, qui a profondément marqué l'imaginaire occidental depuis le Moyen Âge. C'est-à-dire que, là où le 19e siècle, encore, pouvait seulement «rêver» à l'à-venir de cette puissance (pensons à Jules Verne), notre époque vit avec le sentiment quotidien de son accomplissement: On est allé sur la lune; on a fait pas mal plus que vingt mille lieues sous les mers, et le tour du monde en pas mal moins que quatre-vingt jours...

Et c'est d'ailleurs un renversement assez déterminant de la figure symbolique de la technique qui semble ainsi s'être opéré. Comme si la puissance ainsi déployée devenait de plus en plus elle-même l'objectif et la fin, comme si elle devenait en quelque sorte elle-même son propre but; comme si la technique tendait dorénavant moins à réaliser son projet de réagencement rationnel et salvifique du monde, amorcé depuis le Moyen Âge cistercien (ça, on a le sentiment que c'est en bonne partie réalisé) et beaucoup plus, simplement, à réaliser sa propre effectuation - c'est-à-dire à réaliser, à déployer la puissance qu'elle recèle.

La «puissance du rationnel» (pour emprunter le titre d'un ouvrage très inspirant du philosophe Dominique Janicaud) au service de laquelle s'était jusque là mobilisée la technique, se serait largement inversée en une rationalité de la puissance - devenue en quelque sorte fin en soi. La technique moderne deviendrait ainsi l'expression d'une espèce de sur-rationalité - qui, bien entendu, de la pollution à la technobureaucratie, en passant par l'acharnement thérapeutique, le clonage des moutons ou le surf sur Inernet, confine fréquemment à l'irrationalité...

Et il semble bien que ce soit cette sur-rationalité qui finit par s'imposer elle-même comme valeur suprême, ultime, absolue : la technique doit désormais être implantée, favorisée, développée parce qu'elle est là, inéluctablement. On pense à la célèbre «règle de Gabor», le père de l'hologramme: «La technique peut tout. Tout ce qui peut être fait doit être fait.» Et le sera d'ailleurs vraisemblablement, tôt ou tard, quoi qu'en ait le discours des politiciens, des hommes d'Église ou des moralistes... Car tout se passe vraiment comme si cet adage était devenu à la fois le nouveau crédo (épistémologique) et le nouveau commandement (éthique) de cette sur-rationalité technique qui s'offre désormais comme nouveau but sacré.

 

Et, à cet égard, signalons en passant que même les attitudes écologistes «pures et dures» qui se sont développées à notre époque - ce que Heidegger (notamment dans La question de la technique) avait d'ailleurs bien vu - ne sont le plus souvent qu'une variante «molle et douce», si l'on ose dire, du grand mythe techniciste de notre temps. Dure ou douce, une technique demeure toujours une technique ...

 

La technique, nouveau «milieu sacré»

Mais, alors, si la technique revêt ainsi les caractéristiques d'un nouveau «milieu sacré» (en remplaçant par exemple la «nature» de nos ancêtres), elle n'échappe pas au destin de tout milieu sacré - qui tend à s'épuiser avec le temps, et qui nécessite de ce fait une revification périodique. Et le fait est que le système technique ne paraît pouvoir ainsi conserver son caractère sacré qu'au prix de gestes et de rituels - voire de sacrifices - qui viennent périodiquement le régénérer.

On peut en tout cas interpréter ainsi la fonction symbolique notamment dévolue aux «innovations techniques» (et en particulier bien sûr à ces «nouvelles technologies» dont on nous chante les vertigineuses vertus depuis un certain nombre d'années), comme à cette profusion de nouveaux «objets techniques» qui viennent en quelque sorte revivifier le corps technique sacré en remplaçant les objets techniques frappés d'obsolescence par des nouveaux, toujours plus performants - c'est-à-dire plus puissants - qui «rassurent» par là-même quant à l'éternelle et toujours vigoureuse jeunesse de ce corps sacré.

Et là, on se rend bien compte que si on est toujours indéniablement dans l'univers de la technique, on est aussi, résolument, et depuis un bon moment, dans un paysage qui confine bel et bien celui de son altérité.

 

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