On aura sans doute compris que, sous ce titre quelque peu provocant, ce texte entendait soulever quelques interrogations sur les responsabilités de l'Église, de la communauté chrétienne et de son enseignement théologique et moral, non seulement par rapport à la manière de traiter la réalité du SIDA ou d'accueillir ceux qui en sont atteints, mais par rapport à l'émergence et à la diffusion du SIDA lui-même.
Avant d'aborder directement cette suggestion, il apparaîtra toutefois utile de rappeler un certain nombre de choses qui peuvent avoir l'air évidentes mais qui ne le sont pas forecément tant que cela dans les perceptions de la société contemporaine.
Et, d'abord et avant tout, le fait que le SIDA est une maladie, une maladie comme d'autres, - comme la leucémie, la fibrose kystique ou la sclérose en plaque; une maladie certes d'autant plus terrifiante qu'elle est encore mal connue et potentiellement mortelle; une maladie qu'il appartient à la société, notamment à travers ses scientifiques, de trouver les moyens de vaincre.
Le fait est pourtant que le SIDA n'est pas non plus tout à fait une maladie comme une autre.
Comme certaines autres maladies dans l'histoire, en effet, et en général jusqu'à ce qu'on trouve le moyen de les enrayer, le SIDA est aussi le lieu de ce que l'essayiste américaine Susan Sontag[1] appelait: une métaphore - c'est-à-dire une image à travers laquelle quelque chose d'autre se dit.
Dans l'Antiquité, et pendant des siècles, on sait que la lèpre, par exemple, a été étroitement associé à une certaine vision religieuse et morale de la souillure, de l'impureté. Les lépreux étaient non seulement mis au ban de la société mais également exclus de la vie religieuse. Au Moyen Age, on le sait aussi, la peste a largement servi de métaphore, illustrant notamment la méfiance et la peur de l'Occident chrétien envers la contamination de l'autre, et en particulier des Juifs. Plus près de nous, au 19e siècle, la tuberculose tout en étant bien sûr aussi une «maladie de pauvres», a cependant souvent eu aussi un certain «chic», dans la mesure où elle était associée - pensons à la Dame aux camélias ou a certains poètes «maudits» - à une vie intense, ardente, artistique, passionnée, qui «consumait la chandelle par les deux bouts»: d'où, justement, son nom métaphorique de «consomption».
Le cancer, à notre époque, a souvent été, à l'inverse, considéré comme la métaphore d'une existence coincée, étouffante, étouffée par les travers et les contraintes de la vie moderne. Et on peut notamment penser ici à l'émouvante autobiographie de Fritz Zorn, Mars [2] - un jeune Suisse de la «bonne société» zurichoise qui, en essayant de comprendre son cancer, montre à quel point il a été lui même - ce sont ses mots - «éduqué à mort».
On pourrait aussi parler de la vieille syphilis et des autres MTS qui, contrairement à l'expression populaire, n'ont pas toujours été considérées comme des maladies si «honteuses». Elles ont au contraire souvent servi de métaphore d'une vie libérée, libertine, aventureuse, le signe qu'on échappait aux normes et à l'ennui du conformisme bourgeois.
Dans la mesure où on l'a très tôt associé à la pratique des homosexuels et des toxicomanes - donc à des «plaisirs interdits» par la morale dominante; dans la mesure également où il s'agit d'une maladie infectieuse et souvent mortelle, on ne s'étonne évidemment pas que le SIDA soit largement devenu, dans l'imaginaire social, la métaphore d'une existence marginale, dangereuse, transgressive et réprouvée et, par conséquent, à l'instar de la peste médiévale, l'image d'une sourde menace mettant en péril l'ensemble du corps social. On a d'ailleurs, au moment de son apparition, significativement parlé de «peste gaie» à son sujet - et vu ressortir dans les média le spectre du châtimentde Sodome...
Mais on voit également apparaître ici et là, dans les média, une distinction plus perverse que subtile entre les «victimes innocentes» du SIDA et... les «autres», celles dont on n'ose sans doute pas tout à fait écrire qu'elles sont «coupables» mais dont on suggère bien entendu par là qu'elles ont au fond couru après et qu'elles l'ont, de ce fait, bien mérité... Il y a quelques années, à la suite d'un attentat à la bombe dans un synagogue parisienne qui avait fait, je crois cinq victimes, le premier ministre français de l'époque, interviewé sur les ondes, avait eu ce lapsus qui donne froid dans le dos: «c'est épouvantable... Cette bombe a fait cinq victimes: trois juifs et deux innocents...»
Les maladies, en général, cessent d'être des métaphores quand elles cessent d'être mystérieuses, quand on en perce le secret et qu'on parvient, sinon à les éliminer complètement, du moins à en contrôler les effets néfastes. Elles redeviennent alors de «simples maladies». C'est ce qui est arrivé à la lèpre, à la peste, à la tuberculose, à tout au moins dans une large mesure aux MTS (encore que le caractère apparemment de plus en plus épidémique de ces dernières et leur association à des comportements encore réprouvés par d'importants secteurs de la société ne les aient pas complètement dépouillées de leur potentiel péjorativement métaphorique).
Le problème, c'est que le SIDA semble se présenter comme une maladie complexe et difficilement saisissable, et qu'il serait probablement naïf d'espérer une solution miracle à court terme. Nous devrons vraisemblablement vivre avec le SIDA pour un bon bout de temps encore. En attendant que la recherche scientifique ait vaincu le SIDA, il revient à la société et, plus concrètement, à chacun de ses membres de résister de toutes leurs forces aux métaphores qui parasitent cette maladie et l'existence de ceux qui en sont atteints.
Mais, réflexion faite, on pourrait aussi bien renverser la proposition et suggérer que les chrétiens, en particulier, ont au contraire la responsabilité d'inverser le sens de la métaphore, et de retrouver celle que proposait Jésus lui-même dans son Sermon sur la montagne: «Ce que vous avez fait à l'un de ces petits qui souffrent, c'est à moi que vous l'avez fait»... Pour le christianisme, en effet, celui qui souffre est la métaphore vivante du Christ lui-même. Et on peut penser, à cet égard, à certaines des plus vigoureuses traditions et des plus inspirantes figures de l'histoire chrétienne qui ont éminemment pris au sérieux cette métaphore et incarné sans réserve cet accueil de l'autre qui souffre; et qui, ce faisant, ont contribué non seulement à diminuer la souffrance physique mais également à proclamer la dignité absolue de ceux qui portent dans leur chair cette communion à la croix du Christ. Le lépreux qu'embrassa François d'Assise en y voyant la figure de Jésus, c'est du SIDA qu'il est atteint aujourd'hui.
L'anglais a une expression: «to add insult to injury» (ajouter l'insulte à la blessure). S'il revient d'abord aux scientifiques d'éliminer la blessure, nous avons tous la responsabilité d'éliminer - et d'éviter - l'insulte. Il serait d'ailleurs absurde, cruel et proprement pharisaïque que les communautés chrétiennes qui s'interrogent sur leur responsabilité d'accueillir les personnes atteintes du SIDA, soignent d'une main sans s'apercevoir qu'elles continuent à blesser de l'autre. Comme il serait aberrant - et même objectivement cynique - que l'Église, par exemple, prône l'accueil d'homosexuels atteints du SIDA alors qu'elle leur ferme la porte de ses temples et de ses édifices lorsque ceux-ci, en tant qu'homosexuels, veulent se réunir pour prier. On serait alors tenté de voir là une logique étrangement semblable à celle qui avait cours dans plusieurs secteurs de l'armée et de l'opinion publique américaines pendant la guerre du Vietnam, et selon laquelle les seuls «bons» Vietnamiens étaient des Vietnamiens morts...
Mais cela nous amène justement à considérer plus directement cette question de la responsabilité de la communauté chrétienne face au SIDA.
À première vue, la réalité du SIDA - dont on connaît au moins un peu mieux aujourd'hui les modes de transmission - pourrait sembler amener de l'eau au moulin de la morale traditionnelle de l'Église: «vous voyez bien que la libéralisation des moeurs, de la sexualité, de la drogue, était un mal... On l'avait bien dit...»
Il s'agirait pourtant là d'une récupération bien facile, et bien fragile: bien facile, puisque ce n'est pas du tout à cause des risques du SIDA, bien entendu, que la morale chrétienne s'est opposée à certains comportements associés au SIDA et à sa transmission, et puisqu'elle s'oppose tout autant à des comportements absolument sans risque à cet égard; et bien fragile, parce que, bien sûr, le jour où on aura par hypothèse trouvé un remède, un tel argument n'aurait plus aucun poids.
Mais il y a plus encore: si le SIDA est un défi pour l'Église, pour les Églises, pour la communauté chrétienne, ce n'est pas seulement dans la mesure où il interpelle leur capacité concrète (et pas seulement rhétorique) de tolérance, de compassion, d'accueil de l'autre qui souffre. C'est aussi parce qu'il amène, si on veut être honnête, à interroger certaines attitudes traditionnelles - et souvent encore actuelles - des Églises, de la communauté chrétienne par rapport à la diffusion même du SIDA.
On sait par exemple que certaines villes - Amsterdam et New York, entre autres - ont tenté de restreindre le risque de diffusion du SIDA en distribuant gratuitement des seringues hypodermiques à des héroïnomanes. On connaît aussi, bien sûr, les campagnes d'information menées dans plusieurs pays - y compris chez nous - pour diminuer le risque de diffusion du SIDA, notamment autour de l'usage du condom. De même, pour les efforts en vue d'une éducation sexuelle des jeunes, en particulier à l'école.
Or on sait qu'en raison même de ses principes moraux, l'Église en préconisant l'abstinence ou le mariage comme seule forme de prévention, s'est largement - et souvent même activement - opposée à ces mesures, notamment dans notre système scolaire, encore largement contrôlé par des mouvements confessionnels réactionnaires qui estiment plus important d'enseigner l'anglais aux enfants de première année que d'aider les adolescents à s'orienter par rapport aux premiers émois - et aux premières angoisses - de leur vie sexuelle.
Mais c'est encore plus profond que cela. Il fut un temps pas si lointain (et c'est encore vrai en théorie, même si on le claironne en général moins fort) où la morale et la pastorale de l'Église considéraient par exemple, dans le cas de l'homosexualité, qu'une relation de couple stable et fidèle était une situation objectivement et moralement plus grave que le fait de céder de temps en temps, par «faiblesse», à des relations sexuelles furtives, anonymes et sans lendemain. Puisque bien sûr, comme on disait à l'époque, on se trouvait alors dans une «occasion prochaine» permanente de péché...
Je ferai grâce aux lecteurs de mes commentaires sur le caractère aberrant et déshumanisant de la conception de la sexualité sous-jacente à une telle vision des choses et qu'on retrouve encore largement par exemple dans la «Lettre pastorale» du cardinal Ratzinger publiée à la fin de 1986 et que des théologiens fort sérieux (M. Hunt, e.g.) ont qualifiée de «pornographie théologique» (dans la mesure où, exactement comme le fait la pornographie, le document romain dépersonnalise la sexualité, met toutes les formes d'homosexualité «dans le même sac» et réduit à toutes fins utiles l'expérience homosexuelle à une - qu'on pardonne le mot - «affaire de cul désordonnée», ne reconnaissant aucune place aux dimensions affectives, relationnelles et amoureuses qui s'y vivent).
On insistera surtout ici pour dire qu'on voit sans difficulté à quel point une telle attitude a pu concrètement contribuer, de manière tristement paradoxale, à encourager des types d'exercice de la sexualité dont on sait aujourd'hui qu'ils constituent précisément un haut risque dans la transmission du SIDA. Et ce, notamment au sein du clergé lui-même, et en particulier du clergé d'orientation homosexuelle, doublement obligé à la clandestinité. Le SIDA - il vaut peut-être la peine de le rappeler - n'est pas seulement une maladie «de protestants ou d'athées», une maladie de «laïcs marginaux». le SIDA, en dépit de tous les efforts pour le camoufler discrètement, aussi une maladie du clergé catholique...
De même, en s'opposant encore vigoureusement aujourd'hui à ce que l'orientation homosexuelle soit présentée, dans les timides programmes d'éducation sexuelle scolaires qui existent, comme l'une des formes possibles de la sexualité humaine, c'est-à-dire en empêchant concrètement que soient présentés à des jeunes des modèles positifs pour vivre cette orientation sexuelle autrement que sous ses formes à haut risque, on est, il faut le voir, en partie responsable de la diffusion du SIDA.
On est en tout cas responsable de l'insulte surajoutée à la blessure de ceux qui en sont atteints, du poids de culpabilité, de honte, de dégoût de soi, d'isolement et de désespoir qui - il n'est pas nécessaire d'être médecin ou psychologue pour le savoir - rend le SIDA encore plus cruel à supporter et encore plus rapidement mortel: il n'y a pas que les virus qui peuvent contribuer à détruire le système immunitaire de quelqu'un ou sa capacité d'espérer et de se défendre...
Précision qu'on souhaiterait inutile: parler de l'importance de «modèles» de comportements permettant de vivre la sexualité autrement que sous ses formes à haut risque ne signifie pas forcément que l'existence homosexuelle - par exemple - doive absolument s'aligner sur le modèle de la morale chrétienne dominante, qui s'est précisémément élaborée sans - et souvent contre - l'expérience vécue des homosexuels et des lesbiennes.
À cet égard, la communauté chrétienne a bien plutôt le devoir de se laisser interroger par l'expérience concrète de ces hommes et de ces femmes, et notamment par les émouvantes manifestations de solidarité, d'amour et de responsabilté qui se sont exprimées dans la communauté gaie en rapport avec l'émergence du SIDA et l'accueil de ceux qui en sont atteints: il y a là de nombreux témoignages de charité et d'élévation morale qui n'ont rien à envier aux plus nobles pages de la tradition chrétienne.
Mais il serait également précieux que l'Église réfléchisse à ce que, même dans ce que d'aucuns pourraient voir comme ses «excès», la sexualité gaie a pu contribuer positivement à remettre en question une longue tradition de puritanisme et de mépris chrétien de la chair qui, en tout état de cause, n'apparaît pas tellement plus évangélique que ces «excès»...
Il importe à vrai dire de considérer même ces soi-disant «excès» dans la perspective d'une économie plus vaste de l'histoire chrétienne. On sait par exemple que, dans les premiers siècles de l'Église, la chasteté évangélique n'était pas une valeur spirituelle de l'Antiquité. Pour l'insérer dans la culture, il était sans doute inévitable que même des «excès» se commettent en ce sens: on songe à certaines pratiques ascétiques extrêmement rigoureuses des «Pères du désert»; on songe également, et de manière encore plus troublante, à des gestes comme celui d'Origène, éminent théologien s'il en fut, qui se châtra littéralement lui-même au nom de la parole évangélique: «Heureux ceux qui deviennent eunuques pour le Royaume de Dieu»... L'Église n'a bien sûr pas imité - «canonisé» - un tel «modèle». Mais elle ne l'a pas non plus vômi. Elle a tenté de comprendre.
Il arrive que ceux qui ouvrent de nouvelles pistes et explorent de nouveaux territoires s'égarent en chemin et y laissent même leur peau. On ne découvre pas d'Amériques sans naufrages; on ne fait peut-être pas non plus de chrétienté sans accidents de parcours... Il pourrait être sage de relire à cette lumière l'expérience du SIDA.
Suggérons enfin, et en tout état de cause, que l'attitude intransigeante, abstraite, à maints égards insoutenable et insultante de certains secteurs de la communauté chrétienne envers les personnes atteintes du SIDA et les groupes auxquels elles appartiennent fait obstacle à la possibilité[3], pour l'Église qui se prétend «experte en humanité» (et qui l'est assurément, encore qu'elle ne doive pas non plus oublier qu'elle possède aussi une longue expertise en «inhumanité»!), de faire entendre les valeurs évangéliques et l'espérance qu'elle a le devoir d'annoncer notamment à ceux et celles qui, parce qu'ils sont proches de la mort, ont besoin d'autre chose que d'une morale frileuse, hypocrite et bien-pensante.
«Si tu ne donnes pas de pain à ton frère qui a faim, disait solennellement un Père de l'Église, tu l'as tué».
On me permettra de conclure de manière également provocante en m'inspirant librement de cette pensée et en suggérant ceci: si notre morale oblige nos frères à vivre de telle manière qu'ils y soient dangereusement exposés, nous aurons nous aussi contribué à leur transmettre le SIDA.
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1 S. Sontag, La maladie comme métaphore. Paris, Seuil, 1979. | retour au texte |
2 Paris, Gallimard, 1979. | retour au texte |
3 De la même manière que sa compromission avec les classes dirigeantes du 19e siècle lui a souvent fait perdre l'oreille - et le coeur - des classes ouvrières dans plusieurs sociétés européennes, et que ses complicités avec le colonialisme et l'impérialisme ont rendu pendant longtemps bien des peuples totalement imperméables au message de l'Évangile. | retour au texte |
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