La sexualité comme
lieu
de l'expérience contemporaine du sacré
dansNouvelles idoles, nouveaux cultes --
Dérives de la sacralité.
Sous la direction de C. Rivière et A. Piette,
Paris, L'Harmattan [Mutations et complexité], 1990,
pages 159-178.
Le fait d'aborder les rapports de la sexualité et de la religion, du sexe et du sacré, nous confronte d'emblée à un paradoxe que ces pages vont d'abord tenter d'explorer, en vue de proposer quelques hypothèses susceptibles d'éclairer notre compréhension de ces rapports dans la culture actuelle. On ne s'attendra donc pas à y trouver les conclusions d'une vaste enquête empirique et exhaustive, mais bien plutôt les éléments d'une problématique en vue d'une recherche encore largement à faire, mais dont on peut néanmoins espérer qu'ils puissent, déjà, donner à penser[1].
SEXE, SACRÉ ET DÉSACRALISATION
Sexe sacré, sexe profane. Paradoxe, disions-nous donc: d'une part, en effet, si l'on considère à peu près n'importe laquelle des civilisations du monde à travers le temps et l'espace, des jungles de Nouvelle-Guinée aux favellas de Rio, de la Méditerranée ancienne à l'Inde immémoriale, des grottes de Lascaux aux «retraites fermées» d'avant le Concile, on est frappé par une évidence: rien en effet ne semble appartenir davantage que le sexe (et l'érotisme qui lui est lié) au registre du sacré, au domaine du religieux. Rien sinon peut-être la mort, avec laquelle le sexe a d'ailleurs souvent et significativement entretenu d'étroits et mystérieux rapports. «Prostitution sacrée» ou thesmophories antiques, rituels d'initiation «primitifs» ou cérémonies de mariage traditionnelles: toutes ces pratiques éminemment liées à la sexualité - et pour ne retenir ici que ces quelques exemples - ont également été des réalités profondément vécues sur le mode du sacré.
D'autre part cependant, on aurait assez volontiers l'impression que rien n'a, autant que la sexualité, réussi à ébranler les fondements mêmes de la civilisation judéo-chrétienne traditionnelle, que rien n'a aussi puissamment contribué à instaurer les bases de notre modernité; rien, sinon peut-être la raison, avec laquelle cette «sexualité moderne» a d'ailleurs eu souvent, et significativement, partie liée. De la contestation - avec Luther et la Réforme - de l'«ordre célibataire» catholique au «libertinage» du siècle des Lumières; des utopies amoureuses de Fourier à la théorie bolchévik du «verre d'eau»; des alcôves du Marquis de Sade au divan du docteur Freud; des pétitions de Magnus Hirschfeld aux bannières de Wilhelm Reich; des enquêtes de Kinsey aux stastistiques de Master et Johnson, il semble en effet que le refus de l'«ordre sexuel» ait à maints égards été le moteur d'un refus plus global de l'ordre ancien et de ses racines religieuses, qu'il ait servi en quelque sorte de drapeau à l'émergence d'un ordre neuf, profane et séculier.
Autant le sexe avait pu être traditionnellement imprégné d'une aura terrifiante et sacrée, autant il a résolument pris place parmi les objets («profanes») de cette société de consommation hédoniste (et «matérialiste») dans laquelle nous sommes collectivement entrés aux lendemains de la seconde guerre mondiale. Et ce, aussi bien grâce à la prospérité sans précédent de l'après-guerre qu'en raison des nouveaux discours de la culture, et notamment des sciences humaines qui, de la psychanalyse à la sexologie, en passant parfois même par la théologie chrétienne, nous ont appris non seulement à quel point le sexe était bon, sain et désirable, mais indispensable même à notre épanouissement, essentiel à notre bonheur...
Disséquée, analysée, mesurée, éduquée, - au besoin réparée! - par les sexologues et les thérapeutes de toute sorte; désacralisée dans nos habitudes et nos comportements (de la publicité quotidienne aux sex-shops et aux Clubs Med); rentabilisée bien sûr (aussi bien dans le lucratif commerce de la pornographie que dans la non moins florissante industrie des «guides pratiques» et autres manuels du «bon sexe illustré»); rationalisée de manière utile et pragmatique («faites l'amour et restez minces...»); divulguée, racontée, étalée et scrutée dans ses moindres replis et ses recoins les plus secrets (des courriers du coeur aux lignes ouvertes), notre sexualité semble à vrai dire s'être, en un mot, banalisée - au sens d'ailleurs étymologique et non nécessairement péjoratif du terme: réduite à une expérience banale et profane, à peu près complètement dissociée, en tout cas, de cette aura sacrée ou de cette dimension religieuse (et mystique) qui pouvait se vivre dans la nuit des antiques dionysies ou dans l'effervescence d'une «fête des fous» médiévale, qui pouvait encore se deviner dans la pénombre des confessionnaux d'antan, et dont on peut toujours percevoir la trace aussi bien dans la statuaire érotique de maints temples indiens que dans les coutumes vivantes de maintes cultures non occidentales.
Hors du sexe, point de salut?
Certes. Et pourtant, il faut sans doute aussi reconnaître que cette bavarde omniprésence du sexe dans nos vies donne tout de même à réfléchir, et devrait peut-être même nous mettre la puce à l'oreille. Bien des observations tendraient en effet à laisser croire que la sexualité de nos contemporains ne s'est peut-être pas aussi «banalisée» qu'il pourrait y paraître à première vue. A vrai dire, on est même assez tenté de constater, avec Michel Foucault[2], «l'existence à notre époque d'un discours où le sexe, la révélation de sa vérité, le renversement de la loi du monde, l'annonce d'un autre jour et la promesse d'une certaine félicité [ont été] liés ensemble». Plus encore: que «c'est le sexe [à notre époque] qui [a servi] de support à cette vieille forme, si familière et si importante en Occident, de la prédication.» Qu'un «grand prêche sexuel - qui a eu ses théologiens subtils et ses voix populaires - a parcouru nos sociétés depuis quelques dizaines d'années...» En d'autres termes, que le récent demi-siècle de «libération sexuelle» vécu par l'Occident aurait largement contribué à diviniser le sexe; ou, plus exactement peut-être, à le «sotériologiser», c'est-à-dire à en faire une - sinon la - source du salut : un lieu de l'expérience en dehors duquel il n'y aurait - précisément - pas de salut...
A constater en tout cas la ferveur avec laquelle nos contemporains se sont pour ainsi dire rués sur la sexualité, l'angoisse qu'ils éprouvent devant ses échecs ou ses ratés, la fébrilité avec laquelle ils recourent aux spécialistes de tout acabit pour soigner, améliorer, maximiser ou optimiser leurs «performances» en la matière, on soupçonne que notre culture craint vraiment, en passant à côté de l'expérience du sexe, de rater quelque chose d'absolument essentiel: salut, bonheur ou raison de vivre... Comment en effet expliquer autrement que le sexe fasse à ce point l'objet des préoccupations et des conversations sur tous les modes, du badinage mondain à la blague grossière, des fins de soirée entre amis aux confidences des terrasses de bistros?
Quête des sens, quête du sens
Un certain nombre d'indices, dans la mouvance de ces observations, pourrraient sans doute à la fois confirmer et nuancer cette lecture, contribuer à cerner la problématique contemporaine de la sexualité et de ses rapports avec le sacré.
On peut ainsi par exemple noter, à travers le témoignagne de plus d'un «thérapeute de la sexualité» aussi bien que dans tant de confidences quotidiennes, que cette banalisation de l'expérience sexuelle est loin d'avoir fait disparaître un certain nombre de questions fondamentales au sujet de la sexualité, - questions qui, plus encore qu'à celui de la morale, semblent bel et bien ressortir au domaine de la signification, et même de la signification fondamentale. Et cela certes se comprend assez bien: dès lors en effet que tout, ou presque, a été essayé - de tous les moments du quand à toutes les positions du comment, de toutes les variations du où à toutes les combinaisons du (avec)qui, ne demeure peut-être, lancinante, que la question du pourquoi...
Il se peut aussi, par exemple, que cette tenace question explique en partie au moins la curiosité, l'intérêt, voire l'engoûment de plusieurs de nos contemporains - d'ailleurs déjà attirés par diverses formes de spiritualités et de mystiques d'inspiration orientale - pour certaines d'entre elles où la sexualité trouve une place centrale: on songe bien sûr en particulier à tous ces courants issus du tantrisme (tel qu'on en retrouve par exemple l'inspiration dans certains groupes comme celui de Bhagwan Sri Rajneesh) qui comptent en Occident un nombre non négligeable d'«adeptes» ou de «sympathisants».
Il se peut également que cette vivace question du sens ait quelque chose à voir avec le phénomène de «virage», significatif et parfois même spectaculaire, que l'on peut constater chez un certain nombre de nos contemporains naguère encore voués - corps et âmes! - à la «libération sexuelle» tous azimuts, et qui, aujourd'hui, interrogent sérieusement le bien fondé de ce débridement du sexe, quand ils ne se servent pas à eux-mêmes la solennelle injonction de saint Rémi au roi des Francs convertis: «Brûle ce que tu as adoré, adore ce que tu as brûlé...» On peut ici songer par exemple à ce qu'il faut sans doute appeler le néo-puritanisme de certains courants du féminisme militant. Et, pour prendre à cet égard un exemple éloquent, évoquer ce que plusieurs ont perçu comme le radical «demi-tour» d'une Germaine Greer (de La femme eunuque [3] à Sexe et destin [4]), jadis farouche apôtre du sexe sans contrainte mais récemment convertie à des valeurs éminemment plus traditionnelles et familiales, et ne se gênant pas pour fustiger à cet égard l'influence haïssable et néfaste de l'Occident: «Tout ce que nous leur offrons, constatait-elle ainsi, en pensant notamment aux sociétés du tiers monde, c'est le sexe come divertissement... Dans le foutoir moral où nous sommes, nous n'avons pas à donner de leçons!»[5] Et de poursuivre en vantant les admirables qualités morales, spirituelles, voire religieuses, encore associées à la sexualité dans ces cultures moins polluées que celle de l'Occident...
On conviendra sans doute assez volontiers du caractère symptômatique et de l'importance de telles constatations dans la culture actuelle. On se demandera peut-être davantage, en revanche, à quel point elles peuvent directement concerner le registre du sacré ou le domaine du religieux - au-delà de la confusion qui peut sans doute encore exister dans l'esprit de plusieurs entre ce domaine et celui, pourtant bien différent, de la morale ou de l'éthique (qui ne fait pas, comme tel, l'objet de cette étude).
LA SEXUALITÉ COMME
EXPÉRIENCE DU SACRÉ:
L'INSPIRATION DE G. BATAILLE
Il va de soi qu'une lecture comme celle que proposent ces pages repose sur une conception de l'expérience du sacré - et, dans son prolongement, du religieux - qui déborde largement l'acception la plus courante de ces termes, qui ne les confine pas aux frontières des religions instituées traditionnelles.
Il est significatif que l'un des penseurs qui a beaucoup marqué cette tradition d'étude socio-anthropologique du phénomène religieux, Georges Bataille[6], ait également produit, avec L'érotisme [7], l'une des plus inspirantes réflexion de notre siècle sur la sexualité, l'érotisme et leur rapport au sacré.
Pour Bataille, l'expérience humaine de la sexualité et les formes d'érotisme qu'elle induit (érotisme des corps, érotisme des coeurs, érotisme mystique) constituent une expérience éminente du sacré. Elles parlent précisément d'une nostalgie de cette «continuité» perdue - «nostalgie des origines», pour parler comme Mircea Eliade, avant ce «traumatisme» de la conscience et de la séparation, quand l'humanité - qui ne l'était pas encore - appartenait sans questions, sans conscience et sans distance au grand tout cosmique, avcec les animaux, les fleuves et les étoiles. Et non seulement cette expérience parle-t-elle d'une nostalgie de la continutié perdue, mais c'est vraisemblablement l'une de celles qui permettent de s'en rapprocher le plus en deça de la mort. Elle arrache en effet - un moment -, dans l'étreinte des corps ou l'ivresse de la passion (que celle-ci soit amoureuse ou mystique), à la «discontinuité de l'être», à l'obstination même avec laquelle nous nous accrochons le plus souvent à notre isolement de «petit moi» discontinu; elle nous permet d'entrevoir - un moment -, à travers l'être de l'amant-e, cette continuité (perdue) de l'être. D'où, bien sûr, sa proximité de la mort, son étrange ressemblance avec celle-ci: et ce n'est évidemment pas un hasard que la langue populaire ait désigné par l'expression de «petite mort» l'expérience du sommet orgasmique: l'être individuel et discontinu, comme dans la mort, s'y dissout dans la continuité de l'être - un instant effleurée, un moment retrouvée. La mise à nu qui précède l'étreinte évoque significativement en outre la mise à nu qui précède la mise à mort du sacrifice (ce geste lui aussi profondément sacré où il s'agit essentiellement de rendre un être discontinu, par la mort, à la continuité). Elle symbolise en outre éminennent la disponibilité du corps, dépouillé de la «cuirasse» vestimentaire qui l'isole habituellement dans son identité (c'est-à-dire dans sa discontinuité), à l'expérience de la continuité un moment aperçue dans l'extase érotique.
Sexualité, interdit et transgression
Dans cette expérience, par ailleurs, ce n'est pas seulement l'être individuel qui - un moment - se dissout. C'est aussi, avec lui, les contraintres et les pesanteurs de la vie «normale», ordinaire, profane, qui s'estompent. Et l'on comprend bien sûr que, de ce fait, à cause de cela même qu'elle met en branle, l'expérience de la sexualité soit d'une certaine manière incompatible avec l'ordre, le travail, la productivité, la rationalité même qui fondent la vie profane et lui permet de durer. On comprend que l'expérience de la sexualité, dans la mesure même où elle constitue un mode privilégié d'accès au sacré (ou, comme la fête, une irruption du sacré dans le profane), menace ce dernier et relève de ce fait largement du registre de l'interdit (c'est-à-dire aussi de la logique du respect et de la transgression).
C'est ici, bien sûr, qu'une étude plus élaborée que celle-ci devrait déployer l'importance de tous les codes (et notamment, cela va sans dire, de ceux de l'institution matrimoniale sous toutes ses formes) dans lesquels les sociétés humaines ont toujours étroitement et minutieusement tenté de circonscrire l'expérience humaine de la sexualité de manière à la rendre en quelque sorte compatible avec les exigences de la vie profane dans toutes ses dimensions (y compris son activité économique et productive), tout en ménageant malgré tout (comme dans la fête, par exemple) de dangereuses mais indispensables possibilités de transgresser l'interdit de ces codes.
Il importe par ailleurs d'éviter ici une confusion entre la structure même de l'interdit et telle ou telle de ses formes historico-culturelles. Les civilisations humaines ont connu - et connaissent encore - toutes sortes d'interdits liés à la sexualité: interdit de l'adultère ou de l'inceste, du rapport sexuel avec un parternaire du même sexe ou avec des animaux, du contact avec le sang menstruel, etc. Ces formes, on le sait, ont souvent varié d'une aire culturelle et d'une époque à l'autre, au point qu'il ne semble pas vraiment possible d'en isoler telle ou telle de manière absolument universelle dans le temps et dans l'espace (même si certaines - l'interdit de l'inceste, par exemple - ont été extrêmement généralisées). Ce qui, en revanche, paraît bien universel, serait l'existence, au-delà de leurs formes particulières, d'interdits liés à la sexualité. En d'autres termes, et à l'exception possible de la nôtre (dans certains de ses discours tout au moins, sinon dans ses pratiques[8]), aucune société humaine ne semble avoir conçu et vécu l'expérience de la sexualité en dehors d'une dialectique de l'interdit et de sa transgression. Ce qui, bien sûr, ne serait au fond qu'une autre façon de dire que toutes les civilisations humaines ont marqué très nettement le lien entre le sexe et le sacré.
La dimension cosmique de la sexualité humaine
Que, par ailleurs, et pour les raisons qui viennent d'être évoquées, l'expérience de la sexualité apparaisse largement incompatible avec l'ordre rationnel et productiviste de la vie profane (c'est-à-dire d'abord et avant tout avec le travail) ne signifie évidemment pas qu'elle soit - pas plus que la fête, d'ailleurs - vécue comme «pur divertissement» ou «simple gaspillage». Dans la mesure même où elle est irruption du sacré dans le profane, et à l'instar de la fête, l'expérience de la sexualité contribue au contraire (et bien au-delà de la simple reproduction «rationnelle» - et somme toute bien profane - de l'espèce) à régénerer l'existence profane elle-même, à recharger celle-ci, si l'on peut dire, de vitalité sacrée. Plus encore: dans la mesure où, expérience du sacré, elle redonne pour ainsi dire accès au grand réservoir de puissance de la continuité cosmique, son efficace s'étend, bien au-delà des partenaires individuels, à l'ensemble de la société et même du cosmos: et l'on comprend ainsi (sans qu'il soit cependant possible de s'y attarder dans ces pages) la signification et la pertinence symboliques de tous ces gestes rituels que l'anthropologie (qui n'en a hélas pas toujours bien compris le sens) a désignés sous les termes de «cultes de la fertilité» ou de «prostitution sacrée»: pratiques où l'expérience - sacrée - de la sexualité humaine devient aussi bien une source de la fécondité de la nature dans son ensemble qu'un véhicule privilégié du contact avec les divinités (ces représentations symboliques des puissances sacrées du cosmos elles-mêmes symbolisées, dans les rituels des temples antiques, par ces hommes et ces femmes dont l'histoire, méprisante et puritaine, a souvent fait de «vulgaires» prostitué(e)s).
Sacré et désacralisation contemporaine
Ces considérations, hélas bien rapides, soulèvent tout de même une question qu'il est nécessaire d'aborder avant - et en vue de - quitter ce détour théorique: autant, en effet, on pourrait considérer comme éclairante une telle lecture sociologico-anthropologique de l'expérience du sacré et de ses rapports avec celle de la sexualité, autant on peut être tenté de penser que notre modernité occidentale a largement consommé un divorce irréversible avec cet univers même du sacré; que l'homme et la femme de l'Occident moderne appartiennent désormais à un monde inexorablement désacralisé, «désenchanté», à une humanité radicalement différente de cet homo religiosus si bien décrit par Mircea Eliade, par exemple; une humanité qui n'aurait plus accès qu'à de bien maigres et pâles vestiges de ces expériences religieuses (la fête, par exemple) dont vivaient nos ancêtres jusqu'à naguère encore, et dont vivent sans doute même encore la majorité de nos congénères - c'est-à-dire tous ceux et celles qui, faisant l'admiration de Germaine Greer, réussissent encore (mais pour combien de temps?) à vivre sans autoroutes et sans cartes de crédit, sans sexologues et sans sex-shops...
Sacré domestique, sacré sauvage
Dans un ouvrage fort inspirant et déjà classique[9], le sociologue Roger Bastide confirmait - tout en la nuançant - cette mutation contemporaine, en proposant une distinction fort éclairante entre ce qu'il appelait un sacré domestique et un sacré sauvage. Pour Bastide, nos sociétés occidentales modernes auraient - encore - accès à une expérience du sacré. Mais il s'agirait largement de l'expérience d'un sacré «sauvage», conçu et vécu comme explosion pure, happening improvisé et spontané, hors de toute ritualisation ou de toute contrainte sociale: non pas transgression mais bien plutôt refus, contestation, abolition de l'interdit, en quelque sorte. (Et on pourrait songer ici à bien des expériences contemporaines liées à la «défonce» ou à l'overdose, qu'il s'agisse de drogue ou de sexe, de vitesse ou de violence. On pourrait en vérité évoquer de nouveau cette image de l'insecte, fasciné par la flamme, et qui s'y précipite...)
Pour les sociétés traditionnelles, en revanche, le sacré - tel que vécu dans la fête ou dans les rites liés à la sexualité, par exemple - est, à l'inverse, essentiellement un sacré «domestique», codé et ritualisé (tout le contraire, donc, du happening improvisé et spontané), totalement voué à une régénération voulue et contrôlée (on pourrait aussi dire «fonctionnelle») de la communauté. Les excès et les débordements y sont certes possibles - et c'est même précisément le rôle de la transgression que de leur donner lieu - mais toujours à l'intérieur de paramètres prévus et de finalités précises. Et cela, aussi bien dans les cérémonies de transe les plus extatiques que dans les rituels érotiques les plus débridés. Après l'effervescence du moment sacré (érotique et/ou festif), l'interdit reprend ses droits et la vie son cours «normal» - mais pourtant revivifié de cette irruption domestique, et non pas sauvage, du sacré.
Le philosophe Jean-Jacques Wunenburger, dans une étude également fort éclairante où il analyse notamment la réalité moderne (occidentale) de la fête[10], confirme de quelque manière cette lecture de Bastide: parmi les tendances de la modernité qui se sont, selon lui, éloignées du vécu, de la fonction et de la signification de la fête telle qu'elle se vit dans les sociétés traditionnelles, il signale notamment ce qu'il appelle un activisme pan-ludique, i.e., en somme, une attitude (et une croyance) selon laquelle la vie peut et doit devenir un happening non stop, une fête permanente. Ou, en d'autres termes, une irruption constante du sacré dans le profane, un branchement continuel du profane sur le sacré. Ce qui est non seulement, bien entendu, aux antipodes du rapport au sacré dans les sociétés traditionnelles (où le sacré n'est humainement fécond et vivable que dans la mesure où il est à la fois largement interdit et ponctuellement touché) mais ce qui, en outre, semble bien avoir pour effet de détruire largement la possibilité même d'une expérience différentielle du rapport au sacré (dans la fête aussi bien que dans la sexualité): si tout doit être sacré, alors, bien sûr, la dialectique est dissoute, plus rien ne l'est vraiment, tout s'aplatit aux dimensions d'un profane orphelin et banal, mortel d'ennui...
RÉSURGENCES CONTEMPORAINES
D'UNE EXPÉRIENCE SACRÉE DE LA SEXUALITÉ
En dépit de toutes ces importantes réserves (qui ont au moins le mérite d'exhorter à la prudence!) nombreux sont les indices qui, dans toutes les sphères de l'existence, à l'heure actuelle, donnent à penser que les sociétés occidentales contemporaines ne se sont vraisemblablement pas aussi radicalement désacralisées et sécularisées que certaines interprétations ont pu et peuvent encore le laisser croire; que l'expérience humaine du sacré, loin de s'être définitivement estompée de la conscience contemporaine, tend au contraire aujourd'hui à resurgir de bien des manières, quoiqu'elle se soit largement déplacée vers des objets, des formes ou de lieux de l'expérience différents de ceux auxquels elle était traditionnellement associée, et notamment le «lieu» de la sexualité.
Tel était d'ailleurs, il y a déjà une quinzaine d'années, la proposition du philosophe Jacques Ellul, dans un essai fort stimulant (en dépit d'aspects plus discutables): Les nouveaux possédés [11]. Ellul, s'inspirant en partie des travaux de R. Caillois[12], suggérait en effet que l'expérience du sacré dans nos sociétés occidentsales contemporaines - que le «sacré moderne», en quelque sorte - s'articulait essentiellement désormais selon deux axes fortement polarisés: au pôle d'ordre (c'est-à-dire du «sacré de respect» circonscrit par Caillois) de l'un de ces axes, il situait l'univers moderne de la technique, auquel il faisait correspondre, comme pôle du sacré de transgression, celui là-même de la sexualité.
Ellul, bien sûr, avait pressenti que cette polarisation schématique n'était pas tout à fait aussi simple. Et, de fait, ces pages ont tenté de montrer que si notre modernité a effectivement contribué à «diviniser» ou à sacraliser le sexe, elle a aussi largement contribué à le techniciser.[13] À l'inverse, il faut sans doute reconnaître que la rationalité technologique semble aujourd'hui souvent vouloir éclipser le sexe comme - pour paraphraser Foucault - «support à cette vielle forme occidentale de la prédication»; qu'un «grand prêche» - technologique, cette fois - semble parcourir nos sociétés depuis quelques années avec, lui aussi, ses théologiens subtils, ses voix plus populaires - et ses prophètes du «Grand Virage»... Mais plus encore: la technique et ses objets paraissent aujourd'hui de plus en plus investis eux-mêmes d'un pouvoir d'érotisation qui semble allègrement transgresser l'ordre «rationnel» dont ils sont pourtant les produits: le flirt, l'idylle ou le corps-à-corps d'un nombre croissant de nos contemporains avec le pacman, l'ordinateur ou le minitel ne paraissent pas toujours étrangers, en effet, aux solennels frissons des antiques hiérodulies...
L'orgiasme comme facteur de socialité
Plus récemment, dans une fort décapante analyse de la culture actuelle, le sociologue Michel Maffesoli proposait un certain nombre de pistes extrêmement intéressantes pour notre propos (allant significativement même jusqu'à avancer, de manière certes quelque peu provocante, que la sociologie était peut-être d'abord et avant tout l'étude de la sexualité... ) Maffesoli, notamment dans L'ombre de Dionysos [14], signale d'emblée son constat de départ: le «social», selon lui, est bien fatigué... Ce social où, avec la naissance de l'État moderne, s'est élaborée une solidarité abstraite, mécanique[15], qui a à la fois oublié, occulté et largement détruit la solidarité de l'être-ensemble traditionnel, du vouloir-vivre communautaire et sociétal - qu'il propose de désigner en reprenant à son compte le terme de socialité. Or la «logique du social», ainsi fondée sur l'atomisation des individus, est celle là-même qui aboutit au totalitarisme (de l'État), que ce soit sous la forme paroxystique - et limite - du 1984 d'Orwell ou sous celle, plus doucement familière, de nos États programmés, préventifs et providence. Règne sans partage d'Apollon et de Prométhée, donc, mais aussi, bien sûr, de Jupiter-Big Brother...
C'est ce règne, pourtant, qui semble bien «fatigué». Les mythes dont a vécu notre modernité - la Science, la Raison, le Progrès, la Productivité, l'Energie, l'Histoire, tous en majuscules bien sûr! - ont du plomb dans l'aile. Les grandes rationalisations économiques cotent nettement à la baisse; les grandes idéologies politiques ne font plus manif comble. Et c'est précisément sur cette «fin de règne» fatiguée que Maffesoli croit voir se profiler l'ombre de Dionysos, dieu de la nuit et de l'ivresse, du chaos et des sens, de l'excès et de l'orgie. Le sociologue en détecte la présence dans plusieurs manifestations de la culture actuelle: résurgences de l'«irrationnel», exubérances de la fête, tendances à la «dépense improductive», errance sexuelle, etc. Autant de figures de cet orgiasme dans lequel Maffesoli propose de voir une sorte de forme (au sens de la sociologie de Simmel) ou d'idéaltype weberien, utile pour comprendre les mutations actuelles de la société. L'orgiasme, suggère-t-il, apparaît en effet comme une structure essentielle de toute socialité, qui fonde et régénère constamment le vouloir-vivre de l'être-ensemble des sociétés. C'est à lui, bien plus qu'à la Raison que les sociétés doivent leur vigueur et leur perdurance. A travers l'orgiasme et ses multiples visages, le moi tend à se délester de ses «cuirasses caractérielles» et à se fondre dans un tout beaucoup plus «confusionnel» où ses frontières s'estompent, où il refuse en outre de se plier à l'injonction d'être ceci ou cela - c'est-à-dire, plus exactement, de n'être que ceci ou cela: assignation policière à une identité rigide et unidimensinnelle, que l'orgiasme fait justement éclater, rendant le moi à ses potentialités polymorphes.
Dans ces conditions, bien sûr, l'orgiasme apparaît forcément aux yeux de la Raison dominante comme une manifestation - menaçante et dangereuse - d'anomie sociale. Et, certes, si cet orgiasme est bien facteur de désordre, c'est cependant au sens où, en perturbant (et en détruisant même parfois) un ordre ancien, usé et mortifère, il rend possible le surgissement d'un ordre neuf, rajeuni, qui régénère la vie sociale. Initiation pour les jeunes, anamnèse pour les autres, l'orgie est en somme le moyen que les sociétés se donnent pour se «refaire une jeunesse» lorsqu'elles risquent de succomber à un «coup de vieux». Dans l'orgiasme, c'est d'abord une «logique passionnelle» qui s'exprime. Toute une gamme de passions, de sentiments et d'émotions, le plus souvent réprimés par la logique rationnelle du social, y sont pris en compte, mis en scène, ritualisés. L'orgiasme, en ce sens, a quelque chose de profondément religieux et Maffesoli, de fait, se réfère explicitement ici au thème durkheimien du «divin social». L'orgiasme (qu'il ne faut pas confondre avec l'orgasme - celui-ci étant loin d'épuiser celui-là!), tel qu'il prend forme de manière paroxystique dans la fête, le carnaval, l'effervescence d'un samedi soir de discothèque, ou ce qu'on appelle - en fronçant les sourcils - la «débauche», opère une condensation de la communion ; il rappelle et réactualise, ce faisant, la prééminence vitale du groupe sur l'individu, du corps collectif sur le corps propre. L'orgie - qu'il s'agisse d'une conversation animée de bistro, d'un repas de fête, d'un concert rock ou d'une partouze - réunit périodiquement, un moment, ces individus («discontinus», au sens de Bataille) que les pesanteurs du social dispersent, isolent, atomisent. Contrairement à certaines analyses sévères qui tendraient à ne voir là que «soupape» ou «défoulement», aliénation ou distraction dans laquelle l'énergie s'épuiserait et se gaspillerait (laissant par la suite «l'animal» triste et prostré, à la merci de quelque «Pouvoir» hypostasié), l'orgie et ses moments de paroxysme sont, pour Maffesoli, cela même qui permet de nourrir et de vivifier la banalité profane du quotidien.
On conçoit bien sûr, sur le fond de scène de cette analyse, que si le sexe est loin d'épuiser les virtualités de l'orgiasme, il demeure évidemment une des figures privilégiées de cette forme à la fois éminemment sociale et religieuse, au sens de la riche intuition durkheimienne à laquelle ces pages doivent beaucoup.
LE SEXE ET LE SACRÉ AUJOURD'HUI: QUELQUES PISTES
On entrevoit l'ampleur de l'horizon qui s'offre ici à l'exploration. Il s'agirait en effet, bien sûr, de pouvoir multiplier, à partir d'enquêtes empiriques sur le «terrain» de la culture actuelle, les indices perceptibles de cette dimension sacrale de l'expérience contemporaine de la sexualité, au-delà des quelques illustrations et suggestions proposées dans ces pages.
De tels indices pourraient assurément être repérés dans bien des lieux de l'expérience contemporaine de la sexualité déjà associés de quelque manière au domaine du religieux (au sens plus traditionnel ou courant du terme). On songe bien entendu, par exemple, à tous les débats comme à tous les enjeux liés à la sexualité au sein de confessions particulières, et notamment au sein du monde catholique (contraception, avortement, sexualités «marginales», célibat ecclésiastique, ordination des femmes, etc.): immense dossier, débordant toutefois largement le projet de ces pages.
Plus en affinité avec les perspectives dans lesquelles cette étude a voulu se situer, il serait fort éclairant d'identifier et d'analyser, par exemple, les structures mythiques repérables en maints lieux de la culture actuelle, - dans les connotations érotiques de la publicité quotidienne aussi bien que dans les discours de la «libération sexuelle», dans les mises en scène de la pornographie «hard » aussi bien que dans les scénarios à l'eau de rose de la littérature de gare.
De même, pourraient être analysés, à partir des concepts - entrevus - de l'anthropologie religieuse, le rôle et la fonction religieuse d'un certain nombre de personnages sacrés de la culture incarnant en quelque sorte, à un titre particulier, cette dimension sacrale de la sexualité: on songe par exemple ici, bien sûr, à toutes ces superstars hypersexualisées, à tous ces sex symbols - le terme saurait difficilement être plus approprié! - qui font stade comble, de Mick Jagger à Prince en passant par Diane Dufresne (et dont une journaliste[16] présentait significativement les biographies, de plus en plus répandues et populaires, comme autant de versions modernes de cette Légende Dorée de l'hagiographie médiévale...)
Mais on peut songer plus largement à toute la mise en scène sexuelle qui traverse de part en part la culture rock (hégémonique, à l'heure actuelle, dans toute la jeunesse de l'Occident - et même de l'Est! - comme le reconnaissent même les soupirs nostalgiques d'un Allan Bloom[17]) aussi bien que - plus prosaïquement! - à toutes ces stars inconnues et éphémères qui scintillent un bref moment au ciel enfumé des sex-bars de Paris à Berlin et d'Amsterdam à Montréal... Si ces personnages incarnent bien sûr davantage une sorte de «sacré de transgression» - en en devenant ainsi les intermédiaires à la fois fascinants et maudits -, d'autres personnages représenteraient plutôt, à cet égard, le pôle du «sacré de respect», - le «sacerdoce», peut-être, d'une certaine orthodoxie de la «religion du sexe»: on les retrouvera vraisemblablement davantage derrière les bureaux des sexologues ou les divans des thérapeutes, dans les chaires universitaires ou les plus modestes tribunes des cours d'«éducation sexuelle»; mais sans douter aussi derrière les colonnes plus populaires des courriers du coeur comme, également, derrière les bannières - hérétiques ou orthodoxes! - de toutes les croisades modernes du sexe: droits des homosexuels et des lesbiennes, mouvement des femmes, combat pour - ou contre - l'avortement... Confesseurs ou docteurs, apôtres et prosélytes, inquisiteurs parfois, prédicateurs souvent, martyrs à l'occasion... Clercs de cette «religion du sexe», de sa «saine doctrine» et de sa «droite pratique»...
C'est, par ailleurs, la richesse touffue des nombreux rituels de notre temps de quelque manière reliés à la sexualité qu'il serait précieux de scruter au plan d'une telle analyse: rituels de drague, par exemple, où la minutie des mises en scène corporelles et vestimentaires, la complexité des stratégies et des approches, les jeux - à la fois aléatoires et surcodés - de la séduction ne le cèdent en rien à la gestuelle des cérémonies et des liturgies religieuses les plus traditionnelles;
- rituels de pèlerinage qui, selon les dévotions particulières (des croisières décontractées pour swinging singles aux nuits chaudes des mecques gay ), proposent possiblement, au-delà d'un banal quinze jours d'évasion et de soleil, cet «horizon sacré des apparences» qui permet d'échapper un moment aux pesanteurs de la vie «normale», de la sexualité «profane», banale et quotidienne;
- fascinants rituels des «petites annonces» et des «messageries roses» pour âmes esseulées en quête de corps frères, - «cette scène érotique, notait déjà Foucault (avant le minitel!), dans laquelle chacun s'incrit et baguenaude, même si l'on n'y cherche rien, même si l'on n'y attend rien»; vaste psautier sensuel de l'Occident moderne, où les coeurs-corps, telles ces biches du Psalmiste gémissant après l'eau vive, inscrivent - en quatre lignes! - l'infinie soif de leur désir...;
- rituels de la pornographie actuelle, - qui commanderait d'ailleurs à elle seule une longue étude, ne serait-ce que pour l'arracher un peu aux désolants et répétitifs lieux communs des problématiques dans lesquelles elle se trouve si souvent confinée aujourd'hui par les discours puritains - anciens et nouveaux;
- rituels tout aussi controversés! de la prostitution (et en particulier de celle, apparemment croissante, des jeunes): eux aussi mériteraient sans doute mieux que l'indignation bien pensante - et bien courte! - qui leur tient souvent lieu d'analyse. Malgré la distance à première vue abyssale qui semble séparer les prostituées et les garçons de passe des hiérodules d'Ishtar ou de Baal, et comme le suggère encore Michel Maffesoli[18], «il n'est pas certain (...) qu'il s'agisse là de l'expression ultime de l'aliénation ou du "devenir marchandise" de l'homme». Sans doute le phénomène a-t-il quelque chose à voir avec la désespérante conjoncture économique qui s'offre aujourd'hui à des millions de jeunes. Mais peut-être cette circulation commerciale du sexe renvoie-t-elle encore également à quelque chose de ses origines religieuses, à cet orgiasme dionysiaque et sociétal, justement, qui, contre la fixité mortifère du profane, rappelerait notamment «ce que le corps propre doit au corps collectif » : son existence même;
- rituels, encore, de la sexualité flash des saunas et des bains de vapeur - surtout répandus dans le monde homosexuel masculin (bien qu'il existe aussi des équivalents hétérosexuels): rituels anonymes et fugaces d'une silencieuse et rapide conjonction de corps - bien sûr décriés par les discours de l'«altérité personnaliste» mais qui, pourtant, sont peut-être ceux qui se rapprochent le plus de certains rites immémoriaux du sexe (et notamment de cette «prostitution sacrée» de l'anthropologie religieuse) où les corps, dépouillés de toute identité sociale, s'abandonnent à ce qui ressemble parfois à l'intensité pure d'un moment d'éternité qui les dépasse, les englobe et les dissout;
- rituels sans doute plus troublants encore du sado-masochisme, où les halètements du sexe se conjuguent au cliquetis des menottes, au bruissement des cuirs, au claquement des fouets; où se théâtralise l'inquiétante et vertigineuse proximité du plaisir et de la souffrance, de l'éros et de la mort; où se ritualisent significativement aussi, souvent, ces inversions de rôles sociaux typiques des anciennes festivités dionysiaques (saturnales romaines ou Mardis Gras de la chrétienté médiévale: maîtres et puissants devenant souvent, le temps de cette cérémonie érotique, les «esclaves» de ceux ou de celles qu'ils dominent et gouvernent dans la profane vie de tous les jours...)
DEUX REMARQUES
Mais stoppons ici cette énumération trop rapide, - ou cette fresque esquissée à trop larges traits: on y verra, sans prétention, une série d'hypothèses possiblement fécondes, qu'il incombe évidemment à la recherche d'approfondir et de vérifier sur le terrain de la culture. On nous permettra d'ailleurs d'ajouter déjà deux remarques d'importance.
Soulignons, en premier lieu, que la possibilité d'interpréter comme ces pages l'ont proposé un certain nombre de phénomènes liés à la sexualité (et l'exemple de les rituels sado-masochistes serait sans doute ici bien choisi) n'exclut évidemment pas la possibilité et la pertinence d'autres lectures des mêmes phénomènes, y compris, si l'on y tient vraiment, de lectures plus critiques (qui, par exemple, en donneraient des interprétations plus «pathologisantes»). Il n'est évidemment pas possible d'entrer ici dans le complexe débat épistémologique soulevé par ce «conflit des interprétations». Disons au moins qu'en tout état de cause, ce n'est sans doute que dans la mesure où ils demeurent dans l'ordre symbolique que de tels phénomènes peuvent aussi être lus avec pertinence - et légitimité - dans une perspective d'anthropologie religieuse, l'ouverture du symbole étant en effet cela-même qui permet aux discours et aux gestes de signifier l'Autre, de nommer cette expérience en elle-même ineffable du sacré (quels que soient les noms - dieu(x), puissances cosmiques ou archétypes de l'inconscient collectif - au moyen desquels les humains tentent précisément de le symboliser dans le langage et dans la culture). Comme on l'a déjà évoqué, et comme l'ont bien mis en lumière plusieurs travaux de Gilbert Durand[19], par exemple, toute perte ou toute régression (individuelle ou collective) de cette capacité symbolique compromet la possibilité même d'une expérience du sacré. Dépouillés de leur prégnance symbolique, paroles ou rituels risquent alors simplement de sombrer dans la «pathologie banale» (qu'elle soit individuelle ou sociale): ce qui, bien sûr, peut arriver aussi bien dans les rituels du sado-masochisme et de la pornographie «hard» (qui actualisent la violence au lieu de l'euphémiser) que dans les lubies de ces «prophètes» qui finissent par se prendre eux-mêmes pour l'Autre, oubliant qu'ils ne peuvent tout au plus que lui prêter leur voix...
La seconde remarque paraît tout aussi capitale. Si cet orgiasme dionysiaque (dont, avec M. Maffesoli, nous avons cru pouvoir repérer la trace dans divers lieux de l'expérience contemporaine de la sexualité) a bien pour efficace de conforter et de régénérer la socialité de l'être-ensemble et du vouloir-vivre collectif, il faut absolument se garder de le voir d'une manière idyllique, unanimiste, gentillette, ou sous les traits d'une paisible et paradisiaque harmonie. Dionysos n'est pas le saint patron des «bons sauvages»... Le choc des émotions et des passions qu'il met en branle dans l'orgiasme, le désordre, le chaos et la violence même qui y sont mis en scène, tout cela n'est certes pas «de tout repos». A l'encontre des morales de «belles âmes» (quelle que soit leur coloration idéologique) qui, toutes, tentent de «refouler la bête qui sommeille dans l'humain» (au risque de la voir sans cesse resurgir sous des formes désastreuses), l'orgiasme comme facteur de socialité intègre au contraire la «part d'ombre» (pour parler comme Jung ou H. Hesse) qui habite aussi l'humanité. Agressivité, violence, haine: toutes ces passions que notre «civilisation des moeurs» (pour reprendre l'expression de Norbert Elias) tente de contraindre, de «civiliser» - voir d'abolir! - trouvent aussi leur expression dans l'orgie. Elles y sont certes le plus souvent euphémisées, symbolisées, ritualisées - et, par là-même, infiniment moins menaçantes pour la société. Mais même leurs excès et leurs débordements y sont le plus souvent moins néfastes que leur retour quand on tente de les refouler.
Mélange de tendresse et de cruauté, d'amour et de haine, de caresses et de violences, de grandeur et de mesquinerie, de jouissance et de souffrance, de vie et de mort: Dionysos ne cherche pas à «résoudre» ces«contradictions» de l'existence. Il tente plutôt de les maintenir dans un équilibre tensionnel difficile et précaire, mais peut-être vivable: ni angélique ni bestial, tout simplement humain.
POUR NE PAS CONCLURE: ÉOLE, HERPES, MARGUERITE ET LES AUTRES...
La recherche à la problématique de laquelle ces pages ont souhaité contribuer - et ces dernières considérations pourront à la fois servir de conclusion et d'ouverture à ce trop bref essai - devra être particulièrement attentive non seulement à la complexe diversité de la culture actuelle (où coexistent vraisemblablement des types très différents d'expérience de la sexualité et de ses rapports au sacré) mais également à la rapidité - ou, plus exactement peut-être, à la fluidité - de son évolution (encore que ce terme d'«évolution» ne soit sans doute pas le plus approprié et que l'image mouvante du kaléidoscope convienne sans doute mieux, ici, que la métaphore linéaire de l'histoire). Gilles Lipovetsky, dans les essais qu'ils consacrent à l'individualisme contemporain[20] (et où il dialogue notamment avec D. Bell, C. Lasch et R. Sennet), propose une lecture de l'Occident contemporain fort intéressante à cet égard. Nous serions entrés, suggère-t-il, dans une ère «post-moderne» - c'est-à-dire dans l'ultime phase d'un long processus de «personnalisation» et d'«individualisation» bien emblématisée par la figure mythique de Narcisse (et, de ce point de vue, apparemment assez éloignée de cette socialité dionysiaque repérée par Michel Maffesoli. Il se peut cependant qu'il s'agisse moins là d'une «contradiction» que d'un angle un peu différent du regard dans le kaléidoscope...)
Une des facettes importantes de cet individualisme narcissique post-moderne, note Lipovetsky (qui rejoint ici certaines analyses de Jean Baudrillard), serait assez bien rendue par la métaphore de la «surface»: nous habiterions en effet un monde de plus en plus dépourvu de «racines», privé de toute «profondeur», «où l'opposition du sens et du non-sens», par exemple, «n'est plus déchirante et perd de sa radicalité», où «les antinomies dures, celles du vrai et du faux, du beau et du laid, du réel et de l'illusion, du sens et du non-sens s'estompent» dans une sorte d'«indifférence» légère. «La société post-moderne n'a plus d'idole ni de tabou, plus d'image glorieuse d'elle-même, plus de projet historique mobilisateur, c'est désormais le vide qui nous régit, un vide pourtant sans tragique ni apocalypse». D'où, bien sûr, la fluidité et même l'apparente «frivolité» de ce qui s'y déroule, à l'image des looks versatiles de la mode. Lipovetsky suggère encore une autre série de métaphores intéressantes: planche à voile, deltaplane, skate board, patin à roulettes: «la société post-moderne est l'âge de la glisse, image sportive qui illustre au plus près un temps où la res publica n'a plus d'attache solide, plus d'ancrage émotionnel stable».
On en arrive évidemment à se demander si, emporté lui aussi par une sorte de tourbillon post-moderne, le sexe - comme la famille, l'identité, le travail ou toutes les autres valeurs «profondes» de naguère - n'aurait pas lui-même acquis, notamment dans les plus jeunes générations, cette «légèreté de surface» qui l'apparenterait lui aussi à un «gentil» sport de glisse parmi d'autres... (Ce qui tendrait alors à suggérer la figure d'Éole, bien plus que celle de Dionysos, sans doute, comme divinité emblématique de cette hypothétique post-modernité!) Tout cela apparaissant en tout cas bien éloigné de la «profondeur» ou de la «radicalité» qu'ont pu déjà lui prêter des penseurs comme Bataille mais aussi bien toute la problématique moderne du sexe - ou de l'orientation sexuelle - comme fondement quasi ontologique d'une «identité». Devenue pure disponibilité cool et fun, le seul «vertige sacré» auquel le sexe pourrait encore donner lieu ne se situerait alors peut-être que dans sa multiplication effrénée - et parfois même hard : une extase tourbillonnante et dervichienne d'«effets spéciaux» - qui pourraient ressembler à ces «stratégies fatales» de Baudrillard[21] tout en renvoyant au «sacré sauvage» de Roger Bastide...
Mais autre chose encore: si, pour reprendre la belle et juste image de M. Maffesoli, bien desindices ont pu permettre de voir «l'ombre de Dionysos» (souvent d'ailleurs flanquée de celle d'Aphrodite et... de Priape!) se profiler sur le paysage de notre époque, donnert des émotions fortes au sérieux Prométhée, embrouiller les lumineux ordonnancements d'Apollon, ruser même avec le law and order de Jupiter - Zeus-le-Père -, d'autres indices également perceptibles pourraient suggérer que de nouveaux dieux d'assez fâcheux augure, nés de ces errances mêmes - et on songera ici à... Herpès, Sida ou Chlamydia - sont en train de faire reculer leur exubérants géniteurs, venant sonner la fin de ce qui n'aurait somme toute été qu'une courte et turbulante «récréation», annonçant même le retour à ce que d'aucuns ont proposé d'appeler le «plaisir chaste», voire le charme discret d'une «nouvelle chasteté»[22]. Celle-ci ne rejoindrait-elle pas d'ailleurs cet étrange et nouvel érotisme (éminemment narcissique?) incarné par de nouveaux sex symbols angéliques et désexualisés (Michael Jackson fait figure de bien sage enfant de choeur à côté des Presley ou des Jagger de naguère!) aussi bien que par d'anciennes stars - sexy! - recyclées dans le jogging et la danse aerobic, ces nouveaux cultes physical du corps parfait - et parfaitement solitaire: érotisme spéculaire de la discontinuité pure qui, telle la Marguerite de Faust ou la Diva d'Hergé, jouirait enfin de se voir si belle - et toute seule - en ce miroir? Ultime désacralisation du sexe de l'Occident - ou éternel mouvement de sistole et de diastole au coeur de cette immémoriale dialectique du sacré et du profane, de l'interdit et de sa transgression?
Osons en tout cas, au terme de ces pages et au seuil de ce qu'elles entrouvrent, paraphraser la suggestion que Michel Maffesoli faisait à propos de la sociologie: l'étude du phénomène religieux et de l'expérience humaine du sacré ne sera-t-elle pas toujours largement, elle aussi, une interrogation des signes que la sexualité inscrit sur la culture, à travers le corps des hommes et des femmes qui - pour conclure avec cette admirable définition que Bataille donnait de l'érotisme - continuent d'y approuver la vie jusque dans la mort?
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1 Ce texte reprend pour l'essentiel les propos d'un article d'abord paru dans le collectif Religion et culture au Québec - Figures contemporaines du sacré [sous la direction de Y. Desrosiers] (Montréal, Fides, 1986), ouvrage non diffusé en Europe. |retour au texte|
2 M. Foucault, La volonté de savoir [Histoire de la sexualité, I] Paris, Gallimard, 1976, p. 15 et passim. |retour au texte|
3 G. Greer, La femme eunuque. Trad. fr.: Montréal, éditions du Jour, 1970. |retour au texte|
4 G. Greer, Sexe et destin. Tr. fr.: Paris, Grasset, 1985. |retour au texte|
5 G. Greer, interview avec G. Mackay, in: V. Murray, «Le virage Greer», L'actualité (Montréal) juin 1985, 72-76. |retour au texte|
6 Cf. en particulier sa Théorie de la religion. Paris, Gallimard, 1973. |retour au texte|
7 Paris, Minuit, 1957. |retour au texte|
8 Ne pourrait-on par exemple parler d'un «interdit de la continence» - se traduisant évidemment en «injonction de la performance» - dont pourrait rendre compte l'expérience de plusieurs de nos contemporains? |retour au texte|
9 R. Bastide, Le sacré sauvage - et autres essais. Paris, Payot, 1975. |retour au texte|
10 J.-J. Wunenburger, La fête, le jeu et le sacré. Paris, Éd. universitaires, 1977. |retour au texte|
11 J. Ellul, Les nouveaux possédés. Paris, Fayard, 1973. |retour au texte|
12 Cf. notamment de R. Caillois, L'homme et le sacré. Paris, Gallimard, 1939. |retour au texte|
13 Nous avons tenté de montrer ailleurs, dans un essai consacré à l'histoire du symbolisme des techniques [C. Miquel et G. Ménard, Les ruses de la technique. Montréal, Boréal / Paris, Méridiens-Klincksieck, 1988], comment, en particulier à notre époque, la technique induisait un éthos (au sens weberien) qui paraît bien traverser et marquer l'ensemble des sphères de l'activités et de l'expérience humaines, y compris celle de la sexualité. |retour au texte|
14 L'ombre de Dionysos. Contribution à une sciologie de l'orgie. Paris, Méridiens-Anthropos, 1982. Cf. également: La conquête du présent. Paris, P.U.F., 1979; Essais sur la violence banale et quotidienne. Paris, Méridiens-Klincksieck, 1984. |retour au texte|
15 Maffesoli inverse toutefois le sens du couple durkheimien organique/ mécanique». |retour au texte|
16 M.-C. Abel, «La vie des "nouveaux saints"», Le Devoir [Montréal], 1.6.1985, p. 26 à propos d'ouvrages consacrés à la biograpgie de vedettes rock de l'heure. |retour au texte|
17 Notamment dans le best-seller L'âme désarmée. Préface de S. Bellow. Paris, Julliard, 1987. |retour au texte|
18 M. Maffesoli, «La prostitution comme "forme" de socialité», Cahiers internationaux de sociologie, LXXVI, 1984, 119-133, passim. |retour au texte|
19 Notamment dans L'imagination symbolique. Paris, P.U.F., 1964. |retour au texte|
20 G. Lipovetsky, L'ère du vide. Essais sur l'individualisme contemporain. Paris, Gallimard, 1983. |retour au texte|
21 J. Baudrillard, Les stratégies fatales. Paris, Grasset, 1983. |retour au texte|
22 Cf., e.g., Y. de Kerorguen, Le plaisir chaste. Paris, Éd. Autrement, 1984. |retour au texte|
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