RENCONTRE ET RITUEL

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Le titre proposé pour cet article, «Rencontre et rituel», n'est pas sans parenté avec celui de la contribution de Claude Rivière dans cet ouvrage, sur la ritualisation du face-à-face fortuit. Ce n'est pas la première fois que nos perspectives se trouvent rapprochées, et je m'en réjouis une fois de plus. Claude Rivière est un sociologue fort connu, qui a une vaste expérience de recherche dans le domaine de la ritualité contemporaine et ses inspirants travaux sont connus[1]. Les perspectives que ces pages voudraient pour leur part développer sont quelque peu différentes, davantage inscrites dans l'horizon de ce qu'on peut appeler l'«anthropologie religieuse» ou, comme on dit aussi au Québec -- avec la naïveté de croire que la langue française est encore capable de nommer de nouvelles façons de voir les choses --, la «religiologie». Comme celles de Claude Rivière, ces perspectives vont aussi largement faire appel à la catégorie du rituel. Mais -- et ce serait sans doute là la principale différence d'approche -- alors que Claude Rivière tente notamment de mettre à jour ce qu'il appelle des «rites profanes» ou séculiers, cet article fait la suggestion et l'hypothèse que nous sommes bel et bien souvent, encore, dans le domaine du religieux plutôt que dans l'espace du profane.

Nuance immédiate: nul ne contestera qu'il puisse aussi exister des rites profanes -- comme les travaux de Goffman, notamment, l'ont fort bien mis en lumière. Mais il semble malgré tout fécond, parmi toutes les lectures possibles -- et c'est heureux qu'elles soient nombreuses dans cet ouvrage --, d'aborder aussi le thème de la rencontre à partir de catégories proprement religieuses. Inutile de dire, par ailleurs, qu'une telle lecture des choses ne revendique aucun impérialisme et qu'elle est infiniment loin d'épuiser le sens d'un phénomène quel qu'il soit. Il se peut en revanche qu'elle fournisse un éclarage particulier, parmi bien d'autres, pour en avoir une plus grande compréhension, une meilleure intelligence.

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Ceci dit, cette suggestion commande un certain nombre de précisions sur ce qu'il y a lieu d'entendre ici par «religion». Il y a fort à parier en effet que, pour plusieurs -- sinon pour la majorité -- d'entre nous, le seul fait d'évoquer le terme de «religion» fasse surgir toutes sortes d'images et de souvenirs spontanés, associés pour une large part à l'héritage judéo-chrétien qui est le nôtre -- ou, alors, à d'autres traditions avec lesquelles nous sommes entrés en contact d'une manière ou d'une autre. Ainsi, par exemple, il y a de bonnes chances que, pour la majorité d'entre nous, la «religion» évoque spontanément l'église ou la mosquée, le temple ou la synagogue -- et ce qui s'y passe: la messe ou le service, le catéchisme ou le bar mitzvah, l'odeur d'encens ou celle des cierges, le confessionnal aussi, sans doute -- au moins pour les plus vieux --; mais également les icônes orthodoxes, le hidjab des femmes musulmanes, les cimbales pittoresques de disciples de Krishna, certains conflits sanglants de notre époque, ou encore les agissements troublants de «sectes» qui ont fait les manchettes de l'actualité -- comme, par exemple, les hécatombes de Waco et de l'Ordre du Temple Solaire.

En revanche, il ne viendrait sans doute pas à l'esprit de plusieurs d'entre nous de ranger dans la catégorie de la «religion» des phénomènes comme -- pour emprunter quelques exemples aux divers thèmes de la session -- les rencontres sportives ou la drague, le «surf» sur Internet ou l'errance vagabonde des «jeunes de la rue».

Et cela se comprend sans trop de mal dans la mesure où notre culture est largement l'héritière d'une longue tradition à la fois religieuse et scientifique -- c'est-à-dire d'origine religieuse mais en quelque sorte laïcisée par les sciences humaines -- qui a imposé une notion très restreinte et très spécialisée de la religion; une notion en outre très marquée par le christianisme, pour qui la «religion» a été, depuis des siècles[2], celà même qui relie les humains à la trancendance de Dieu: l'Église, ses dogmes, ses rites, son clergé. Et, par extension, on a fini par élargir le concept à d'autres grandes traditions de l'histoire humaine offrant en quelque sorte des visées semblables : le judaïsme, l'islam, les religions orientales, les «nouvelles religions» apparues à notre époque, etc.

Nous sommes donc, croyants ou non, tributaires d'une conception somme toute très restrictive de la religion, qui implique tout à la fois l'existence d'une trancendance surnaturelle -- et même, en général, carrément divine -- et un ensemble traditionnel de moyens pour, si l'on peut dire, entrer en contact avec cette transcendance et être en bons termes avec elle.[3]

Nous, Occidentaux, mais pas seulement nous.

Dans un article destiné à la revue Religiologiques, un collègue britannique[4] qui enseigne une partie de l'année au Japon racontait -- et la chose est assez intéressante -- qu'il a l'habitude de poser systématiquement à ses étudiants japonais, chaque année, les trois mêmes questions:

1) Êtes-vous religieux? Réponse: de manière très claire et très largement majoritaire: non.

2) êtes-vous quand même allés dans un temple ou une chapelle récemment? Réponse, également très largement majoritaire: oui.

3) Quand et pourquoi? Et, là encore, les étudiants répondaient systématiquement, d'année en année, de manière très largement majoritaire: eh bien, avant nos examens, prier pour obtenir le succès...

La chose pourrait avoir l'air paradoxale, mais le paradoxe, en fait, est bien plus lié à une bête question de définition. La langue japonaise traditionnelle n'avait pas vraiment de terme pour rendre le concept occidental de «religion». On en a donc forgé un au XIXe siècle, notamment sous la pression des missionnaires chrétiens. Ce qui a donné le terme shûkyô, lui-même formé de deux idéogrammes dont l'un signifie «secte» ou «confession» et l'autre «corps de doctrine». Shûkyô, pour les Japonais, c'est donc le corps de doctrine d'une secte ou d'une confession particulière (par exemple: le christianisme, le shintoïsme, le bouddhisme -- ou même telle secte particulière de ces «grandes» religions). Mais comme, en général, les Japonais fonctionnent de manière très syncrétiste, c'est-à-dire en se référant aussi bien aux cultes shinto qu'aux pratiques des diverses sectes bouddhistes, un bon nombre d'entre eux, surtout parmi les plus jeunes générations, ne se retrouvent simplement pas dans ce qu'évoque de manière somme toute assez étroite lui aussi le terme japonais pour religion, shûkyô.

On voit bien qu'on est d'abord et avant tout ici devant une question préalable de définition. Celle qui est vraisemblablement la plus largement répandue en Occident, et qui provient du verbe latin religare[5], évoque justement ce lien reliant l'être humain à la transacendance divine par le moyen de la foi et de la pratique de la... religion.

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Roger Caillois[6], il y a déjà un bon moment, évoquait pour sa part une autre étymologie possible -- et possiblement plus ancienne -- de notre terme «religion». La religio, en effet, d'après Caillois, aurait été tout d'abord, tout simplement -- et tout matériellement -- un noeud tressé avec de la paille pour tenir ensemble les poutrelles des ponts et des passerelles érigés au-dessus des cours d'eau -- avant que les Romains se mettent en construire en dur leurs aqueducs et leurs ponts du Gard. Ces noeuds de paille, cependant, seul le chef des prêtres pouvait les nouer, de manière rituelle. Pourquoi? Eh bien parce que, pour les croyances romaines archaïques, le fait d'ériger un pont sur un cours d'eau, si utile que la chose puisse être à des usages purement profanes, n'en constituait pas moins une transgression, la violation d'une sorte de tabou -- dans la mesure où il avait pour résultat de réunir deux choses, en l'occurrence ici deux rives d'un cours d'eau, que les dieux eux-mêmes avaient pourtant pris la peine de séparer. Par conséquent, seul un personnage hors du commun, plus proche des dieux que le commun des mortels, pouvait effectuer cette transgression, nouer les noeuds de paille, sans attirer la colère des immortels. Et encore, par n'importe comment: en y mettant, si l'on ose dire, tout le paquet du rituel. C'est d'ailleurs pourquoi le chef des prêtres de la religion romaine ancienne finit par prendre le titre de «suprême pontife» -- c'est-à-dire, bien sûr, «faiseur de pont» -- un titre qui, on le sait, et comme quoi les bonnes trouvailles ont la vie dure, est encore porté aujourd'hui par l'évêque de Rome.

Cette possible étymologie ancienne du mot religion ouvre vraisemblablement des perspectives beaucoup plus fécondes pour penser le religieux en notre temps -- c'est-à-dire à une époque où, tout au moins en Occident, nous avons certes de plus en plus de mal à croire en des arrière-mondes surnaturels peuplés de dieux barbus ou de déesses guerrières; mais où, également, nous échappons sans doute davantage au matérialisme simpliste d'un certain positivisme de la modernité à l'image de ce cosmonaute soviétique célèbre, tout fier d'avoir pu confirmer l'inexistence de Dieu puisque, dans aucune de ses sorties dans l'espace, il ne l'avait rencontré.

Entre ces deux positions extrêmes, surnaturaliste et positiviste, il y a place pour une intelligence de ce que Durkheim, pour sa part, appelait une «transcendance immanente», dans laquelle celui-ci voyait l'essence même de la religion -- et que l'on peut conserver, quitte à la défalquer, si nécessaire, du sociologisme que d'aucuns pourraient, avec raison parfois, lui reprocher.

Autrement dit, et de manière somme toute assez simple, il s'agit de voir que l'érosion contemporaine de plusieurs formes traditionnelles du religieux auxquelles nous avons été culturellement habitués, et qui impliquent justement une forme de référence à une transcendance extra-mondaine, surnaturelle, ne signifie pas du tout la disparition -- ou même le recul -- d'une religiosité anthropologique fondamentale, mais s'accompagne plutôt d'un effet de déplacement des lieux de cette expérience contemporaine du religieux et du sacré[7].

Et, pour repérer ces lieux de religiosité contemporaine, l'étymologie ancienne du terme religion mise en lumière par Roger Caillois peut être fort éclairante -- notamment pour réfléchir au phénomène de la rencontre. Car enfin, s'il est un lieu de l'expérience humaine où il y a transgression, traverse périlleuse de deux rives au départ séparées par un fossé infranchissable, c'est bien, justement, lorsque deux monades humaines en viennent à se rencontrer de quelque manière.

C'est bien pourquoi les catégories de la religion, notamment celles du rituel et, plus précisément des rituels de pont, de pontification[8], peuvent nous aider à saisir quelque chose du mystère de nos rencontres.

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Un des grands contemporains et complices intellectuels de Caillois, Georges Bataille, à qui on doit notamment l'une des plus puissantes méditations de ce siècle sur l'érotisme et sur la part de sacré que celui-ci comporte[9], a élaboré une bonne partie de sa réflexion à partir de la double idée de continuité et de discontinuité. Ces notions peuvent paraître à première vue un peu abstraites, comme un certain nombre de choses chez Bataille, mais elles sont finalement assez simples.

Pour Bataille, c'est l'émergence de la conscience, à l'aube de l'humanité qui introduit en quelque sorte la discontinuité dans l'univers, qui fait «prendre conscience» aux humains qu'ils sont non seulement séparés les uns des autres, en discontinuité les uns par rapport aux autres, mais aussi par rapport à l'ensemble de la nature et du cosmos -- alors que les animaux, les plantes, les fleuves, les montagnes et les astres continuent, eux (d'où leur caractère souvent éminemment sacré dans nombre de cultures traditionnelles), d'appartenir en quelque sorte à un grand continuum cosmique inconscient de lui-même.

Cette conscience de la discontinuité, pour Bataille, est cela-même qui fonde la possibilité du travail, de la science et de la technique -- en permettant d'agir consciemment sur la nature posée en face de soi comme un objet. Mais, en même temps, et pour ainsi dans le même mouvement, c'est elle aussi qui génère au coeur de l'être humain une vivace nostalgie de la continuité perdue, de ce temps archaïque, préhumain auquel les humains ont été arrachés par la conscience, où tout se fondait dans le grand tout de l'Univers.[10]

C'est en ce sens bien sûr que des historiens des religions comme Mircea Eliade[11] ont parlé d'une «nostalgie des origines» à laquelle tous les grands mythes et toutes les religions de l'humanité ont en quelque sorte tenté de répondre -- et de reconduire.

Mais on comprend aussi, avec Bataille, le rôle singulier -- et singulièrement religieux -- de l'érotisme à cet égard, de l'érotisme qui non seulement évoque cette nostalgie de la continuité perdue des êtres mais qui, vraisemblablement, est ce qui permet de s'en rapprocher le plus en deça de la mort. L'érotisme[12], en effet -- ne fût-ce qu'un moment -- , dans l'étreinte des corps, la rencontre des coeurs, l'ivresse des passions, nous arrache à la discontinuité perdue de l'être, à l'obstination avec laquelle nous nous accrochons le plus souvent à notre «splendide isolement» de petit moi discontinu; l'érotisme nous permet d'entrevoir -- un moment --, à travers l'être de l'amant ou de l'amante, cette continuité perdue. D'où, bien sûr, sa correspondance troublante avec la mort, d'ailleurs bien perçue en Occident au moins depuis le mythe de Tristan et Iseult[13]. Et ce n'est évidemment pas un hasard que la langue populaire ait désigné sous l'expression de «petite mort» l'expérience du sommet orgasmique: l'être individuel et discontinu, comme dans la mort, s'y dissout en effet dans une continutité un moment effleurée, un moment retrouvée.

On pense évidemment au prodigieux mythe de l'androgyne chez Platon, où chaque être humain soupire désespérément après sa moitié perdue. Mais je m'empêchais difficilement aussi, en écrivant ces lignes un peu austères pour parler de ce dont il est ici question, d'entendre les paroles d'une des très belles ballades de l'opéra rock Starmania, «les uns contre les autres»:

On dort les uns contre les autres,

On vit les uns avec les autres,

On court les uns après les autres,

On se caresse, on se cajole,

On se comprend, on se console...

On se déteste, on se déchire

On se détruit, on se désire...

Mais, au bout du compte, on se rend compte,

Qu'on est toujours tout seul au monde...

De manière extrêmement simple, cette ballade décrit parfaitement à la fois le traumatisme humain de la discontinuité, au sens de Bataille, et l'inguérissable nostalgie de la continuité perdue à laquelle l'érotisme donne le sentiment de pouvoir échapper ne fût-ce qu'un furtif mais inoubliable instant.

Mais Bataille va plus loin. Pour lui, la mise à nu qui précède l'étreinte érotique évoque significativement la mise à nu qui précède la mise à mort dans le rituel sacrificiel, cet autre geste lui-même profondément religieux qui consiste en somme essentiellement à prélever des êtres appartenant au monde profane de la discontinuité (que ce soit des humains, des animaux domestiques ou le fruit des récoltes) pour les rendre, les ramener à la continuité, à travers la destruction et la mort.

Le rituel érotique, lui, dépouille les corps de la cuirasse vestimentaire qui les isole habituellement dans leur identité, c'est-à-dire dans leur discontinuité, et les rend disponbiles à l'expérience de la continuité un moment aperçue dans la sortie de soi, dans l'extase, dans la «petite mort» de l'éros.

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L'intérêt de l'érotisme et de la sexualité, ici, est bien sûr de mettre en lumière de manière particulièrement frappante, paroxystique, ce qui se laisse également déceler dans bien d'autres expériences de rencontre. Mais il vaut la peine de s'y arrêter encore un moment, entre autre choses pour mieux comprendre la sigification de ce que, pour employer des raccourcis plus commodes que précis, on peut appeler l'explosion -- ou la révolution -- sexuelle des années d'après-guerre en Occident, à travers toutes sortes de figures: des déhanchements d'Elvis Presley à ceux de Michael Jackson, en passant par le «make love not war» des années soixante-dix et la libéralisation des moeurs en matière de comportement sexuel. Tout cela s'est bien sûr accompagné de nuances et de variantes socio-culturelles importantes: il est bien évident, en effet, que les choses ne se sont pas passées exactement de la même manière -- et continuent d'être différentes -- à New York, à Paris, à Strasbourg et... à Oberaslach. Mais le phénomène est malgré tout suffisamment évident pour qu'on ne le chicane pas trop dans son fond.

On l'a souvent interprété comme l'un des effets de la «sécularisation» de l'Occident, de l'érosion de la fibre religieuse -- et morale -- de notre époque.

Alors là, on a vraiment envie de dire: mais pas du tout, bien au contraire! L'expérience de la sexualité occidentale des décennies récentes a bien plutôt été vécue sur un mode profondément religieux -- que Michel Foucault, notamment dans le premier tome de son Histoire de la sexualité, a d'ailleurs bien mis en lumière, et qui n'est pas sans analogie avec cette «sexualité» sacrée du monde ancien où, au moyen de pratiques sexuelles rituelles (qu'on a bien polémiquement associées à de la «prostitution»), on visait en somme à entrer en communion avec les dieux, à faire corps avec l'ensemble de la nature et du cosmos, et même à en régénérer la fertilité[14].

Pour faire bref, et pour reprendre un image déjà suggérée ailleurs, on pourrait dire que nos comtemporains ont largement attendu de la sexualité, de l'érotisme -- et avec une ferveur comparable -- ce que d'autres époques avaient pour leur part attendu de la liturgie ou de la prière: «s'envoyer en l'air» -- c'est-à-dire, quand on s'arrête à y penser, sortir de soi dans l'espoir d'accéder, à travers l'autre, à une transcendance immanente qui ne porte certes plus, en général, le nom des anciens dieux mais qui n'en demeure pas moins pour autant profondément religieuse.

Et nous retrouvons ici, en passant, la puissance fédérative -- ou pontificatrice -- de cet orgiasme, cher à la pensée de Michel Maffesoli[15], par lequel, grâce auquel, les humains renouent, si l'on peut dire, les noeuds de paille d'une socialité vivante, ravivent et régénèrent leur désir d'être et de vivre-ensemble à travers l'effervescence des passions bien plus que la sobriété des contrats sociaux, à travers les nombreuses ritualités de la communion bien plus que la rationalité de la communication.

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Ce qui fait la différence entre la «religion» de notre époque et celle d'autres cultures plus traditionnelles tient pour une large part à ce que les théoriciens de la postmodernité ont appelé l'effritement des «grands récits» qui, comme le christianisme ou le marxisme, par exemple, venaient en quelque sorte avec leur propre mode d'emploi, c'est-à-dire avec les rituels permettant d'accéder au mythe, de le rejouer, de coïncider avec lui -- comme l'eucharistie des chrétiens ou les manifs du 1er mai. Et nous avons tendance à inférer de cette érosion des grands mythes «traditionnels» une érosion de la «religion» -- alors que c'est vraisemblablement plutôt cet effritement des grands récits et de leurs modes d'emploi rituels qui accentue, à notre époque, l'importance d'une ritualisation des événements que nous vivons et des rencontres qui ponctuent nos existences.

Certes, une telle ritualisation n'engendre plus de «grands» récits ou de grands mythes, de corps de doctrine grandioses, cohérents et durables -- comme le shûkyô des Japonais ou comme la «religion» de l'Occident.[16] Elle génère en revanche plein de «petits récits», de petis mythes personnels (ou tribaux, pour évoquer de nouveau M. Maffesoli), dont le souvenir, parfois ténu et parfois plus marquant, noue peu à peu les noeuds d'une fragile passerelle de sens sur le cours de nos existences.

On pourrait dire aussi, à l'encontre du pessimisme de Weber -- ou tout au moins de celui de Gauchet -- que cette ritualisation des événements et des rencontres contribue -- et ce pourrait être une autre manière de nommer la «religion» -- à réenchanter le monde.

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Depuis près de quatre ans maintenant, chaque dimanche soir, je passe une bonne partie de la nuit dans une sorte de caravane qui sillonne les rues de Montréal pour accueillir les «jeunes de la rue» -- punks, fugueurs et autres jeunes SDF du centre-ville. Nous leur offrons du café, des brosses à dents et des préservatifs, de chaussettes de laine parfois -- surtout l'hiver, à - 30deg. -- mais surtout, et c'est un peu là l'originalité de cette intervention par rapport à d'autres semblables, surtout des hotdogs...

Parce que nous sommes en Amérique du nord, bien sûr, et que les jeunes aiment ça -- et on pourrait évidemment imaginer autre chose dans un autre contexte. Mais aussi parce que, contrairement à des sandwiches, par exemple, que l'on pourrait préparer d'avance et qu'on n'aurait qu'à distribuer (ce qui, d'ailleurs, faciliterait grandement la logistique lorsque trente ou quarante jeunes affamés se ruent en même temps sur la caravane), un hotdog, c'est toujours quelque chose de singulier, d'unique. Donc, de compliqué. D'abord, il faut un certain temps pour le faire chauffer au four à micro-ondes, ce qui implique forcément de l'attente, de l'impatience, donc de la parole, de la négociation. De la rencontre. Mais ça oblige surtout, chaque fois, à demander au jeune comment il veut son hotdog -- avec ketchup et moutarde, ou juste avec mayonnaise, ou sans moutarde mais plein de ketchup, ou avec un bâtonnet de fromage à la place de la saucisse parce qu'il est végétarien et que «manger de la viande, c'est dégueulasse», ou simplement «tout de suite, ça presse!» -- parce qu'il a très faim et que ça fait bien sûr deux heures qu'il attend...

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Marguerite Yourcenar, dans un très beau texte de son recueil Le temps, ce grand sculpteur, commente un court texte de Bède le Vénérable, à vrai dire le tout premier texte qui nous ait été conservé, écrit en langue anglaise[17]. Bède y rapporte le récit de la conversion au christianisme d'un roitelet anglais du début du Moyen Âge. Le roi se demande s'il doit accepter la foi nouvelle des missionnaires chrétiens, et il demande conseil à son encourage. Il y a alors un vieux sage qui lui répond au moyen d'une sorte de parabole.

«La vie des hommes sur terre, ô roi, (...) me paraît ressembler au vol d'un passereau entrant par une embrasure de la grande salle qu'un bon feu, allumé au centre, réchauffe, et où tu prends tes repas avec tes conseillers et tes liges, tandis qu'au-dehors les pluies et les neiges de l'hiver font rage. Et l'oiseau traverse rapidement la grande salle et sort du côté opposé, et, après ce bref répit, venu de l'hiver, il rentre dans l'hiver et se perd à tes yeux. Ainsi de l'éphémère vie des hommes dont nous ne savons ni ce qui la précède, ni ce qui la suivra...»

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Il m'est souvent arrivé de penser à cette belle et forte image dans la caravane où les jeunes entrent en arrivant de la nuit et avant d'y retourner comme ils en étaient venus.

À l'époque où Bède écrit, la «religion», c'est à la veille de devenir, en Occident, ce que les missionaires chrétiens croient savoir du «mystère de la nuit» -- parce que leur Dieu puissant le leur a révélé. Et, assurément, il se peut que plusieurs de nos contemporains continuent d'adhérer en quelque sorte au «pari» pascalien du petit roi anglais sur l'avis de son perplexe conseiller. Mais plusieurs aussi, sans doute, à notre époque, parce qu'ils se sentent comme ce conseiller qui avouaient n'en rien savoir, risquent d'être particulièrement sensibles à ce qui se passe hic et nunc «dans la grande salle» où nous nous retrouvons un moment égarés, un moment étonnés comme le moineau de l'apologue, et comme le roi qui y festoie avec ses hommes.

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«Qu'est-ce qu'un rite?» demandait le Petit Prince. Et le Renard de répondre: «C'est ce qui fait qu'un jour est différent des autres jours, une heure des autres heures».

On pourrait ajouter: «Et un hotdog des autres hotdogs».

C'est ce qui fait qu'un hotdog peut être, tout à la fois, l'occasion, la métaphore et le pont rituel d'une rencontre -- aussi bien que l'une des innombrables formes minuscules et fugaces de la religion de notre temps.

 


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[*] Texte établi à partir d'une conférence donnée au colloque «La rencontre», Strasbourg (Arcanes / I.F.P.P.), mai 1996.

[1] Voir notamment Les rites profanes, Paris, PUF, 1995.

[2] Plus précisément depuis Tertullien et Lactance qui, aux premiers siècles de l'ère chrétienne, ont avalisé cette acception du terme «religion» à partir de l'étymologie du verbe latin religare.

[3] Cette conception implique aussi fréquemment l'idée d'une longue tradition, ancienne et durable, c'est-à-dire en somme l'idée de mémoire, pour parler comme D. Hervieu-Léger (voir à ce sujet son étude récente -- et significative : La religion pour mémoire, Paris, Cerf, 1993.

[4] Ian Reader, «Des pieds à la tête. Étiquette et religion implicite au Japon», Religiologiques, 14 (Religion implicite), automne 1996 (à paraître).

[5] On connaît aussi l'autre étymologie du terme, attribuée à Cicéron, à partir d'un autre verbe latin -- relegere («colliger», «rassembler»). Les religiosi, selon l'orateur d'Arpinum, étaient ces hommes qui, à Rome colligeaient «religieusement» tout ce qui avait trait aux divers cultes de la «religion» romaine.

[6] Roger Caillois, «Le grand pontonnier», dans Cases d'un échiquier, Paris, Gallimard, 1970.

[7] L'un des lieux où cette perspective est le mieux présentée demeure sans doute le classique article de Roger Bastide, «Anthropologie religieuse», dans Universalis.

[8] Sur cette thématique, voir aussi Denis Jeffrey, «Prolégomènes à une religiologie du quotidien», Religiologiques, 9 (Conbstruire l'objet religieux), printemps 1994.

[9] Voir en particulier L'érotisme, Paris, Minuit, 1957 et Théorie de la religion, Paris, Gallimard, 1973.

[10] Bataille s'est également intéressé de manière fort inspirante, à cet égard, à la naissance de l'art et de la technique. Voir Lascaux ou la naissance de l'art, Paris, Skira, 1955. Voir également, sur cette question, G. Ménard et C. Miquel, Les ruses de la technique, Montréal / Paris, Boréal / Klincksieck, 1988.

[11] De M. Eliade, voir notamment La nostalgie des origines, Paris, Gallimard, 1971; Le mythe de l'éternel retour, Paris, Gallimard, 1969; Traité d'histoire des religions, Paris, Payot, 1948.

[12] Précision -- que l'on souhaite superfétatoire: il est ici question de l'«érotisme» de Bataille, et non, bien sûr, du «rapport sexuel» de Lacan...

[13] Voir par exemple D. de Rougemont, L'amour et l'Occident, Paris, Plon, 1972.

[14] Voir notamment, à ce sujet, W. Schubart, Éros et religion, Paris, Fayard, 1972.

[15] Voir notamment, de M. Maffesoli, L'ombre de Dionysos. Contribution à une sociologie de l'orgie, Paris, Méridiens-Anthropos, 1982.

[16] Les raisons de ces transformations de l'économie du sacré et du religieux, à notre époque, sont trop complexes pour qu'il soit possible de les aborder convenablement ici. Pour un essai d'interprétation du phénomène, on pourra toutefois se référer à Ménard et Miquel, op. cit.

[17] «Sur quelques lignes de Bède le Vénéralble», dans Le Temps, ce grand sculpteur, Paris, Gallimard, 1983.

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