1. Religion, morale et sexualité
2. La sexualité «sacrée» et le «motif» de l'«extase»
3. L'érotique grecque et le «bon usage» des plaisirs
4. L'Orient ascétique et sensuel. La sexualité comme voie de la connaissance et de l'équilibre
5. D'Orphée à saint Augustin. Aux sources du dualisme occidental. Le motif du «salut»
6. De Tristan et Iseut à West Side Story : le «mythe amoureux» de l'Occident
7. Répression ou invention de la sexualité? Les paradoxes de la Modernité
8. Problématiques contemporaines
1. Religion, morale et sexualité
La sexualité est une réalité humaine qui peut être analysée à partir de nombreuses et diverses perspectives théoriques en sciences et en sciences humaines. On peut ainsi en faire une lecture médicale, sociologique, psychologique, historique, politique, etc.
La perspective qui est adoptée ici est celle de la religiologie, c'est-à-dire de l'anthropologie religieuse ou de la science de la religion. Cette approche n'épuise évidemment pas plus que les autres la compréhension qu'on peut avoir du phénomène de la sexualité (ou de n'importe quel phénomène). Mais elle est susceptible de lui apporter un éclairage singulier et, de ce fait, d'enrichir notre compéhension de ce phénomène (comme de n'importe quel autre).
Bien qu'étant souvent étroitement liées (et parfois inexactement confondues), la religion et la morale sontdes réalités essentiellement différentes l'une de l'autre, aux «objectifs» souvent même opposés.
La religion vise à faire sortir les humains de la sphère profane («extase»), à les faire accéder à une réalité sacrée, absolue. («religion» = «ce qui relie» à l'«absolu», c'est-à-dire à «ce qui n'est pas lié»).
La religion, qu'elle soit instituée (dans des religions, des églises, etc.) ou plus diffuse (on parlera alors plus volontiers de religiosité) s'exprime au moyen de ce que la science de la religon appelle des mythes, c'est-à-dire des récits sacrés. Pour ceux et celles qui y adhèrent, ces mythes donnent le sens ultime, fondamental et absolu des choses, leur «explication» dernière la plus importante.
C'est par ailleurs au moyen des rites (ou rituels) que l'on peut pour ainsi dire rendre le mythe vivant, y avoir accès, le remettre en scène.
Parmi les nombreux rites que l'on peut identifier (dans les traditions religieuses de l'humanité), il y a lieu de faie une place particulière à ceux que l'on appelle rites de passage. Ceux-ci visent en quelque sorte à intégrer dans le cadre du mythe (donc à leur donner un sens) divers «passages» importants de l'existence. Il peut par exemple s'agir de grands moments - souvent de grandes «premières» - de la vie humaine: naissance, puberté, accès à l'âge adulte, mariage, grossesse, accouchement, maladie, mort. Il peut aussi s'agir d'autres types de «passages»: changement de lieu, changement d'état, changement d'usage pour un lieu ou un objet, passage du temps (saisons, etc.), etc.
La morale, par comparaison, serait plutôt une construction humaine (à la fois réflexion sur l'agir humain et contrôle de celui-ci) visant à gérer la vie individuelle et sociale, à rendre vivable le monde profane. Étant des constructions humaines, les morales sont toujours fragiles, contestables, non absolues. De ce fait, elles ont souvent (eu) tendance à s'absolutiser au contact du sacré (par exemple: en se présentant comme étant décrétées par «les dieux», ou en s'appuyant sur quelque «fondement absolu» et sacré : la Raison, la Science, le Progrès, etc.)
Bien sûr, en prétendant donner le sens ultime des choses, les religions se traduisent généralement aussi par des manières d'agir imposées (puisque considérées comme conformes au sens donné par le mythe). En ce sens, les religions secrètent généralement aussi des morales.
La morale se fonde largement sur la dichotomie bien / mal (et, donc, permis/défendu).
La religion, pour sa part, se fonde plutôt sur les dichotomie sacré /p rofane puis, à l'intérieur du sacré, sur les oppositions faste / néfaste, bénéfique / maléfique, etc.
En ce sens, il ne faut pas confondre ces deux manières de voir. Le «sacré» de la religion, par exemple, ne correspond pas forcément au «bien» de la morale et peut tout aussi bien s'identifier au «mal» (ex.: Satan - ou le «diabolique» en général - peut relever à la fois du «sacré» ET du «mal»).
La religion se fonde également sur le couple interdit / transgression, qu'il ne faut pas non plus confondre avec le permis / défendu (bien / mal) de la morale. Ce qui est, de manière habituelle, interdit par la religion, c'est le contact avec le sacré - parce que trop dangereux, ou trop puissant. Mais cet (accès) interdit du sacré doit parfois être transgressé (puisque c'est le sacré qui donne puissance et vie). Cela doit toutefois se faire selon les règles (rites). Et, de manière générale, on revient par la suite au respect de l'interdit. C'est-à-dire, on revient dans la vie profane. Il arrive toutefois que des individus (pour le meilleur ou pour le pire) basculent complètement dans le sacré et ne peuvent plus revenir dans la vie «profane» ordinaire. Ils deviennent alors des personnages hors du commun, sacrés.
On peut ainsi comprendre que notre lecture de phénomènes (historiques ou actuels) liés à la sexualité et nos comportements à leur égard seront très différents selon qu'on emprunte le «point de vue» de la religion ou la perspective de la morale. (Ex.: le cas du viol).
On peut, par ailleurs, repérer deux grands «modèles» (très schématiques et opposés) de rapports entre la sexualité et la religion: ou bien la sexualité est investie comme l'une des voies possibles d'accès au sacré, à l'absolu. On lui conférera alors une «valeur religieuse» importante. Ou bien elle est au contraire vue comme l'un des (principaux) obstacles à l'accès au sacré. Elle aura alors tendance à être dévalorisée, contrôlée, restreinte.
Les morales, pour leur part, interrogeront plutôt la sexualité par rapport à la conception qu'elles se font de l'être humain, de sa «nature», de son accomplissement. On peut, en ce sens, parler de «problématisations» morales (ou éthiques) de la sexualité (c'est-à-dire: comment les humains ont posé le «problème» d'un usage de la sexualité conforme à la «nature humaine», c'est-à-dire libre, consciente, responsable, etc.).
2. La sexualité
«sacrée»
et le «motif» de l'«extase»
À l'aube de l'histoire, les civilisations humaines accordent souvent à la sexualité une valeur religieuse de première importance. La sexualité y est à la fois
¥ une manière privilégiée d'être en communion avec le cosmos
¥ et même d'agir sur lui (ex.: «cultes de fertilité»),
¥ d'entrer en contact avec les forces «surnaturelles» ou «divines» (ex.: hiérogamies - ou mariages sacrés -, «prostitution sacrée»),
¥ de retrouver, à travers l'extase, l'intimité avec un âge d'or mythique.
C'est ce que des auteurs (notamment: Walter Schubart) ont appelé le «motif de l'extase génésiaque (ou créatrice)». Il est étroitement relié aux religions dites «de la nature».
La femme et le féminin y ont généralement une place prépondérante.
Il faut toutefois se garder de voir ce «modèle» de manière purement idyllique, comme une sorte de «paradis terrestre perdu». Ce type de religiosité acquiesce à ce qui est (plutôt qu'à ce qui «devrait être» - y compris, donc, à l'inévitabilité de la mort. (Le dieu Dionysos, qui pourrait représenter ce type de religiosité, n'abolit pas la mort; il l'apprivoise à petites doses).
Ce «modèle» n'est pas non plus dénué de ce que nous considérerions comme un acquiescement à une certaine violence (et même à une certaine cruauté) de la vie elle-même, quoiqu'il le vive souvent de manière symbolique, rituelle.
Au fond, ce qui caractérise le dionysiaque (ou dionysien), c'est d'abord et avant tout l'excès (par rapport à la «mesure», au «juste milieu», à l'«équilibre» de l'idéal plus apollinien). Mais, paradoxalement, cet excès peut aussi bien être vécu sur le mode du paroxysme («en hyper») que sur celui de la rétention («en hypo»). De telle sorte que des phénomènes apparemment aussi opposés que la débauche et l'abstinence sexuelle totale peuvent - l'un et l'autre - être considérés comme des formes d'«excès» dionysiaques.
Les principales traces anciennes de ce «modèle» se retrouvent notamment dans la tradition du shivaïsme [du dieu: Shiva] en Inde et de ce qu'on a souvent appelé les religions «de la Grande Déesse») ainsi que dans leur pendant occidental, le dionysisme [du dieu: Dionysos]. On le retrouve également dans des cultures actuelles non marquées par celle de l'Occident.
Cette forme de religiosité sera largement battue en brèche par les cultures indo-européennes. Elle ne disparaît jamais complètement et se perpétue de manière diffuse, souvent clandestine (parce que combattue - par exemple: les «sorcières» du Moyen Âge, etc.) et reprend même parfois une réelle vigueur.
Des auteurs contemporains (par exemple: Michel Maffesoli) ont par ailleurs cru en repérer une significative résurgence dans la culture occidentale actuelle à travers le «retour d'un orgiasme de type dionysiaque» (voir la proposition 8).
Les invasions indo-européennes et le développement des civilisations sémitiques (en particulier: le monde biblique d'Israël) imposent une religiosité très différente, à maints égards marquée par des valeurs patriarcales, et par ce que W. Schubart a proposé d'appeler le «motif du salut»: une sorte de fossé se creuse entre l'«ici-bas» de la vie terrestre, et une sorte d'«au-delà» («meilleur», plus «vrai») dont nous sommes en quelques sorte exilés, et qu'il s'agit de retrouver.
Cette forme de religiosité produit un autre type de rapports - beaucoup plus ambivalents - entre la sexualité et la religion. À la limite, la sexualité, qui était jusque là souvent considérée comme une voie d'accès privilégiée au divin, devient de plus en plus une menace ou un obstacle.
Par ailleurs, les femmes, qui avaient souvent un rôle (y compris religieux) de premier plan dans les cultures antérieures, ont tendance à le perdre largement dans les nouvelles sociétés marquées par la civilisation indo-européenne.
3. L'érotique grecque
et le «bon usage» des plaisirs
Problématisations mythologiques, philosophiques et morales
de la sexualité dans le monde gréco-romain
Hésiode et la cosmogonie grecque
Dans la mythologie grecque ancienne (par exemple, dans la Cosmogonie d'Hésiode), le monde, à l'origine, est considéré comme UN et symbolisé par l'étreinte éternelle d'Ouranos (le Ciel) et de Gaia (la Terre). Il faut pourtant «expliquer» le passage de cette UNITÉ primordiale du monde à la MULTIPLICITÉ des êtres que nous y connaissons.
C'est alors que le mythe grec fait intervenir Éros. Celui-ci se présente d'emblée sous un double aspect:
¥ d'une part, il s'agit d'un principe de séparation qui permet aux êtres de se manifester. C'est lui qui, ainsi, sépare Ouranos et Gaia de leur étreinte éternelle. Ce faisant, il permet à Gaia de mettre au monde des enfants, de se MULTIPLier.
¥ Mais, d'autre part, il représente aussi un principe d'union. C'est lui qui pousse les êtres à se désirer, à s'accoupler, à s'unir, à retrouver en quelque sorte, notamment dans leurs étreintes sexuelles, l'unité primordiale (et perdue) du monde.
Pour le monde grec, Éros et Aphrodite, divinités «symbolisant» l'amour, le désir et la sexualité, sont donc des forces essentielles, mais qui doivent être harmonisées avec les autres forces vitales représentées par d'autres divinités (par exemple: Apollon, dieu de la mesure et de l'harmonie, Mars (Arès), dieu de la vigueur guerrière, Dionysos, dieu de la fête et de l'excès, etc.)
L'érotique platonicienne
La réflexion philosophique qui prend le relais de la mythologie accorde elle aussi une grande importance à la sexualité. Elle situe celle-ci à la fois par rapport à la question de la connaissance de la vérité (comment «remonter», au-delà de la sexualité, à ce qui est «vraiment vrai») et par rapport à la question de la morale (comment agir en êtres humains libres et responsables).
L'érotique platonicienne (ex. Le Banquet) illustre bien comment la sexualité est vue comme pouvant conduire, au-delà d'elle-même, à l'absolu du Beau, du Bien et du Vrai.
Problématisations éthiques de la sexualité
Peu à peu, par ailleurs, la sexualité devient, dans le monde grec (puis gréco-romain) l'objet de problématisations éthiques minutieuses, notamment dans les domaines qui ne sont pas clairement «interdits» (par la religion, notamment) et à l'intérieur desquels la liberté humaine doit donc trouver son chemin. Ainsi, par exemple, l'inceste demeure objet d'un interdit et n'est dès lors pas, comme tel, objet de problématisation éthique.
La sexualité y est généralement vue comme «bonne» et «légitime», mais limitée et sources potentielle de risques. Les «plaisirs» qu'elle procure doivent donc être «gérés» selon un «bon usage», avec un «souci de soi» et de sa dignité comme être humain. On peut parler, en ce sens, d'une «diététique» de la sexualité, qui tient compte des moments (dans la journée, selon les saisons ou les âges de la vie, etc.) considérés comme plus ou moins propices à son exercice, des autres activités de son existence, etc.
Certains comportements sexuels sont réprouvés, mais plus en fonction du statut ou du rang de ceux qui s'y adonnent. Ainsi, par exemple, il est acceptable pour un homme libre d'avoir des relations sexuelles avec un autre homme - à conditon d'avoir un rôle «actif» (ou «dominant») dans cette relation et à la condition que le partenaire soit, lui d'un rang inférieur (esclave, adolescent, etc.) et qu'il y jour un rôle «passif». La pédérastie (relation amoureuse/sexuelle entre un adulte et un adolescent) est largement valorisée dans plusieurs secteurs du monde grec tout en étant l'objet de vives préoccupations - qui constituent justement l'un des principaux lieux de la problématisation éthique grecque de la sexualité.
L'éthique sexuelle qui se dessine ainsi est bien sûr essentiellement une morale d'hommes libres et aristocratiques, qui ne concerne qu'indirectement les autres catégories de la population (femmes, esclaves, enfants).
Elle offre tout de même, dans sa démarche, un «modèle» important - et possiblement fécond - de problématisation morale de la sexualité.
4. L'Orient ascétique et sensuel
La sexualité comme voie de la connaissance et de l'équilibre
L'Orient ancien (notamment l'Inde, la Chine), dans sa tentative de «comprendre» le monde et son origine, a, un peu comme le monde grec, largement fait appel à l'expérience de la sexualité.
L'Inde
Pour l'Inde ancienne, le monde, à l'origine, et dans son essence ultime, est UN. Il forme une totalité indivise et non manifestée (advaita). En cela, il est représenté par l'étreinte éternelle de deux divinités cosmiques, Shiva et Parvâti, qui constituent en quelque sorte la totalité consciente et bienheureuse de l'être (sat, sit, ananda = être, conscience et béatitude).
Plus tard, dans la philosophie indienne, ces deux divinités seront aussi pensées comme deux «principes» plus abstraits et plus matérialistes (Shiva = purûsha = énergie; Parvâti = prakriti = shakti = matière).
L'Inde, pour tenter de comprendre le passage de l'UN au MULTIPLE, a aussi eu recours à une symbolisation sexuelle: c'est la pénétration de Parvâti-shakti par Shiva-purûsha qui, tout en étant à la fois un geste d'amour ET de violence, permet le passage de l'UN non manifesté à la multiplicité manifestée des êtres; qui fait en sorte que ce monde originellement (et essentiellement) UN se présente à nous sous l'apparence du MULTIPLE, c'est-à-dire de ce qui se compte et se mesure.
C'est ce que l'Inde traditionnelle appelle maya, que l'on rend généralement par «illusion». Mais en fait maya, c'est d'abord l'être en tant qu'il est perçu comme multiple. Ce n'est une «illusion» que si l'on oublie que cela n'est pas son «essence ultime», que l'être est UN au-delà de son apparente («phnoménale») multiplicité. Mais, bien sûr, le commun des mortels est en général tenté de rester englué dans cette illusion. Seules les voies de la vie spirituelle (ascèse, sacrifice, pratiques yogiques, etc.) peuvent en libérer.
Par ailleurs, pour la religion traditionnelle (védique) de l'Inde, puis pour le bouddhisme par la suite, la sexualité est étroitement liée au monde comme «illusion» (maya) qu'il faut dépasser pour retrouver la vérité ultime de ce qui est. On y trouve donc plusieurs tendances à une grande ascèse en matière sexuelle et à un renoncement au désir (considéré notamment par le bouddhisme comme source de la souffrance).
Le tantrisme
Le tantrisme se présente à cet égard comme une sorte de réaction (ou de «réforme») religieuse dans l'Inde du moyen âge (qui marquera aussi le bouddhisme). Ce courant manifeste une sorte d'ambivalence par rapport à la sexualité (ambivalence qui n'a pas toujours été perçue par l'Occident contemporain lorsqu'il s'est intéressé au tantrisme) :
- à l'encontre de l'ascétisme indien traditionnel, la sexualité y est certes réinvestie comme voie possible - et même privilégiée - d'accès au «salut», à la libération de l'illusion, à la connaissance. Si tout est maya (illusion), alors, les interdits traditionnels de la religion indienne (y compris en matière de sexualité) le sont aussi. Il s'agit donc de les transgresser - dans un but authentiquement spirituel.
D'autant que, selon la cosmologie indienne, nous serions dans le dernier des (quatre) Âges du Monde (celui de Fer, du Conflit ou des Ténèbres); au plus loin, donc, des orgines de la manifestation - mais aussi, paradoxalement, au plus près du retour vers le non manifesté. (Cette cosmologie indienne est cyclique, ne l'oublions pas). Les voies spirituelles qui étaient les plus propices dans les premiers âges du monde (par exemple: l'ascèse) ne le sont plus guère en cet âge actuel. D'où l'opportunité d'en emprunter d'autres - y compris celle de la sexualité - qui vont pour ainsi dire «dans le sens» de la roue vers le retour à l'unité du monde, en-deça de ses «manifestations».
- Mais ce recours à la sexualité se fait cependant d'une manière qui, en un sens, inverse la tendance spontanée de celle-ci, et qui est, de ce fait, très différent de celui qu'elle avait dans la sexualité sacrée des premières civilisations humaines. Le «but» n'est pas la sexualité comme telle (ni la célébration de la création et de la vie), mais bien, toujours, la libération de l'illusion et le retour à l'absolu.
Ainsi en est-il du yoga dit de la Kundalini, qui se pratique au moyen d'une relation sexuelle hautement ritualisée entre deux partenaires ayant suivi une longue préparation. (De telles pratiques sont considérées comme dangereuses: elles peuvent conduire à la folie, voire à la mort des gens qui n'y seraient pas préparés. Le tantrisme utilise en ce sens l'expression: «chevaucher le tigre».)
Il s'agit en somme, au moyen de cette relation sexuelle rituelle (maithuna), d'éveiller l'énergie endormie (kundalini) à la base de la colonne vertébrale, à l'image d'un serpent enroulé sur lui-même. L'éveiller - plutôt que l'épuiser, pourrait-on dire, en aboutissant à un orgasme ordinaire. Une fois éveillée, la Kundalini remonte dans le corps à travers les sept chakras (ou centres de régulation énergétique). Par ce moyen, il s'agit en somme de refaire en soi l'unité des deux principes (Shiva/Parvâti; purûsha/shâkti) et, ainsi, d'abolir l'illusion de la multipicité. Shiva étreint de nouveau Parvâti: l'unité du monde est recréée.
Ceci dit, à travers certains courants du tantrisme, même la sexualité «ordinaire» (non rituelle) est vue comme une possible voie de «salut» dans cet «âge des ténèbres» où nous nous trouvons actuellement - un peu comme si ses excès et ses débordements allaient contribuer à précipiter la fin du cycle et le retour à l'unité.
La Chine
En Chine ancienne également la dualité des sexes (et la sexualité) a été l'un des plus anciens modes de représentation de la cosmogonie. Les alternances de la nature (jour/nuit, soleil/lune, été/hiver, jeunesse/vieillesse, etc.) ont conduit les Chinois a concevoir le monde comme étant en quelque sorte régi par la relation complémentaire de deux forces cosmiques opposées - mais, plus exactement, complémentaires. Les deux sexes ont par ailleurs été considérés comme participant à cette bipolarité cosmique.
De manière plus abstraite, la Chine ancienne a désigné les deux termes de cette polarité par YIN et YANG. Le monde est une totalité éternelle, régi par des lois immuables, mais dont le changement continuel constitue pour ainsi dire la première de ces lois. En ce sens, il est représenté par le cercle (tao, tai chi). Mais ce cercle contient les deux principes, yin et yang - lesquelles ne sont en outre jamais purement l'un ou l'autre, mais contiennent toujours un embryon de l'autre principe: d'où la transformation continuelle de l'un en l'autre.
La femme (le féminin) a été associée au principe YIN (obscurité, profondeur, réceptivité, etc.) et l'homme (le masculin) au principe YANG (lumière, hauteur, activité, etc.). Il faut toutefois se garder de voir cela sans nuance. Yin et yang sont des principes abstraits et généraux, tandis que les hommes et les femmes sont des réalités concrètes (donc, jamais «purement» yin ou yang - et d'autant moins qu'un principe contient toujours une part de l'autre). En ce sens, l'idéal chinois en tout - y compris en matière de sexualité - consiste à atteindre l'équilibre le plus parfait possible des deux principes selon le tao, l'«ordre du monde» - qui est à la fois fixe et en constante transformation (voir par exemple le I ching ou «Livre des transformations»).
Le confucianisme (sous l'influence possible du jaïnisme) a accentué l'importance de la raison dans le comportement humain, insistant ainsi par exemple (un peu comme le stoïcisme grec) sur la fonction reproductive de la sexualité.
Le taoïsme, pour sa part, n'est pas exempt de proximités avec le shivaïsme indien. On y trouve de ce fait des formes ritualisées de sexualité. Toutefois, dans la taoïsme, ces formes de sexualité sacrée ont moins pour but le retour à l'unité extatique (comme dans le tantrisme) que l'harmonisation des principes yin et yang (qui sont aussi présents dans l'homme et la femme), cet équilibre étant la base de l'univers.
Par ailleurs, étant plutôt yin, la femme est considérée comme dotée d'une énergie inépuisable - ce qui n'est pas le cas de l'homme qui, plutôt yang, est considéré, lui, comme porteur d'une énergie limitée. Dans la relation sexuelle, l'idéal est dès lors, pour l'homme, de retenir le plus (c'est-à-dire le plus souvent et le plus longtemps possible) son éjaculation de manière à capter le plus possible d'énergie yin de sa partenaire sans perdre a propre énergie yang.
5. D'Orphée à saint Augustin.
Aux sources du dualisme occidental. Le motif du «salut»
L'ambivalence grecque
Divers courants religieux et philosophiques, en Orient et en Occident (par ex.: le manichéisme) creuseront avec le temps le «motif du salut» en une vision dualiste du monde, fondée sur une opposition radicale de la matière et de l'esprit, du corps et de l'âme, de ce qui est créé et de ce qui est éternel. Dans cette vision des choses, l'esprit (et tout ce qui s'y rattache) est systématiquement valorisé (considéré comme parcelle du «divin») par rapport à la matière et tout ce qui s'y rattache (considérée comme «prison de l'esprit»).
Cette vision dualiste affecte la sexualité d'une double manière, opposée et paradoxale:
- ou bien la sexualité y est vue de façon très négative et très méfiante, contrôlée, réprimée, restreinte à sa fonction procréatrice (ex.: le stoïcisme gréco-romain);
- ou, alors, elle est au contraire considérée comme une chose si peu importante qu'on peut en faire ce qu'on veut - à la condition de ne pas procréer, ce qui rajouterait de la matière (des corps) dans le monde (ex.: certaines sectes gnostiques du christianisme primitif).
Les paradoxes de la Bible
Pour la Bible (et la tradition de l'ancien Israël), la sexualité est bonne, puisqu'elle a été voulue et créée par Dieu et puisque c'est à travers elle que les humains s'assurent une sorte d'immortalité. (L'Ancien Testament n'a pas, comme telle, de croyance en la survie personnelle de l'individu qui ne peut donc s'immortaliser qu'à travers sa postérité).
L'anthropologie biblique (c'est-à-dire la conception que la tradition biblique se fait de l'être humain) n'est par ailleurs pas dualiste comme celle du monde grec. L'être humain forme un tout indissociable, corps-âme-esprit. Quand il meurt, tout meurt. Il n'y a pas d'«âme» qui survivrait, quelque part, immortelle (comme chez les Grecs) ou qui se réincarnerait (comme dans plusieurs traditions orientales). Ce n'est que très tard que le monde biblique développera une croyance en une résurrection des morts. Il ne faut pas confondre cette résurrection avec l'immortalité (grecque) de l'âme ou avec la réincarnation (orientale). La résurrection n'est pas considérée comme quelque chose allant de soi mais bien comme une promesse de Dieu qui, parce que tout puissant, peut par conséquent ramener à la vie ceux qui sont morts.
La sexualité, dans le monde biblique, est en revanche considérée comme pouvant menacer la transcendance absolue de Dieu qui fonde l'identité et la spécificité d'Israël contre ses puissants voisins (encore marqués par la «sexualité sacrée»). Elle sera donc endiguée dans des règles (morales et religieuses) précises et particulièrement combattue dans sa prétention à être une voie d'accès vers le divin (par exemple: à travers ce qu'on appelé polémiquement la «prostitution sacrée»).
Éros VS Agapè? Le christianisme et la sexualité
Le christianisme, qui naît de la prédication de Jésus, est héritier de la Bible (Ancien Testament) mais se développe dans un monde (gréco-romain) déjà très marqué par cette méfiance (dualiste) envers la sexualité. Le contexte de persécutions dans lequel il se développe influencera également très tôt sa vision de la sexualité. On pourrait dire que le christianisme n'est pas en lui-même nécessairement ascétique (c'est-à-dire austère, rigoureux et restrictif) en matière de sexualité, mais que le monde dans lequel il est né a lourdement contribué à le rendre ascétique.
Ceci dit, il existe également des facteurs internes au christianisme qui doivent être pris en compte pour comprendre la place particulière qu'y occupe la sexualité (par rapport à d'autres grandes traditions religieuses, y compris les deux autres monothéismes du Livre (judaïsme et islam).
L'enseignement du Christ lui-même est très peu «obsédé» par la sexualité (il l'est davantage par le souci de l'égalité des personnes) notamment à cause de la croyance que, bientôt, Dieu lui-même viendra régner sur le monde, qui sera transformé: les rapports entre les humains ne passeront plus, comme tels, par la médiation de la sexualité.
Le christianisme prend toutefois assez rapidement conscience que cet établissement du règne de Dieu sur terre n'est peut-être pas pour bientôt. Il doit donc s'installer dans la durée et, entre autres choses, se donner des règles morales par rapport à diverses questions (guerre, politique, esclavage, sexualité, etc.) que l'enseignement de Jésus n'avait pas abordées directement comme telles.
Le christianisme empruntera largement son éthique sexuelle à la fois à la morale de l'Ancien Testament et à la philosophie grecque (notamment le stoïcisme). Mais cette éthique sera quand même très différente de l'une et de l'autre :
la croyance en la résurrection atténue par exemple l'importance que l'Ancien Testament accordait au mariage et à la fécondité du couple, au profit d'une fécondité «spirituelle» - qui valorisera beaucoup la chasteté (consacrée), l'abstinence sexuelle et la virginité;
par ailleurs, là où l'éthique gréco-romaine de la sexualité était centrée sur une «gestion correcte» d'actes (voir plus haut l'idée de «bon usage» des plaisirs), l'éthique sexuelle chrétienne interroge de plus en plus, «sous» les actes, l'intention et le désir qui les meuvent. La sexualité y est vue comme un lieu de concurrence entre l'amour que les humains ont pour les créatures et celui qu'ils doivent avoir pour le Créateur. Ce que le christianisme (notamment: saint Paul) appelle «la chair» n'est pas d'abord le synonyme de «corps» (ou de «sexualité») mais désigne plutôt une attitude opposée à l'«esprit» (de Dieu). D'importants théologiens (par exemple: saint Augustin) contribueront toutefois à faire de la sexualité le lieu par excellence de la «chair», c'est-à-dire du péché, de ce qui éloigne de Dieu.
C'est dans un tel contexte qu'il y a lieu de comprendre l'attitude traditionnnelle du christianisme par rapport à des phénomènes comme l'homosexualité, par exemple.
6. De Tristan et Iseut à West Side Story :
le «mythe amoureux» de l'Occident.
Institution du Mariage et Amour courtois
L'Occident chrétien, notamment au Moyen Age, développe une double attitude par rapport à la sexualité et à ce qui lui est lié :
- l'une plus «orthodoxe» (au sens où elle est promue par l'Église officielle et dominante)
- et l'autre plus «hétérodoxe» (au sens où elle constitue une sorte de contestation plus ou moins ouverte de la première, qui donnera notamment lieu à divers mouvements plus ou moins «hérétiques»).
La première est plus centrée sur l'idée d'amour comme agapè (que l'on traduit souvent par «charité»), amour «de l'autre», «au nom du Christ»; la seconde valorise pour sa part l'éros comme désir, fusion avec l'être aimé.
Des considérations socio-économiques (pacification des moeurs, préservation du patrimoine à travers l'héritage, etc.) contribuent par ailleurs à institutionnaliser le mariage et à tenter d'y endiguer la sexualité procréatrice (pour assurer une lignée légitime). Notons que cela ne concerne en général toutefois que les classes possédantes et aristocratiques et même, à l'intrieur de celles-ci, que les aînés héritiers des grands propriétés féodales. Le «peuple», ou même les cadets des grandes familles de la noblesse, n'y ont à la limite même pas accès. D'autres types d'union existent: mariages coutumiers traditionnels, etc. Ce n'est qu'avec le temps que le mariage (religieux) sera généralisé à l'ensemble des fidèles.
En réaction, et à travers diverses influences (ex.: l'ancien dualisme manichéen, la poésie mystique arabe), se développe un «modèle» (chevaleresque) de l'amour courtois qui «invente», si l'on peut dire, la passion amoureuse, «l'amour de l'amour» (par opposition au mariage comme institution et «contrat socio-économique», et en dehors de lui). Pour ce courant qui exacerbe le désir, à la limite, seule la mort peut être un accomplissement du désir dont la sexualité est porteuse (ex.: les «mythes» de Tristan et Iseut, Roméo et Juliette, etc., et leurs prolongements dans la civilisation occidentale).
D'une certaine manière, cette double vision des choses a survécu jusqu'à nos jours en Occident et a marqué l'imaginaire dont nous vivons toujours (à travers la littérature, le cinéma, la chanson, le romantisme, etc.).
7. Répression ou invention de la sexualité?
Les paradoxes de la Modernité
Science du sexe VS Art érotique
On a souvent parlé de l'Occident comme ayant, notamment depuis la fin du Moyen Age et en particulier au 19e siècle («puritanisme victorien»), réprimé la sexualité. Selon certains penseurs (notamment: Michel Foucault), il ne s'est pas tant agi d'une «répression», comme telle, que d'une «volonté de savoir» qui s'est acharnée à «faire parler le sexe», à lui arracher une sorte de «vérité» sur les humains, notamment à travers les diverses procédures de l'«aveu» (de celui de la confession chrétienne à celui de la psychothérapie moderne).
[Les paragraphes en retrait qui suivent sont des extraits d'un essai de Eve Paquette, «Michel Foucault: la méthode», Montréal, UQAM, 1996.]
La pratique confessionnelle chrétienne au Moyen-Âge faisait usage, bien sûr, des idées de la chair et du péché. Mais le sexe ne devait être entendu en confession qu'avec un grand soin de pudeur et de rectitude de langage. Il valait mieux ne pas trop questionner, ne pas trop nommer. Au XVIIe siècle, cette pratique se transforme dramatiquement pour amener, dans les manuels des confesseurs, un souci étendu envers les détails de la vie sexuelle. (...) Ce point de rupture représente pour Foucault le début d'une nouvelle pratique où l'aveu est requis, recherché, extorqué. On assiste à la naissance d'une injonction qui va s'appliquer à tous les fidèles: il faut observer son sexe, le scruter et le rendre public. La fréquence des confessions augmente aussi, transposant la pratique de l'aveu à une position centrale dans les discours sur le sexe. La loi civile, quant à elle, régule et punit de manière similaire tous les crimes sexuels sans distinction.
(...) l'éducation (...) place le sexe au centre de sa pratique. Bien que le sexe des enfants ne soit jamais discuté, tout est mis en oeuvre (interdictions, architecture même des collèges) en fonction de l'existence de ce sexe.
(...) fin du XVIIIe siècle. La pastorale chrétienne continue d'extraire la parole sur le sexe autant que faire se peut, mais de nouveaux emplacements de discours émergent à travers les pratiques de la médecine, de la loi pénale et de l'économie. (...) La position stratégique du discours médical lui permet de s'instaurer comme une autorité en matière de sexe; désormais les médecins, eux aussi, traqueront le sexe jusque dans ses moindres recoins, dans ses liens avec la santé physique et mentale de l'individu. Cette pratique totalement nouvelle se forge aussi sur le modèle de la confession. Les médecins observent et écoutent le sexe, ils le classent selon ses manifestations, sa fréquence ou ses objets de désir. Apparaît un début de taxinomie des pratiques sexuelles. Jusqu'au XIXe siècle le pouvoir du discours médical ira en s'intensifiant (...)
Le troisième plateau supporte presque entièrement le XIXe siècle. La profusion et la prolifération des discours su le sexe atteignent alors un niveau insoupçonné. D'abord, un rayonnement de plus en plus grand du discours médical qui entretient des relations avec la morale, l'éducation et le droit, mais très peu avec la biologie. La taximomie amorcée plus tôt est maintenant étendue à l'ensemble du corps social. L'individu se définit par l'usage quil fait de son sexe: il est UN homosexuel ou UN pervers.
Les perversions prennent presque tout l'espace du discours (...) Peut-on affirmer que cette naissance, que cette reconnaissance et cette mise au monde de sexualités polymorphes constituent de la répression? (...)
La bourgeoisie [au XIXe siècle], qu'on a déjà taxée de tous les torts, produit elle aussi du savoir sur le sexe. Ele veut se distinguer de la masse par des pratiques différentes; elle refuse que son sexe soit traité comme un sexe commun. Éventuellement, elle dira donc: notre sexe est réprimé. La rigueur avec laquelle la bourgeoisie s'es efforcée de contrôler le sexe n'a d'égae que la force de cette affirmation.
La Modernité occidentale, ce faisant, et contrairement à la plupart des grandes civilisations du monde, n'aurait pas élaboré d'«art érotique» mais plutôt une «science du sexe».
La modernité a par ailleurs largement déplacé le «problème moral» de la sexualité : des actes (permis/défendus) vers l'identité et la vérité du désir (normal/pathologique). On peut même dire que, d'une certaine manière, elle a «inventé» la sexualité comme «dimension profonde et déterminante de la personne humaine» (plutôt que comme une simple série d'actes ponctuels) et qu'elle a largement sexualisé l'ensemble de la culture («tout est sexuel»).
8. Problématiques contemporaines
- L'orgiasme comme facteur de socialité
- Retour de Dionysos ou résurgences de la Morale?
De nombreux indices de la culture contemporaine suggèrent de voir que la sexualité continue d'être investie comme lieu d'une expérience du sacré. Bien que les formes de ces phénomènes soient souvent inédites, on peut néanmoins y retrouver des «modèles» déjà présents dans l'histoire des civilisations humaines et à maints égards tout aussi contradictoires.
Ainsi, par exemple, on pourrait noter des indices d'une résurgence de l'extase dionysiaque (ex.: à travers la «révolution sexuelle» et l'orgiasme présent dans plusieurs comportements de notre époque). Cet orgiasme, selon certains (notamment: Michel maffesoi) n'est certes pas limité au domaine de la sexualité, mais il est bien évident qu'il la concerne éminemment.
«De l'érotisme, écrivait par ailleurs le philosophe Georges Bataille, il est possible de dire qu'il est l'approbation de la vie jusque dans la mort». La naissance et la mort: la sexualité nous «rejoint» à ces deux extrémités de nos vies, tous tant que nous sommes. Il n'est dès lors pas étonnant qu'elle soit - notamment à travers l'érotisme - le lieu d'une dramatique existentielle complexe, aux enjeux vitaux.
On pourrait en revanche également noter l'émergence de nouvelles «problématisations éthiques» allant parfois même dans le sens d'un nouvel ascétisme sexuel (par exemple, autour de questions comme la contraception, l'avortement, le féminisme, le harcèlement sexuel, la pornographie, le sida et les maladies transmises sexuellement, la sexualité des enfants, les marginalités sexuelles, les techniques de croissance personnelle, etc.).
La «political correctness» serait-elle ainsi une nouvelle forme de moralisation de l'existence?
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