PROMÉTHÉE ENFIROUAPÉ

Réflexions sur l'éthique et la technique

dans Prométhée éclairé, I : Éthique, technique et responsabilité professionnelle en design, In-formel (revue de l'École de design industriel de l'U. de M.), été 1990, 9-15.


 

Si l'on cherche, dans la mythologie grecque, la figure la plus susceptible d'emblématiser la technique, l'impact de celle-ci sur nos vies, ses enjeux dans la civilisation, bien plus encore que celle d'Héphaïstos (pourtant inventeur de la métallurgie et forgeron des dieux), c'est celle du titanide Prométhée qui s'impose à l'esprit, - aussi spontanément sans doute que l'association d'Arès avec la guerre, celle de Dionysos aux excès de la fête, ou encore celle d'Aphrodite aux plaisirs de l'amour. On ne s'étonnera donc pas de voir la figure de ce héros légendaire servir de point de départ, et jusqu'à un certain point de guide, à ces pages qui entendent proposer quelques réflexions - modeste méditation - sur l'éthique et la technique; de manière un peu plus précise, qui voudraient suggérer quelques prolégomènes sans prétention à un questionnement éthique plus élaboré sur la technique et son usage.

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Prométhée, de fait, partage vraisemblablement avec Faust le redoutable privilège de symboliser l'esprit conquérant de la modernité occidentale. Plus encore que le héros de Goethe, cependant, c'est bien lui l'incontestable «saint patron» mythologique de cette «révolution industrielle et technique» qui éclate en Occident vers la fin du 18e siècle et qui ne cesse d'envahir, depuis, jusqu'aux contrées les plus «reculées» de l'ékoumène planétaire : Prométhée, héros civilisateur par excellence, quasi démiurge qui façonne l'humanité de ses mains, protège celle-ci de la colère de Zeus et dérobe pour elle le feu du ciel; Prométhée qui, ce faisant, se rebelle ouvertement contre le monde des Immortels auquel il apppartient pourtant, prenant pour ainsi dire fait et cause avec la terre et les humains qui y fourmillent sous le regard jaloux et méprisant des dieux; Prométhée, par là-même promu comme archétype du surhomme moderne[1], christ d'une mystique humaniste et athée, sauveur de cette «religion laïque» de l'Industrie et du Progrès qui s'est répandue sur le monde en flanquant orgueilleusement les tours des cathédrales des cheminées de ses usines; Prométhée - faut-il s'en étonner? - qui a toujours compté autant de fidèles sur sa droite que sur sa gauche, si l'on ose dire, aussi bien parmi les barons conquérants du capitalisme industriel qu'au sein des révolutionnaires prolétariens dont la statuaire du «réalisme socialiste» a fait saillir les muscles pendant tant de décennies. Prométhée, curieux hybride de Henry Ford et du glorieux Stakhanov...

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Cette «vulgate» du mythe de Prométhée suggère à quel point notre modernité - prométhéenne! - s'est reconnue dans ce héros transgresseur qui arrache au ciel de quoi faire mieux vivre la terre : on imagine aussi bien Prométhée quadrillant la planète de voies ferrées et harnachant les rivières de barrages hydroélectriques, perçant le secret de l'atome ou de l'ADN et foulant - le premier - le sol de notre satellite...

Certes, nous avons également retenu du mythe que la révolte de Prométhée contre Zeus, son parti-pris pour les humains contre les dieux, lui valut une atroce châtiment : Prométhée, enchaîné à son rocher du Caucase où un aigle, chaque jour, venait lui dévorer le foie...

Déjà le 19e siecle avait bien pressenti la «part d'ombre» dont était également grosse la démesure de la transgression prométhéenne : Prométhée, héros civilisateur et bienfaiteur des humains, certes, mais peut-être bien aussi apprenti-sorcier aveuglé par l'orgueil, inconscient des conséquences de son geste, incapable d'en freiner les débordements. Pour punir la race humaine devenue menaçante, les dieux, jaloux, façonnèrent une jeune femme munie de toutes les grâces et l'envoyèrent séduire les humains : Pandore, que la curiosité poussa à ouvrir la tristement célèbre «boîte» qui devait pourtant rester scellée, et dont s'échappèrent tous les maux, pour se répandre sur la surface de la terre. Éternelle jeunesse des mythes grecs : notre époque eût-elle un peu plus d'imagination, on croirait volontiers la fable écrite par des écologistes de notre temps...

«Ce qu'enseigne le mythe de Prométhée, écrit Jean-Jacques Salomon dans un inspirant essai sur la résistance au changement technique[2], ce n'est pas seulement l'ambivalence du rapport de l'homme à la technique, mais d'abord que la technique est transgression par rapport aux dieux». Tout comme Adam et Eve dans le mythe biblique (quoique la désobéissance de ces derniers n'ait pas exactement le même sens), Prométhée entraîne avec lui l'humanité hors du «paradis» de l'«âge d'or», condamnant celle-ci à la malédiction de la sueur, aux travaux forcés à perpétuité.

Plus encore, note J.-J. Salomon : une sorte de revirement capital s'est produit. Si, dans la version du mythe que l'on trouve chez Hésiode, c'est pour renoncer à l'ubris que les humains inventent la technique (c'est-à-dire à cette orgueilleuse tentation de la démesure qui cherche à s'approprier des prérogatives sur-humaines, des attributs divins), n'est-ce pas cette technique qui est elle-même devenue, de nos jours - de la menace atomique aux déchirures de la couche d'ozone -, le lieu par excellence de la démesure et de la transgression?

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Plusieurs de nos contemporains souscriront sans doute assez volontiers à l'actualité de cette lecture du vieux mythe de Prométhée. Plusieurs auront sans doute même tendance à penser que les «leçons» qui s'en dégagent (et, plus précisément, le rappel des conséquences néfastes de la démesure technicienne) sont aussi valables - sinon plus encore! - aujourd'hui qu'elles semblent l'avoir été en Grèce de l'âge classique; plus précisément encore : qu'elles indiquent les grands paramètres - toujours actuels - d'une réflexion éthique contemporaine sur la technique et ses enjeux. N'est-ce pas en effet ce qui se donne à entendre dans plusieurs lieux de la pensée actuelle, qu'il s'agisse par exemple des nombreuses démarches d'«évaluation sociale des technologies» qui se sont mises en place au cours des années récentes ou des «réflexes écologiques» de plus en plus répandus parmi nos contemporains : retour aux énergies «douces» et aux techniques plus «naturelles»; résistance à l'«acharnement thérapeutique» aussi bien qu'aux dévelopements tous azimuts de la techno-science; flirt avec la vielle sagesse apollinienne - ne quid nimis ! - de la mesure et de la modération, de l'usage sans abus.

Cette technique, en somme, nous ne sommes certes pas prêts à la refuser en bloc ou à la condamner dans son essence - tels ces ouvriers des débuts de la révolution industrielle qui saccageaient leurs machines en les maudissant. Il nous paraît en revanche indispensable - voire proprement vital pour l'avenir de la planète - que l'apprenti-sorcier Prométhée (ou quelqu'un de plus puissant que lui) trouve la «formule» qui arrête la danse macabre et stoppe l'escalade infernale. Bref, nous ne sommes pas prêts à congédier Prométhée mais, dans le silence de nos craintes ou à travers les porte-voix de nos manifs, nous l'exhortons de tout coeur à modérer ses transports....

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Le fait est pourtant qu'une telle vision des choses n'est pas dénuée d'une certaine naïveté qui lui fait faire l'économie - un peu rapide - d'une méditation plus radicale encore sur l'essence même de la technique, telle qu'on la trouve notamment déployée chez un penseur comme Martin Heidegger[3]. «Quand nous considérons la technique comme quelque chose de neutre, écrit à cet égard le philosophe de Fribourg, c'est alors que nous lui sommes livrés de la pire façon : car cette conception, qui jouit aujourd'hui d'une faveur toute particulière, nous rend complètement aveugles en face de l'essence de la technique». Cette «essence de la technique occidentale» est, toujours selon Heidegger, identique à celle de la «métaphysique occidentale», c'est-à-dire au type de pensée qui s'est imposé en Occident depuis l'aube de la civilisation grecque : pensée de l'«oubli de l'Etre», qui privilégie un rapport essentiellement technicien à la nature - essentiellement prométhéen, pourrait-on dire : rapport conquérant de manipulation, de domination et de propriété qui finit par produire, note Heidegger, «les déserts de la terre ravagée».

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Le fait est par ailleurs que le vieux mythe de Prométhée, quand on y regarde de plus près, recèle bien possiblement lui-même des éléments susceptibles d'approfondir et de rendre plus lucide encore notre réflexion éthique sur la technique et ses enjeux. (Nos reprises modernes des mythologies anciennes n'échappent pas à la règle du genre : dans le fouilli échevelé des mythes, nous bricolons des cohérences qui nous en font parfois perdre d'autres de vue; et nous en exhumons que d'autres avaient, un moment, éclipsées).

Nous avons bien retenu l'ambivalence de Prométhée : sa générosité, son courage, sa révolte humaniste contre les dieux, son implantation industrieuse de la civilisation technicienne parmi les humains, d'une part; mais aussi, d'autre part, son orgueil et son imprudence, son entêtement démesuré - qui finit par l'apparenter au jumeau que la légende lui prête : Épiméthée l'«Irréfléchi» (et l'époux de Pandore!) qui n'en est peut-être somme toute que le sombre double, l'inévitable revers. Et tout cela est assurément présent - fort éclairant, même - dans la «leçon» du mythe, mais laisse vraisemblablement dans l'ombre un trait peut-être encore plus essentiellement caractéristique de Prométhée : la ruse, cette mètis des anciens Grecs (si bien incarnée par Ulysse, par exemple, à travers ses tribulations de l'Odyssée [4]). Avant d'être une sorte de Robin-des-Bois de l'Olympe qui dépouille les dieux de leur privilèges pour en doter l'humanité souffrante, Prométhée est d'abord une figure par excellence de la ruse [5] : Prométhée le rusé, Prométhée le futé, Prométhée le malin - tout le contraire, en somme, de sa tête de linote de frère...

Petit fils d'Ouranos et de Gaia, Prométhée descend de la race des Titans et des Géants (comme Atlas) en guerre implacable contre Zeus. Mais alors que les Géants comptent sur leur force brute pour avoir raison du futur roi de l'Olympe, Prométhée leur propose au contraire une stratégie de ruse. C'est leur refus arrogant de Rambos bornés qui poussera Prométhée dans le camp adverse, celui de Zeus qu'il aidera à assurer sa suprématie, signant par là-même la perte des Géants et de l'ancienne race des Titans. Jusqu'à ce que - on l'a vu -, en désaccord avec Zeus quant au sort de l'humanité, Prométhée en vienne à se rebeller contre lui - avec les conséquences que l'on sait. Prométhée, pourtant, finira tout de même par être délivré de son supplice - c'est-à-dire, par rentrer en grâce auprès de Zeus à qui il a de nouveau accepté de rendre service.

Au fond - mais c'est peut-être capital pour poser lucidement la question éthique de la technique - Prométhée, le rusé Prométhée, Titan transfuge, tantôt allié de Zeus et tantôt héros des hommes, - Prométhée a quelque chose de l'agent double qui travaille d'abord et avant tout à son propre compte.

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Prométhée est bien l'emblème par excellence de la technique - mais d'une manière qui avait peut-être échappé à notre compréhension plus spontanée des «leçons» du mythe : Prométhée, symbole de la technique comme ruse et de son histoire chaotique comme histoire d'une ruse [6] - non sans analogie d'ailleurs avec celle que Hegel (dans la Science de la logique ) prête à la Raison dans l'histoire: «La raison est aussi puissante que rusée. Sa ruse consiste en général dans cette activité entremetteuse qui, en laissant agir les objets les uns sur les autres conformément à leur propre nature, sans se mêler directement à leur action réciproque, en arrive néanmoins à atteindre uniquement le but qu'elle se propose».

Plus encore : à l'encontre d'une vision largement répandue des choses qui tend à considérer la technique comme pure fonctionnalité profane, l'histoire - prométhéenne - des ruses de la technique, depuis l'aube de l'humanité jusques et y compris à notre propre époque, paraît tout imprégnée de ce qu'il faut bien appeler, au sens de l'anthropologie religieuse, une dimension sacrée. Cette histoire plurielle et millénaire se donne plus précisément à lire comme celle d'un lent glissement entre les deux pôles du sacré : celui, en amont, de la transgression et, en aval, celui du respect de l'ordre du monde[7].

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La technique semble en effet apparaître, à l'aube des civilisations humaines, comme une puissance éminemment dangereuse, liée à la transgression (dont on entrevoit encore les traces dans le vieux mythe de Prométhée). La technique, l'outil, donne aux humains un sentiment de puissance. Mais c'est au prix d'une profanation du monde - au sens d'ailleurs littéral du terme: l'objet, l'outil, est cela-même qui rend le monde profane ; plus exactement : qui constitue un monde profane séparé de l'ordre sacré du «grand tout» de la continuité cosmique (dont l'humanité se trouve en quelque sorte exilée du fait de la conscience ).

Pourtant, l'objet technique est ambivalent : il est aussi ce qui permet de «revenir au sacré», de réintégrer la continuité du «grand tout» cosmique - notamment en ce qu'il permet de capter des puissances sur-humaines grâce auxquelles se trouvent dépassées les limites de la condition humaine profane. La lance ou la flèche permettent non seulement de terrasser les grands fauves, la houe et la charrue de cultiver les fruits de la terre; ces objets techniques permettent également aux humains d'entrer en communion avec les puissances cosmiques, de se brancher sur leurs flux, de capter ces flux, de s'approprier leur puissance.

D'où une idée de crainte inscrite d'emblée dans la technique primitive et liée à la démesure de la transgression. Ce qui explique que la technique, dans les civilisations les plus archaïques de l'humanité et pendant de longs siècles, ait été étroitement codée à la fois dans des mythes et dans des rituels qui en prescrivaient le «bon usage», qui en fixaient les limites, qui empêchaient ces techniques de se développer au-delà d'un certain seuil[8].

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Avec la naissance de la civilisation grecque, c'est un autre univers symbolique qui imprègne progressivement la technique. Celle-ci n'est plus codée religieusement. Elle émerge même au contraire - et vraisemblablement pour la première fois dans l'histoire - comme une réalité purement profane, comme une activité essentiellement instrumentale et fonctionnelle. C'est bien pourquoi, d'ailleurs, elle y sera toujours aussi largement dévalorisée que - par exemple - la technique oratoire des Sophistes, qui offre incidemment à la technique une sorte de fascinant «modèle» : la technique «joue» en effet avec les choses comme la rhétorique des Sophistes manipule les arguments en vue de plaider une cause (à la limite, n'importe laquelle, indépendamment de toute idée de «vérité»).

La technique grecque, par ailleurs, si l'on exclut certains secteurs très restreints (liés à la guerre ou à la navigation, notamment), ne cherchera jamais vraiment à se développer dans un but utilitaire, productiviste, - à «exploiter» la nature ou à la «conquérir». Elle se contente plutôt de s'y adapter (à l'image de la navigation à voile, par exemple).

De ce fait, on a souvent même parlé de «blocage» technique grec, en l'expliquant de diverses manières : absence de connaissances ou de ressources suffisantes, présence d'un grand nombre d'esclaves qui rendaient inutile un développement productiviste de la technique. Ces explications sont difficilement convaincantes[9]. La plus plausible réside plutôt ailleurs: à la fois à travers les leçons de leurs mythes et les enseignements de leurs philosophes, les Grecs semblent bel et bien avoir eux aussi délibérément limité le développement autonome de la technique. Et ce, principalement pour deux raisons : d'une part, du fait de ce qu'on pourrait considérer comme un refus (apollinien) de la tentation de puissance, de démesure et de transgression (d'où, par exemple, la «leçon» du mythe de Prométhée ou celle de la chute d'Icare); d'autre part, en raison d'un refus proprement éthique de laisser cette technique profane et manipulatrice prendre le dessus sur les valeurs sacrées de la Cité (les valeurs guerrières, par exemple: que pouvait encore signifier le courage des soldats sous le tir des catapultes ou l'assaut des machines de guerre!), comme sur les valeurs éternelles du logos (la technique ne pouvant tout au plus que faire advenir imparfaitement dans la matière les formes «pures et idéales» qui préexistent de toute éternité, il est dès lors beaucoup plus valorisant d'être philosophe qu'ingénieur ou artisan...)

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La civilisation chinoise, quoique à maints égards très différente de la grecque, offre néanmoins un autre saisissant exemple de cette limitation éthique de la technique et de l'expansion de son usage telle qu'on la rencontre largement dans les civilisations antiques. Pensons ainsi à la poudre, inventée par les Chinois, mais dont ceux-ci ne se servirent jamais qu'à des fins strictement ludiques - pour les feux d'artifice, par exemple -, leur valeurs leur en interdisant un usage utilitaire et, a fortiori, guerrier : il leur eût été simplement impensable - inélégant et immoral! - d'utiliser une telle supériorité technique contre des ennemis. Ce que - est-il nécessaire de le rappeler - l'Occident s'empressera de faire, avec ses canons, dès qu'il eût connu cette invention chinoise...

Et, de fait, c'est bien en Occident que s'opère en quelque sorte la mutation la plus déterminante autour de la technique, de sa place, et de sa signification éthique dans la culture.

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Le christianisme, dans l'Europe de la première partie du Moyen Age, va tout d'abord creuser encore davantage le fossé entre le monde sacré et l'univers de la techique. La conception chrétienne de la transcendance divine y est bien sûr déterminante, renvoyant la technique du côté du monde purement profane : l'«essentiel», le «salut» est ailleurs que dans cette «vallée de larmes» terrestre où l'humanité est condamnée aux sueurs du travail - et de la technique! - par la faute d'Adam et Eve.

Mais il faut noter ici un paradoxe qui sera déterminant pour la suite de l'histoire occidentale de la technique : tout se passe en effet comme si cette attitude du christianisme par rapport à la technique avait en quelque sorte eu pour effet de laisser celle-ci se développer sans entraves. Plus encore - et l'on voit de nouveau poindre ici cette idée de «ruse» de la technique : cette dernière va en effet finir par être revêtue par le Moyen Age chrétien d'une valeur éminemment positive. On va en venir à compter sur elle pour parachever l'oeuvre divine de la création, pour hâter l'avènement d'une nouvelle Cité terrestre, Royaume de Dieu sur terre, pour transformer le monde déchu par le péché dans le sens des desseins de Dieu et de son ordre. L'homme du Moyen Age, écrit ainsi l'historien Georges Duby[10], découvre qu'il est «capable de maîtriser la nature, de la forcer à rendre davantage et, rectifiant les cours d'eau, équilibrant le cyle des assolements, gouvernant le parcours des troupeaux, de contribuer par la force de ses bras et de sa raison à dissiper un peu de ce désordre [11] qui s'est inflitré dans la création» à cause du mal et du Malin qui l'inspire.

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D'une certaine manière, la Renaissance, l'époque moderne, le Siècle des Lumières et la Révolution industrielle ne feront que confirmer cette «vocation rédemptrice et sotériologique» de la technique, en dépouillant simplement celle-ci peu à peu des liens qui l'inféodaient à l'attente chrétienne du «Royaume de Dieu» sur terre. En apparence, la technique échappe de plus en plus à tout codage religieux et semble même se présenter comme le moteur d'un nouvel ordre purement profane et séculier du monde, sous la gouverne d'une Raison conquérante et victorieuse des arrière-mondes religieux. Pourtant, il semble bien s'agir là d'une nouvelle ruse : si cette technique profane finit par se déployer ainsi jusqu'à l'explosion de la révolution industrielle (et de ses suites), c'est largement en effet dans la mesure où elle s'est trouvée en quelque sorte elle-même sacralisée, dans la mesure où elle est devenue elle-même LE moyen d'un nouveau «salut» collectif, l'instrument par excellence de l'avènement d'un nouvel «âge d'or» rationnel que le Progrès allait faire - radieusement! - advenir...

Dans cette religion - toujours éminemment prométhéenne - de la puissance technicienne, l'objet technique - désormais emblématisé avant tout par la machine - n'est plus, comme au temps des civilisations archaïques, l'outil d'une dangereuse transgression qu'il faudrait limiter ou restreindre. Il est au contraire bien plutôt devenu le symbole même d'un nouvel ordre sacré du monde, aussi bien que celui d'un nouvel espoir de l'humanité : hors de la technique, point de salut...

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Plusieurs indices donneraient à penser que notre époque est quelque peu «revenue» de cette croyance - naïve - au Progrès, de cet espoir démesuré dans l'avènement d'un «salut» par la technique. Nous en voyons nettement mieux aujourd'hui, en tout cas, les ratages et les risques : épuisement et gaspillage de ressources naturelles non renouvelables, pollution aux mille visages aussi inquiétants les uns que les autres, destruction des éco-systèmes, «développement» outrageusement inégal des peuples, surconsommation gadgétisée des uns, paupérisation dramatique des autres... Pendant que les banquettes arrière de bien des parlements occidentaux se peuplent de «Verts» devenus respectables - et parfois même écoutés! -, une nouvelle conscience écologique semble en train de se répandre dans bien des couches de la population et bien des domaines de nos vies quotidiennes.

Il faudrait cependant être bien naïf - ou bien myope - pour croire que la «religion prométhéenne» du progrès technique a cessé d'habiter notre 20e siècle finissant. Il y a encore quelques années à peine, n'est-ce pas d'un «virage technologique» annoncé à grands renforts de tambours politiques et de trompettes médiatiques que l'on attendait fiévreusement la promesse renouvelée d'un autre «avenir radieux»? Les trémolos des discours sont sans doute devenus un peu plus sobres mais la foi ne s'est pas pour autant attiédie. «On n'arrête pas le progrès», commente l'adage populaire. En fait, ce n'est peut-être pas tant le progrès qu'on n'arrête pas, mais plutôt notre indéfectible confiance dans sa bonté intrinsèque qui semble décidément bien difficile à ébranler...

Tout se passe à vrai dire comme si l'innovation technique et les mutations technologiques continuelles, dans tous les domaines, étaient désormais devenus l'occasion par excellence de réitérer, de réactualiser quasi rituellement les grands mythes de notre modernité et de cette Révolution industrielle (dont nous serions, en ce sens, bien loin d'être sortis); comme si chaque nouvel objet technique générait autour de lui un éphémère tourbillon d'espoir, perpétuant par là-même notre foi dans l'inarrêtable Progrès de la technique : hier la télé couleur, aujourd'hui la vidéo - qui sera demain détrônée par l'écran interactif, et après demain par la télé en trois dimensions. Des bio-technologies à la robotique industrielle, en passant par l'informatique et les recherches sur l'intelligence artificielle, il ne se passe pratiquement pas une journée sans qu'apparaisse une nouvelle «découverte» qui, tout en rendant obsolètes celles d'hier, n'en ranime et conforte pas moins notre conviction d'être sur la «bonne voie». On songerait volontiers au foie du pauvre Prométhée : chaque jour dévoré par l'aigle, mais chaque jour régénéré...

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Il faut par ailleurs bien voir que cette fascination qu'exercent sur nous la technique - et l'innovation technologique - ne se limite pas aux seuls «objets techniques» les plus spontanément repérables comme tels - scanner, macintosh ou lecteur de disques compacts - mais qu'elle s'est également diffusée dans de très nombreuses sphères de l'activité et de l'interaction humaines (au point qu'on puisse sans doute y voir une sorte d'éthos de notre modernité, au sens où Max Weber utilisait ce terme, c'est-à-dire une sorte de substrat éthique constituant un véritable «ciment civilisationnel»).

D'innombrables techniques, en effet, nous indiquent aujourd'hui comment élever correctement nos enfants, enseigner efficacement à nos élèves, gérer nos relations de travail, nous enrichir rapidement, régler nos conflits conjugaux, prévenir les risques de suicide, préparer activement notre retraite, manger, maigrir, méditer, baiser - et même mourir - «dans les règles de l'art». C'est-à-dire, plus exactement, dans celles d'inépuisables techniques...

Les Américains, sur leurs pièces de monnaie, inscrivent toujours : In God we trust. Mais en fait, si les pages qui précèdent ont quelque pertinence, force est d'admettre que c'est probablement bien plus encore dans la technique que l'Occident a mis sa foi, son espoir et sa confiance. Et cela, non pas depuis quelques brèves années de «nouvelles technologies», ni même depuis un siècle ou deux de «révolution industrielle», comme un regard superficiel pourrait être tenté de le percevoir, mais depuis près de mille ans, c'est-à-dire depuis ce lointain Moyen Age où les moines cisterciens se mirent à recouvrir l'Europe de monastères, mais aussi bien à enseigner les techniques au monde barbare d'où allait un jour surgir l'Occident moderne.

Ce rappel n'est d'ailleurs pas pur marotte d'historien. Il devrait surtout nous rendre plus lucides lorsque nous voulons interpeller éthiquement la technique, poser de manière éthique la question de son usage et de ses enjeux. Il serait en effet bien naïf de penser qu'il suffit de quelque bonne volonté écologique et de quelques efforts sincères de frugalité ou de modération pour renverser un millénaire de foi occidentale dans la vertu salvifique de la technique. Il pourrait d'ailleurs ne s'agir là, quand on s'y arrête, que d'une autre ruse - particulièrement subtile et sournoise - de l'insatiable Prométhée, la technique en venant elle-même à proposer les solutions et les remèdes - techniques, bien entendu! - aux problèmes engendrés par ses excès, ses dérapages et ses bavures...

Ce n'est pas tout : comme le suggère encore la pénétrante méditation de Heidegger[12], même «douce», une technique demeure une technique. Si douce en effet qu'elle se prétende et si modérée qu'elle souhaite se présenter, l'attitude technicienne s'inscrit dans cette métaphysique occidentale de l'«oubli de l'Etre» en vertu de laquelle l'Etre, le réel, la nature, ne s'offrent et ne se dévoilent plus que sur le mode d'un «fonds» (illusoirement inépuisable) de «matières premières» mises à notre libre disposition, offertes aux manipulations toutes puissantes et conquérantes de la technique[13].

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Nous sommes - inutile d'insister! - à des années-lumière de l'attitude d'autres civilisations : celles de l'Orient par exemple ou, à première vue plus proche mais en fait tout aussi éloignée de nous, celle des cultures amérindiennes traditionnelles. Vertigineusement loin, aussi, du second récit de création que l'on trouve dans le vieux mythe biblique de la Genèse (2, 4b-25) où l'être humain est institué par Dieu comme le «gardien» - ou le «jardinier» - de la Création[14]. Nous avons plutôt fait nôtre la vision grandiose qu'en exaltait le très prométhéen Descartes, et selon laquelle l'homme en serait l'incontestable roi et maître[15].

Sommes-nous donc condamnés à demeurer enchaînés, impuissants, au rocher de notre civilisation technicienne, à voir celle-ci s'essouffler dans les gadgets, ou entraîner avec elle le reste de l'humanité dans quelque catastrophe apocalyptique? Faut-il au contraire espérer pouvoir délivrer Prométhée, enfirouapé dans ses propres ruses, en rêvant au retour d'une technique puissamment encadrée par de nouveaux «systèmes de valeurs» musclés qui, comme chez les Grecs de l'âge classique ou les peuples de l'Amérique précolombienne, viendraient de nouveau la tenir en respect ? Mais se pourrait-il aussi que le malin Prométhée, d'une autre de ses ruses, nous suggère lui-même la paradoxale possibilité d'un monde étrangement réenchanté par la technique elle-même? Ne le voit-on pas ainsi, parfois, quitter l'austère écran cathodique sur lequel s'acharne son «sérieux» d'ingénieur, empoigner passionnément les manettes de quelque Nintendo - ou même se mettre à draguer, canaille, dans les circuits délinquants de quelque Minitel?

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Le vieux mythe grec rapporte qu'une fois que tous les maux se furent répandus sur la terre de la boîte fâcheusement ouverte par l'imprudente Pandore, une seule chose resta collée au fond : l'espérance. Quand on réfléchit sur les enjeux éthiques de notre problématique techno-culture, il est peut-être bon - au moins - de s'en souvenir...

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1 Voir le classique essai de M. Carrouges, La mystique du surhomme, Paris, Gallimard, 1948. | retour au texte |

 

2 Jean-Jacques Salomon, Prométhée empêtré. La résistance au changement technique. Paris, Anthropos, 1984 [1981], p. 4. | retour au texte |

 

3 Cf., en particulier, «La question de la technique» dans: Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1948. | retour au texte |

 

4 C'est bien cette mètis, cette «intelligence rusée» qui permet à Ulysse de se faufiler entre Charybde et Scylla, de résister aux Sirènes, d'échapper au Cyclope, et de rentrer sain et sauf à Ithaque... | retour au texte |

 

5 Cf. notamment le classique et très inspirant essai de M. Detienne et J.-P. Vernant, Les ruses de l'intelligence - La mètis des Grecs, Paris, Flammarion [Champs], 1974. | retour au texte |

 

6 Les pages qui suivent s'inspirent librement d'un essai plus élaboré sur l'ensemble de ce thème : G. Ménard et C. Miquel, Les ruses de la technique. Montréal / Paris, Boréal / Méridiens-Klincksieck, 1988, 389 p. | retour au texte |

 

7 Ces perspectives s'inspirent notamment, dans la mouvance de la tradition durkheimienne, des travaux de R. Caillois (e.g., L'homme et la sacré ) et de G. Bataille (e.g., Théorie de la religion ). | retour au texte |

 

8 Cette auto-limitation n'est pas sans analogie avec celle que constate l'anthropologue P. Clastres (La société contre l'État. Paris, Minuit, 1974) par rapport au développement de l'État dans les sociétés archaïques. | retour au texte |

 

9 Les Grecs, par exemple, avaient des connaissances suffisamment avancées pour concevoir - «sur papier» - des centaines de «machines» fort ingénieuses - qu'ils ne prenaient toutefois la plupart du temps même pas la peine de fabriquer, trouvant plus de satisfaction à les avoir conçues. Quant à l'argument de l'esclavage, il est bien entendu réversible : une technique plus «productive» eût sans doute même été plus «économique» que l'entretien - somme toute fort coûteux - d'une vaste main d'oeuvre servile. | retour au texte |

 

10 Les trois ordres - ou l'imaginaire du féodalisme. Paris, Gallimard, 1978, p. 258. | retour au texte |

 

11 C'est nous qui soulignons. On voit notamment assez bien ici s'effectuer le passage, pour la technique, du pôle d'un sacré de transgression à celui d'un sacré de respect de l'ordre du monde, de sa consolidation et de son perfectionnement. | retour au texte |

 

12 Cf. D. Janicaud, «Face à la domination : Heidegger, le marxisme et l'écologie», in : Martin Heidegger, Cahiers de l'Herne, 45, 1983. | retour au texte |

 

13 À cette attitude, Heidegger lui-même oppose celle d'une habitation poétique de la terre à travers le langage, où l'être humain devient «gardien de l'Etre», à l'image de ces bergers qui habitent et veillent «au-delà des déserts de la terre ravagée». | retour au texte |

 

14 Le premier récit (Genèse 1, 1 - 2, 4a), par contraste, accentue nettement plus la suprématie de l'humanité sur le reste du cosmos, voir sa «propriété» de l'Univers («Remplissez la terre et soumettez-la!») L'Occident, depuis un certain nombre de siècles, semble décidément l'avoir privilégié par rapport au second... | retour au texte |

 

15 Grâce aux «arts mécaniques», précise celui-ci dans son Discours de la méthode, grâce aux techniques et aux savoirs sur lesquels elles se fondent, les humains pourront bientôt se rendre «comme maîtres et possesseurs de la nature»... | retour au texte |

 

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