L'été, la fête et la sacré

Liturgie, foi et culture, Montréal, été 1990, 3-11.


Cet article, qui ouvre un numéro de Liturgie, Foi et Culture consacré aux pratiques liturgiques d'été, a été rédigé - faut-il y voir quelque paradoxale ironie? - en plein coeur de l'hiver...

À travers le jardin de givre qu'est devenu sa fenêtre depuis des jours, l'auteur de ces pages devine - plus qu'il ne voit vraiment! - tomber la neige. Il rentre à l'instant d'une course, transi jusqu'à la moëlle, les bottes toutes lépreuses de calcium, le nez comme un érable au temps des sucres... Sa voisine pestait sur le balcon mal déblayé : le «petit», qu'elle avait bien dû mettre une bonne demi-heure à emmitoufler pour sortir, réclamait à grands cris le petit coin... Dans le courrier arrivé sur les entrefaites, une enveloppe qui ferait attraper une grippe carabinée - si cette dernière n'avait hélas déjà frappé! : le compte de chauffage d'Hydro... Et puis - ah non, zut! le pantalon qu'il fallait absolument aller chercher chez le nettoyeur...

Paradoxalement, oui, il se peut que, comme pour tant d'exilés hantés par le mal du pays natal, l'«exil» de l'hiver soit le lieu le plus inspirant pour parler de la plus douce des patries : l'été; pour réfléchir à son importance dans nos vies, à ses «fonctions sociales et culturelles», à son impact sur nos manières de vivre, de fêter, de célébrer. L'absence fait rêver. Qui sait, le manque fait peut-être parfois mieux voir et mieux comprendre?

 

Mon pays, ce n'est pas un pays, c'est...

L'importance de l'été, pour un peuple comme le nôtre, est vraisemblablement d'autant plus grande que la saison estivale y est à la fois remarquable - et bien courte... On connaît la vieille boutade selon laquelle il y aurait, au Québec, «l'hiver et... le mois de juillet». Ou cette autre, encore plus surréaliste, qui nous rappelle que l'été, il y a deux ans, «est tombé un mardi après-midi»... Avec la célèbre balade de Gilles Vigneault, «Mon pays», rarement sans doute un peuple se sera-t-il donné un «hymne national» qui, fût-il officieux, lui ressemblât autant. (À moins que ce soit le plus sarcastique «J'haïs l'hiver! » de Clémence Desrochers!)

Notre pays, effectivement, c'est d'abord et avant tout, pour le meilleur et pour les soupirs, désespérément, l'hiver... Pour nous, l'été, comme le suggère pour sa part une vielle chanson de Charlebois, c'est l'inconsolable regret que Jacques Cartier n'ait pas navigué un peu plus «à l'envers de l'hiver», le long de quelque Gulf Stream plus tiède et plus clément qui l'aurait amené à planter sa croix sur le rivage de quelque Antille paradisiaque - là où, comme le chantait naguère Beau Dommage, «poussent les palmiers et les bananiers». Sauf en été, nous sommes des «Canadiens errants» - corps blêmes et âmes en peine. Non pas tellement, toutefois, «bannis de nos foyers» : nous y serions à vrai dire plutôt «assignés à résidence» - «en d'dans», comme disent en soupirant les détenus dans leur jargon...

De ce point de vue, en abordant sur les rives glaciales du Nouveau Monde (n'y virent-ils pas d'ailleurs la terre donnée par Dieu à Caïn!), nos ancêtres ont conquis un pays dont le climat, violemment contrasté, n'avait pas grand chose en commun avec celui, nettement plus tempéré, de la Doulce France. Ils n'en apportèrent pas moins dans leurs bagages nombre de dictons et d'adages climatiques («Noël au balcon, Pâques au tison»...) dont on s'étonne toujours de voir à quel point ils étaient peu adaptés à la réalité de nos propres contrées. Qui de nous, enfant, ne s'est pas rebellé contre la maternelle exhortation à ne pas se découvrir d'un fil au mois d'avril? Et ce, non seulement par bravade (pour aller nu-tête, comme les «grands»), mais parce que nous pressentions confusément, sans aller nécessairement jusqu'à mettre en doute la «sagesse» présumément séculaire des proverbes, que celle-ci n'allait pourtant pas du tout de soi dans un pays où il arrive qu'avril sente déjà l'été à plein nez mais où mai, en revanche, nous oblige souvent à nous couvrir bien plus qu'il nous plairait...

Ce qui frappe encore, dans la gamme des saisons d'un pays comme le nôtre, c'est à la fois leur disproportion et la violence souvent imprévisible de leurs contrastes. Si la douceur de certains jours de septembre et les feux d'artifice qui s'allument un moment dans le bref été indien d'octobre offrent un agréable minimum de transition entre l'été et l'hiver, cet interlude est souvent aussi court que le bref «temps des sucres» séparant les grands froids d'un printemps qui hésite constamment entre la tentation de revenir en arrière et celle de passer tout droit. Il n'est pas rare, on le sait, que quelques jours - voire quelques heures à peine - nous fassent passer, presque sans coup de semonce, de la Sibérie glaciale à un avant-goût des Tropiques...

Il faudrait naïvement nous imaginer comme de biens purs esprits pour ne pas admettre à quel point cette accentuation du contraste entre les saisons nous marque et nous façonne, colore nos moeurs jusques et y compris dans les gestes les plus banals et les plus humbles de notre existence quotidienne. Les doubles fenêtres, les pneus d'hiver ou les «câbles à booster» ne sont peut-être pas des «inventions» québécoises, mais on sait à quel point tout cela fait désormais partie de l'ordinaire - pour ne pas dire du patrimoine ou... de l'«équipement standard» - de nos vies (alors que nos voisins du Sud et nos cousins d'Europe, en général moins menacés que nous par les colères de l'hiver, se trouvent en revanche totalement démunis à la moindre chute un peu brutale de la neige - ou du mercure).

Par ailleurs - et nonobstant un certain «chic» adolescent qui se fait fort d'affronter les bancs de neige en running shoes -, le fait est que nous disposons pour chaque saison (comme aurait pu commenter l'Ecclésiaste) de garde-robes aussi distinctes qu'élaborées. (Nous prenons d'ailleurs souvent autant de plaisir à les redécouvrir, en les tirant des «boules à mites», que nous soupirons à les y ranger...) C'est au contraire bien souvent le même blouson, le même chandail ou le même imperméable - sans parler des mêmes invariables chaussures - que l'on portera à Rome, Paris ou Washington aussi bien pour les «grands froids» de l'hiver que pour les soirées «un peu fraîches» de l'été.

 

Le Temple du Soleil, P.Q.

Détails insignifiants? Anecdotes futiles? N'en soyons pas si sûrs. Comment, par ailleurs, ne pas porter attention au fait qu'un peuple comme le nôtre, obligé de se cuirasser pendant des mois jusqu'aux cheveux dans le duvet, le cuir ou la laine, sente aussi fébrilement le besoin et le désir de se dévêtir le plus possible (et parfois même un peu plus!) dès lors que la saison plus clémente daigne se montrer, elle, le bout du nez? La neige n'a pas fini de s'égoutter en rigoles boueuses dans les rues que l'on voit les bureaux, les usines et les salles de classes se vider, à l'heure du lunch, pour offrir tous leurs corps affamés («en manque», presque, comme on le dit des drogues à accoutumance!) aux premières caresses du soleil. Les blouses légères, les shorts, les t-shirts et les sandales - voire carrément les maillots de bain - ne tarderont guère, alors, à envahir l'espace urbain.

Ce trait de nos moeurs, auquel nous sommes peut-être trop habitués pour y porter beaucoup d'attention (et que nous partageons significativement avec d'autres peuples nordiques - Allemands ou Scandinaves, entre autres), n'en étonne pourtant pas moins bien des visiteurs étrangers - d'origine méditerranéenne, par exemple (donc, moins «en manque» que nous), quand il ne heurte pas carrément leur sensibilité ou leur pudeur. On entre moins difficilement en bermudas à l'Oratoire Saint-Joseph qu'à Saint-Pierre de Rome...

On peut à cet égard rappeler l'anecdote plutôt burlesque de la ville d'Outremont qui, il y a quelques années, avait interdit le port du maillot de bain dans ses parcs. Plusieurs on vu dans ce règlement tâtillon des relents de puritanisme anachronique ou des poussées de snobisme «bon chic bon genre». Mais peut-être plus profondément encore y a-t-il lieu d'y voir une bien maladroite erreur d'appréciation anthropologique : un peuple privé de la chaleur du soleil pendant une si longue partie de l'année peut-il en effet, pendant la courte saison où celui-ci daigne prodiguer un peu moins chichement ses bontés, ne pas avoir envie d'en profiter aussi goulûment que ces tribus du désert qui offrent joyeusement leur corps à la pluie lorsque celle-ci se décide miraculeusement à tomber?

Notre peuple très catholique s'est donné comme patron saint Jean Baptise, précurseur du Messie, dont la fête (aux antipodes exacts de Noël) tombe en plein coeur du solstice d'été - ce temps de l'année où les journées sont les plus longues, et qui est à peu près universellement célébré par les peuples les plus divers, depuis des temps immémoriaux. C'était notamment - faut-il s'en étonner? - la grande fête des anciens Incas, adorateurs de Pachacamac, le Dieu-Soleil, qu'ils remerciaient de ses bienfaits en ce jour de son apogée.

Notre propre tradition religieuse et nos croyances technico-scientifiques nous interdisent certes de «diviniser» au sens strict l'astre solaire et de l'«adorer» comme le faisaient les peuples de l'Amérique précolombienne, ou les fidèles d'Amon-Râ dans l'ancienne Égypte. Et cependant, à voir l'ascendant démesuré qu'il prend sur notre moral, en particulier lorsqu'il brille trop de jours de suite par son absence, reconnaissons que nous ne sommes pas si loin de lui vouer nous aussi, à notre moderne manière, un véritable culte... Que dire d'ailleurs à cet égard de tous ceux (ils sont de plus en plus nombreux dans bien des couches de la société - et ceux qui n'en ont pas les moyens en rêvent!) qui s'arrachent chaque hiver aux «deux pieds dans la slotche, un "transfert" entre les dents» pour aller voler (modernes Prométhées!) quelques rayons du feu du ciel en s'envolant vers quelque plage sabloneuse, vers quelque Club Med ensoleillé? Et que dire encore de cette vogue - elle aussi croissante, on le sait - des salons de bronzage? Est-il si saugrenu d'y voir la recherche - quasiment désespérée! - d'un ersatz de soleil, comme une espèce de substitut homéopathique de l'été?...

Les Anglais s'enorgueillissent de leur fog, les Écossais de leur brume (il paraît qu'elle est nécessaire aux vertus de leur whisky!); les Hollandais sont fiers de leurs ciels bas, les Irlandais de leur pluie... Les peuples africains et méditerranéens, méfiants, fuient bien souvent les ardeurs du soleil. Ne sommes-nous pas, nous - comme des tournesols bien plus que des fleurs de lis -, un peuple héliotrope?

 

Le temps d'une paix...

Comment s'en étonner... Si l'on exclut l'inconfort des grandes villes par temps de canicule (mais Dieu sait qu'il dure rarement des mois!), l'été tranche avec le reste de notre environnement climatique en ceci qu'on y est tout simplement, tout bêtement, tout naturellement bien, en harmonie - voire en amour! - avec le climat et la nature qui nous entourent. Un peu comme les Tahitiens langoureux sur les toiles de Gauguin : image du paradis... Alors que, pour la plus grande partie du reste de l'année, c'est bien plutôt - pensons-y - un rapport d'hostilité que nous vivons avec cet environnement, barricadés dans nos maisons comme dans des châteaux-forts ou des bunkers étanches, armés de pulls et de pelles, en lutte à finir contre le froid, cherchant désespérément des abris pour nos voitures, nous avançant sur les trottoirs comme sur des champs de mines, plus héroïques que des marines, parfois, pour traverser les lacs de neige sale et fondante, au coin des rues...

À la possible exception de ceux et celles qui l'apprivoisent en s'adonnant aux sports d'hiver (ou qui le court-circuitent en Floride!), nous sommes bel et bien le plus souvent en état de guerre avec notre environnement climatique - sauf pendant les courts mois d'été où nous signons avec lui une précaire armistice, où nous est donnée une courte trève; où nous goûtons voluptueusement au repos du guerrier, aux brèves douceurs de la paix.

 

... Et celui des vacan-an-ces! (air connu)

À cet égard, bien que la notion - et la réalité - des (grandes) vacances ne soit pas une invention si ancienne dans l'histoire de l'humanité, on comprend sans peine qu'elle ait eu en général tendance à coïncider avec la «belle saison», à faire pour ainsi dire corps avec elle. Au-delà, d'ailleurs, des quelques semaines de congé payées qu'elles signifient strictement pour la plupart d'entre nous, c'est en fait toute la saison estivale qui semble pour ainsi dire s'imprégner d'une atmosphère de vacances - c'est-à-dire de liberté et, peut-être plus encore, de fête.

Par rapport au bref «temps des fêtes» qui nous essoufle, nous endette - et nous allourdit l'estomac - entre la veille de Noël et le lendemain du Jour de l'An, l'été est à maints égards, de part en part, un temps de fête, reconnaissable à de nombreux indices: farniente sur le rebord des fenêtres de Balconville ou aux terrasses des cafés; festivals de toute nature et de toute espèce, qui se multiplient comme des champignons depuis quelques années aussi bien à la ville qu'à la campagne, des feux d'artifice aux «petites fraises», en passant par le jazz, les régates ou le théâtre «d'été». Bien des citadins, à cette époque de l'année, émigrent quelques semaines hors des villes avec leurs tentes ou leurs caravanes, donnant presque raison à la célèbre boutade d'Alphonse Allais - qui suggérait que l'on transporte les villes à la campagne, l'air y étant bien meilleur! (encore qu'il soit souvent plus facile, comme on le remarque par exemple dans bien des terrains de camping, de faire sortir les citadins des villes que la mentalité urbaine des citadins...); plaisir de jouer, de manger, de vivre à l'extérieur; de fleurir un balcon, de sarcler trois plants de tomates, de sentir l'odeur du gazon coupé, d'entendre les oiseaux et les cigales faire concurrence aux klaxons de la ville; liberté de mouvement un moment reconquise par les corps - dans les piscines ou sur les pistes cyclables; délicieux vertige du skate board ou de la planche à voile; liberté du temps qui s'allonge et ramollit - presque que comme les célèbres montres de Dali! Mais, aussi bien, liberté plus canaille et dragueuse, liberté... libertine; circulation du désir, voluptueux songe d'une nuit d'été...

 

Le sacré, l'interdit et la transgression

Bien des historiens et des anthropologues de la religion, depuis un bon moment déjà, après s'être intéressés à l'étude de nombreuses traditions religieuses de l'humanité, en sont venus à proposer ce qu'on pourrait voir comme de grandes «synthèses théoriques» dégageant des traits assez universels du comportement religieux des humains à travers le temps et l'espace, et que l'on peut retrouver sous le visage particulier de chaque culture; y compris dans la culture de l'Occident moderne, même si nous la croyons souvent largement sécularisée et désacralisée. Il se peut cependant que, sous d'autres formes, nos attitudes et nos comportements, à cet égard, ne soient pas si différents de celles de nos ancêtres - ou de sociétés moins «modernes» que la nôtre. C'est ce que veulent suggérer les pages qui suivent au moyen d'un petit «détour théorique» dont on verra sans doute sans peine la pertinence dans cet article consacré à une compréhension anthropologique de l'été et de ses fonctions dans nos vies.

Plusieurs de ces synthèses suggèrent notamment l'existence de deux «sphères» dans la culture, diamétralement opposées mais complémentaires et indissociables: la sphère du profane et celle du sacré. Les contenus» de l'une et de l'autre ne sont jamais figés dans le béton et peuvent varier presque à l'infini selon les époques et les cultures : telle réalité, considérée aujourd'hui comme sacrée dans notre culture, ne l'est pas forcément dans d'autres sociétés et ne l'a pas non plus nécessairement toujours été dans la nôtre. À l'inverse, des réalités sacrées d'autres peuples - d'hier ou d'aujourd'hui - peuvent parfaitement n'avoir, dans notre culture à nous, qu'une valeur totalement profane. Ce qui demeurerait constant et universel, ce ne serait donc pas tant les contenus de ces deux sphères que leur existence même, opposée et complémentaire.

Bien des définitions ont été proposées pour l'une et l'autre. «Le sacré, suggérait ainsi le sociologue et philosophe Roger Caillois, est ce qui donne la vit et ce qui la ravit; c'est la source d'où elle s'écoule, l'estuaire où elle se perd». Pour Georges Bataille, contemporain et collaborateur de Caillois, le sacré (dans une veine assez proche), est en quelque sorte le bouillonnement prodigieux et inépuisable de la VIE sous toutes ses formes, son surgissement et son déchaînement presque illimité.

L'humanité - on le verra à l'instant - a vitalement besoin de cette source inépuisable de la vie. Pour survivre, cependant, l'ordre humain des choses doit de quelque manière endiguer ce bouillonnement du sacré - un peu, si l'on veut, à l'image des barrages hydroélectriques qui harnachent des torrents tumultueux afin de canaliser leur puissance indomptée pour produire une énergie utile à la vie humaine. (On pourrait aussi penser à ces centaines d'hectares de terres arables que les Hollandais - qui doivent pourtant à la mer une grande partie de leur richesse historique - ont conquis «contre» les flots tumultueux de la Mer du Nord, en construisant des digues.) Le profane, dans cette perspective, ce serait justement l'espace conquis par ces digues et ces barrages sur les forces brutes et illimitées de la «vie».

Notons immédiatement le paradoxe : pour survivre comme telle, l'humanité doit endiguer le sacré - c'est-à-dire cela-même à quoi elle doit pourtant de vivre. L'humanité pose, affirme et reconnaît l'existence du sacré en même temps qu'elle s'en sépare, qu'elle s'en protège. Elle enferme pour ainsi dire le sacré dans ce que les sciences de la religion appellent souvent des interdits (ou des tabous ). Au sens strict, elle interdit le sacré. Aussi surprenant que cela puisse paraître, cela se comprend : laisser libre cours au sacré, y avoir accès n'importe comment et n'importe quand, équivaudrait au fond, pour l'humanité, à se précipiter vers la mort - tels ces insectes qui, l'été, fascinés par une flamme ou la lueur d'une ampoule, s'y précipitent pour leur perte. (N'est-ce pas d'ailleurs ce que signifient peut-être bien des comportements troublants de notre époque - suicides ou overdoses de drogues, par exemple : une sorte de «raccourcis» - ou de «court-circuits» - vers le «grand tout» de la mort, c'est-à-dire vers le sacré?)

Illustrons un peu en pensant par exemple, dans la tradition biblique qui nous est un peu plus familière, au «Saint des Saints» du Temple d'Israël qui contenait l'Arche d'Alliance et dont seul, une fois l'an, après d'exigeants rituels de purification, le grand-prêtre pouvait s'approcher afin d'intervenir pour tout le peuple auprès de Dieu. À tout autre que lui - et à tout autre moment de l'année même pour lui - ce lieu particulièrement sacré d'Israël (puisque l'Arche contenait les Tables de l'Alliance données par Dieu à Moïse) étit totalement interdit, sous peine de mort. (La Bible raconte d'ailleurs la mort foudroyante de porteurs qui, par mégarde avaient touché à l'Arche au cours d'un déplacement - une idée reprise de manière assez spectaculaire par Spielberg dans ses Aventuriers de l'Arche perdue...) Ce n'est pas que le sacré soit «mauvais» ou «hostile» à notre endroit. C'est juste qu'il est, en général, hors de notre capacité de le supporter. «On ne peut voir Dieu sans mourir»...

Pourtant, on le sait bien, si l'ordre «normal», habituel et profane des choses, fondé sur le respect des interdits, permet à la vie humaine de se déployer sans entraves, cet ordre est bel et bien lui aussi, à sa manière, porteur de mort. L'espace profane est le «lieu» dans lequel se déroule la vie humaine mais il n'est pas lui-même la source de cette vie - laquelle se trouve bien sûr, comme on l'a vu, dans le sacré. Avec le temps, l'ordre profane se fatigue, s'use, se sclérose, vieillit, se vide de sa substance - un peu comme on pourrait le dire d'une pile rechargeable.

C'est pourquoi la vie profane, constamment, périodiquement, a besoin de se revivifier, de se régénérer, de se rajeunir. De se rebrancher, si l'on peut dire, sur l'inépuisable réservoir de la vie qu'est le sacré (quel que soit, encore une fois, le «visage» que celui-ci peut prendre selon les cultures et les époques). Constamment, périodiquement, la vie profane a besoin de lever les interdits qui endiguent le sacré, de les franchir, de les transgresser.

La transgression apparaît bien, en ce sens, comme l'opposé - ou la rupture - de l'interdit mais aussi comme son complément indispensable. La transgression n'est pas le refus, l'abolition ou la négation de l'interdit (contrairement à ce que revendique souvent notre sensibilité contemporaine) mais plutôt sa suspension ponctuelle, sa levée périodique. D'un même mouvement, la transgression affirme à la fois la nécessité habituelle de l'interdit (sinon, la vie humaine se dissoudrait comme celle de l'insecte dans la flamme) et la nécessité périodique de son dépassement (sinon, la vie humaine se scléroserait irréversiblement). La transgression, c'est la nécessaire rupture pour permettre l'indispensable continuitité.

*

Des rites (c'est-à-dire des gestes chargés de sens sacré) qui peuvent être très différents selon les cultures et les traditions assurent en quelque sorte le passage d'une sphère à l'autre : de la vie profane et respectueuse des interdits à la transgression qui donne ponctuellement accès au sacré, qui permet de «refaire le plein» de sacré. («La liturgie et les rites des religions (...), suggérait le sociologue F. Ferrarotti en une image saisissante, c'est la combinaison d'amiante qui permet d'accéder au sacré sans être réduit en cendres»...)

La fête, par exemple, qui peut revêtir d'innombrables formes (des plus sobres aux plus exubérantes, des plus restreintes aux plus globales) demeure probablement le meilleur prototype de ces rituels qui font - un moment - passer du profane au sacré, du respect des interdits à leur transgression. Dans la fête - remarquons-le - le cours «normal» et «habituel» de la vie profane est interrompu, suspendu et, surtout, renversé : dans la fête, on... «fait la fête», justement, plutôt que de travailler; on dépense au lieu d'épargner; on «fait les fous» et on défoule alors que la vie nous contraint à être sérieux, raisonnables. Pour le rituel de la fête, et comme le suggérait le Renard du Petit Prince, on «s'habille le coeur» différemment. C'est-à-dire, bien sûr, qu'on «s'endimanche» aussi le corps... Et tout se passe comme si la dépense gratuite et somptuaire - le «gaspillage» (temps, argent, énergie) - de cette transgression ponctuelle de la fête générait paradoxalement une énergie renouvelée pour la suite de l'existence; comme si cette levée provisoire de l'interdit était nécessaire pour «recharger les batteries» de la vie profane, individuelle et collective.

 

Le sacre de l'été

On aura sans doute saisi la raison de cette petite excursion théorique sur les notions de sacré et de profane, d'interdit et de transgression. Si cette vision des choses a quelque pertinence (y compris pour nos cultures modernes issues de la tradition judéo-chrétienne et travaillées par la «modernité»), on peut vraisemblablement faire l'hypothèse que l'été, comme l'ont un peu suggéré déjà ces pages, occupe à maints égards les fonctions - transgressives et sacrées - de la fête; de cette fête qui permet de quitter un moment les contraintes sclérosantes de la vie profane et de se recharger, de faire le plein, de «prendre un coup de jeune». Temps de transgression par excellence : ralentissement de nos «vies de fous» toujours à la course, agitées comme des queues de veau; temps de repos, de gratuité et de spontanéité, contrastant avec notre fébrilité et notre productivité habituelles, avec notre soumission à la tyrannie des horaires et au règne des agendas; temps où même les corps se libèrent de leurs cuirasses vestimentaires (et avec elles, reconnaissons-le, d'une partie de leur carapace psychologique et sociale); temps d'exubérance, d'excès, de festivités, de réjouissances. L'été, saison de transgression : même monsieur le curé, jadis, n'abrégeait-il pas son sermon les dimanches de canicule - quand il ne poussait pas l'audace (et Dieu sait que ses paroissiens la lui pardonnaient!) jusqu'à le laisser carrément tomber!

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La fête n'est évidemment pas le propre de l'été. Notre vie compte bien d'autres moments festifs et transgressifs, selon divers rythmes de nos existences - qu'il s'agisse par exemple d'autres moments de l'année («temps des Fêtes», Carnaval, anniversaires), d'autres découpages de notre temps (la relâche du week-end - Thank God it's Friday! -, la «fièvre du samedi soir», voire l'humble quart-d'heure - mais combien sacré! - de la pause café, qui nous fait un moment échapper à la pesanteur du travail, à la malédiction d'Adam et Eve...)

Mais l'été, pour toutes les raisons qui ont été évoquées dans ces pages, demeure un moment particulièrement fort, privilégié et intense de notre rapport festif aux interdits et à leur transgression. La brièveté de cette saison nous rappelle en outre cette «vérité anthropologique» incontournable : on ne peut vivre constamment en état de transgression - c'est-à-dire «dans» le sacré. La fête a des limites. Ça ne peut pas, comme on disait dans le temps, «être Noël à tous les jours» - sous peine d'un épuisement : aussi bien d'ailleurs celui du sens de la fête (si c'est toujours la fête, ce ne l'est jamais...) que celui de nos ressources ou de nos énergies pour y participer. Et cependant, l'impact de l'été dans nos vies nous confirme combien ce temps - même si vite passé - nous est vital; en termes anthropologiques, combien il nous est sacré.

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Aux communautés croyantes et célébrantes, cette fonction anthropologique sacrée de l'été lance un défi particulier qu'explore d'ailleurs l'ensemble de ce numéro de Liturgie, Foi et Culture. L'été, en effet, de par sa propre «essence festive», peut très certainement inspirer la communauté célébrante - tout comme il peut sans doute aussi lui compliquer l'existence, ne serait-ce que par la «concurrence» multiforme qu'il suscite un peu partout dans la culture. (D'aucuns pourraient ainsi penser que les croyants ont moins besoin de liturgie dès lors que toute la nature est elle-même en pleine célébration...) Ceci dit, on peut bien sûr penser que l'imagination des communautés puisse fort bien permettre à celles-ci d'emboîter le pas à cette mouvance festive estivale de toute la culture en l'investissant de manière appropriée.

On peut ainsi penser - par exemple - que la nature particulière de l'été est susceptible de colorer la liturgie et d'accentuer les attitudes des communautés célébrantes différemment d'autres saisons de l'année. Il se peut ainsi, par exemple, que notre hiver précoce se prête particulièrement bien à la célébration de l'espérance - aussi bien qu'à l'humilité de la supplication! («Rorate! », implorait jadis l'introït du 4e dimance de l'Avent : «Cieux, faites pleuvoir votre rosée! ») L'été, pour sa part, peut vraisemblablement inspirer davantage la louange et l'action de grâce. L'amour aussi, bien entendu...

*

En voudra-t-on à l'auteur de ces lignes de conclure en pastichant quelque peu le célèbre Cantique des créatures de saint François d'Assise - ou plus exactement, sans doute, d'imaginer une strophe que le Poverello aurait pu lui ajouter s'il avait parcouru les routes enneigées du Québec plutôt que les sentiers poussiéreux d'Italie :

 

Loué sois-tu, Seigneur, pour notre grande soeur l'hiver!

Mais, sans vouloir Te vexer,

Loué sois-tu par dessus tout pour notre si merveilleuse

et si belle petite soeur - l'ÉTÉ!

 

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