Le revolver du maréchal Goering

ou: pour une conception plus actuelle de la «religion»

dansRites de passage: d'ailleurs, ici, pour ailleurs. Sous la direction de T. Goguel d'Allondans. Ramonville-Sant-Agne, Érès, coll. Pratiques sociales transversales, 77-80.

Quand le maréchal Goering entendait prononcer le mot culture, il paraît - c'est en tout cas la légende - qu'il sortait son révolver... Quand ils entendent évoquer le mot religion, la plupart de nos contemporains, selon toute vraisemblance, ont spontanément à l'esprit une odeur d'encens qui remonte de leur enfance, un choral de Bach (Sartre ne disait-il pas que sa mère était croyante l'espace d'une cantate!), une image sulpicienne, une église de film italien avec deux ou trois mamas qui prient pendant que les hommes sont au café - ou encore un tchador, un rite vaudou, un temple exotique, une bizarre secte américaine, une cérémonie quelconque mais enfin... religieuse quoi!

Et c'est dommage. En tout cas, il nous serait très utile, pour comprendre un peu plus le monde dans lequel nous vivons, de disposer d'une conception de la religion beaucoup plus vaste que celle dont nous avons hérité de la tradition chrétienne, notamment depuis Lactance qui, au IVe siècle, à partir de l'étymologie latine du mot religare - relier - la définissait comme ce qui «relie» les humains à l'absolue transcendance de Dieu - c'est-à-dire, bien sûr, l'Église elle-même, sa doctrine et ses rites. LA religion, c'était le christianisme et, dans cette perspective, les autres entreprises offrant des projets apparemment semblables (relier les humains au divin), les autres... «religions», donc, ne pouvaient bien sûr être que des religions entre guillemets, de «fausses» religions - mascarades du Malin, subterfges du Diable...

Étonnamment, force est de constater que les sciences humaines qui se sont intéressées au phénomène religieux, surtout à partir de la fin du XIXe siècle, ont un peu réagi de la même manière: à partir d'une définition d'origine largement chrétienne, elles ont établi des distinctions entre les «vraies» religions et d'autres phénomènes - semblables, analogues, étrangement homologues même, parfois - mais qu'elles n'osaient tout de même pas vraiment considérer comme de «vraies» religions...

C'est ainsi qu'on a par exemple parlé de religions «séculières», de religions... «laïques», de «crypto-religions», de «quasi-», de «péri-», de «para-religions»...[1] Ou, encore, on a fait une distinction certes défendable mais tout de même un peu byzantine[2] - entre la religion et le religieux, réservant le premier terme aux religions classiques, traditionnelles - on pourrait presque dire: aux religions... d'État! - et utilisant l'autre pour désigner des phénomènes qui semblent avoir vraiment beaucoup en commun avec les «religions» mais que l'on résiste pourtant à considérer comme telles...

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Au risque d'avoir l'air un peu cavalier (!), on fera néanmoins ici la proposition qu'il est préférable de penser la religion comme on pense les statues équestres: une statue ne peut pas être «plus ou moins équestre», «crypto-équestre» ou «quasi équestre». Elle l'est ou elle ne l'est pas! Et l'adjectif équestre n'est pas plus englobant, ne réfère pas à autre chose que le substantif - équitation - auquel il renvoie. S'il vient un temps où l'on a besoin de multiplier les épithètes pour décrire la complexe réalité de la religion, c'est qu'il est sans doute préférable d'en revoir la définition - plutôt que de continuer à l'encombrer de nouveaux qualificatifs...

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C'est à Cicéron, on le sait sans doute, que l'on doit de nous avoir transmis une autre étymologie classique du terme religion - et on pourrait dire une autre manière de concevoir celle-ci. Pour Cicéron, les religiosi - du verbe latin relegere, rassembler -, les «religieux», donc, étaient ceux qui, à Rome, colligeaient pieusement, archivaient scrupuleusement tout ce qui avait rapport au culte des dieux.

Cette définition a l'air plus empirique, mais elle a bien sûr l'inconvénient d'être elle-aussi lourdement tributaire d'une certaine idée qu'on se faisait de la religion - au point d'ailleurs que le monde romain, en s'y référant, a été incapable de voir la signification proprement religieuse du christianisme naissant: l'un des principaux reproches que l'on a fait aux chrétiens, on le sait, - et en particulier, sans doute, ces pieux religiosi dont parlait Cicéron -, en a précisément été un... d'irréligion et d'athéisme! Comme quoi une (définition de la) religion peut décidément en cacher une autre...

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Il existe une troisième étymologie du mot, moins connue, que Roger Caillois («Le Grand Pontonnier») affirmait tenir de Marcel Mauss qui l'avait semble-t-il lui-même reçue d'un linguiste dont le nom s'est apparemment égaré dans les coulisses de la Sorbonne... (Ça ressemble presque à un début de scénario à la Umberto Eco - et c'est d'ailleurs presque aussi passionnant!)

Cette étymologie évoque un sens beaucoup plus ancien et beaucoup plus matériel du mot: celui d'un noeud de paille, plus précisément, de ces noeuds de paille qui servaient, à l'époque romaine archaïque, à fixer les poutrelles des ponts, et dont on confiait l'exécution au chef des prêtres - qui deviendra de ce fait pontifex, pontife[3], faiseur de ponts.  Ce chef des prêtres, du fait de sa plus grande familiartié avec les puissances surnatuelles, était en somme considéré comme le seul à pouvoir ériger impunément cette transgression dans le paysage: relier entre elles deux rives que les dieux eux-mêmes avaient pourtant pris la peine de séparer d'un infranchissable fossé - qu'il était donc extrêmement périlleux de vouloir franchir, en même temps qu'il était aussi drôlement commode, et peut-être même nécessaire, de pouvoir le faire...[4]

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Cette étymologie-là nous met vraisemblablemnt sur la piste d'une définition de la religion beaucoup plus féconde pour notre temps. Elle ouvre une perspective qui dégage nos imaginaires de l'emprise hégémonique de l'encens, des tchadors, de l'imagerie sulpicienne - mais aussi bien des dichotomies opérées par les Lumières ou par le laïcisme de la IIIe République[5]; à nous affranchir, en somme, d'une conception historiquement située, étroitement restrictive et très spécialisée de la religion.

On voit évidemment toute la différence que cela peut représenter au plan d'une interprétation de la culture. Si l'on confine la religion à ces formes historiques spécialisées (notamment celles qui impliquent une croyance en une divinité personnelle et en un au-delà surnaturel), il est bien évident que l'on est obligé de conclure à son dépérissement dès lors que l'on constate l'érosion de ces formes. On est alors conduit à analyser la culture en termes de «sécularisation», de «désenchantement du monde» - quitte à admettre aussi, bien sûr, mais presque comme les rémissions d'un cancer - d'imprévisibles «réveils» ou d'étonnants «retours» du religieux. Le problème, évidemment, c'est que, pour qu'il y ait «retour», il faut qu'il y ait eu «départ». Or, encore une fois, si l'on peut sans doute parler de dépérissement de certaines formes historiques traditionnelles de la religion, il est inexact de le dire de la religion elle-même, qui n'est vraisemblablement jamais... partie, mais qui a simplement fait appel à d'autres «pontifes» pour fixer les «noeuds de paille» - c'est-à-dire, en somme, pour gérer l'inévitable angoisse de la périlleuse mais nécessaire transgression dans la vie la plus quotidienne.

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C'est Franco Ferrarotti qui, utilisant une autre image forte, décrivait la religion comme la combinaison d'amiante permettant d'approcher du sacré sans être réduit en cendres. Il y a intérêt à revenir à la matérialité de cette image. En ce sens, on peut avancer que l'une des tâches les plus stimulantes des sciences humaines à l'heure actuelle, consiste en une pratique renouvelée du regard. Ce regard, il est bien sûr pertinent et légitime de continuer à le porter sur les églises, autour des synagogues, sur le parvis des mosquées ou dans les parages des temples, et de s'intéresser à ce qui s'y passe - encore. Mais, sous peine de passer complètement à côté de quelque chose d'extrêmement important, il est paraît également indispensable de circuler aussi dans d'autres espaces qui pourraient bien n'avoir de «profane» que notre vieille habitude - manque d'exercice ou paresse? - à les voir autrement, et où se nouent pourtant sans cesse, sous nos yeux, de remarquables «noeuds de paille», d'authentiques forme actuelles de la «religion».

 

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1 Voir notamment J.A. Prades, Persistance et métamorphose du sacré. Paris, PUF, 1987. | retour au texte |

 

2 Et même assez fâcheuse - dans la mesure notamment où elle prive un substantif de son adjectif sans pour autant donner d'épithète approprié à ce nouveau substantif. Si bien qu'il est impossible de savoir, lorsque l'on affirme de quelque chose est «religieux», si cela évoque la «religion» en bonne et due formeou si cela ne renvoie qu'au «religieux» lato sensu... | retour au texte |

 

3 Les empereurs romains, chefs du culte public, hériteront de ce titre - avant que celui-ci ne serve à désigner leur successeur sur la colline vaticane: l'évêque de Rome... | retour au texte |

 

4 Ce rôle n'est évidemment pas sans évoquer celui du grand prêtre des temps bibliques qui, une fois l'an, pouvait pénétrer - seul - dans le Saint des Saints du temple de Jérusalem pour intercéder en faveur du peuple auprès de Dieu présent dans l'Arche d'Alliance - cet arche dont Spielberg, interprétant assez spectaculairement le récit biblique, a rappelé à quel point il était périlleux de s'en approcher sans en avoir le droit et la dignité... | retour au texte |

 

5 Empêchant ainsi de voir le caractère profondément religieux de certaines idéologies positivistes ou athées du 19e siècle et du nôtre (le marxisme et le nazisme, par exemple). | retour au texte |

 

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