Lorsque De Sodome à l'Exode est paru, en 1980[1] - si l'on me pardonne cette auto-référence bien mal élevée, j'en conviens -, l'une des principales critiques adressées au livre[2] tenait précisément au fait d'avoir peu mis l'accent sur la dimension éthique de la question. Ce qui était d'ailleurs assez vrai - quoique volontaire et délibéré, pour des raisons que je dirais à la fois politiques et... thomistes. Saint Thomas d'Aquin, en effet, reconnaissait que, pour être en mesure de pratiquer la vertu, il fallait pouvoir compter sur un minimum de bien-être. Et sir Wilfrid Laurier avait compris des choses, en disant, à propos des Canadiens français: «traitez-les comme une faction, ils deviendront factieux; traitez-les comme une nation, ils deviendront généreux.»
Il m'avait donc semblé à l'époque que, plutôt que de brandir trop vite les «gros sabots» de ses exigences et ses attentes morales, la culture - y compris l'Église - devait d'abord commencer par... arrêter de taper sur la tête des personnes d'orientation homosexuelle: «Considérez-les et traitez-les comme du monde, et ils vont réagir comme du monde»...
Je le crois toujours - quoique, depuis une vingtaine d'années, pas mal de choses aient quand même passablement évolué. Mais je continue de penser que la réflexion éthique sur l'homosexualité commande encore une attention à d'autres dimensions de l'expérience, auxquelles les pages qui suivent souhaiteraient s'arrêter quelque peu.
Éthique, esthétique et postmodernité
Le fait de proposer, dans un colloque, une réflexion sur l'éthique homosexuelle, et d'en être même rendu à soulever la question somme toute assez austère des théories et des méthodes pour le faire, dans un lieu universitaire aussi respectable que celui-ci - tout cela présuppose, mine de rien, une assez significative transformation des attitudes et des des savoirs de la société et de la culture, comme de la théologie et des sciences humaines, à l'égard de l'homosexualité; un passage de l'homosexualité pensée dans les catégories du mal - fût-il «le moindre» - à un statut au moins éthiquement neutre, et dès lors susceptible de diverses déterminations éthiques, selon la manière dont la chose est vécue.
Le fait qu'un tel colloque soit aujourd'hui pensable et réalisable me paraît également significatif de ce que, avec un certain nombre d'auteurs contemporains, on pourrait appeler une «ambiance postmoderne». J'y reviendrai à l'instant.
Mais on peut en tout cas constater que, pour ce qui concerne l'homosexualité, les transformations que je viens d'évoquer se sont effectivement opérées dans de larges secteurs de la culture occidentale au cours des décennies récentes, bien qu'il y ait aussi d'importants secteurs de cette société et de cette culture où la chose soit encore loin d'être évidente, - et je ne parle même pas des croisades morales de la droite réactionnaire américaine, de l'archaïsme des lois roumaines ou du rigorisme moyenâgeux des talibans d'Afghanistan. Autrement dit, et pour faire bref, ma lecture, ici, se situerait quelque part entre le pessimisme de Cioran et l'optimisme du meilleur des mondes...
Je viens d'évoquer l'idée de postmodernité, d'ambiance postmoderne. On sait que, selon un certain nombre de penseurs contemporains qui ont donné ses lettres de créance à ce concept - fussent-elles parfois discutées -, un des traits caractéristiques de cette «postmodernité» serait ce que le philosophe Jean-François Lyotard[3] , notamment, appelait la fin des «grands récits», des grands mythes fondateurs qui donnaient sens, cohérence et direction à l'existence, que ceux-ci aient été de nature religieuse, philosophique, idéologique ou scientifique: le christianisme, le marxisme ou l'existentialisme, l'idéologie du Progrès, le nationalisme, etc.
Ce qui signifie aussi, bien sûr, l'érosion des grandes morales pensées dans les termes d'un devoir-être conforme à un certain idéal de l'humain promu par ces grands récits - peu importe encore une fois qu'il se soit agi de croyances religieuses, d'idéologies politiques ou nationalistes, de questionnements philosophiques ou de théories scientifiques. «Le devoir, écrit ainsi Lyotard, doit être senti d'abord comme indéterminé, c'est-à-dire dépourvu de contenu, pour que la condition même de la moralité (la liberté) soit satisfaite[4] ».
Le fait dont tout discours sur l'éthique doit partir, écrit Giorgio Agamben dans la même veine,[5] c'est qu'il n'existe aucune essence, aucune vocation historique ou spirituelle, aucun destin biologique que l'homme devrait conquérir ou réaliser. C'est la seule raison pour laquelle quelque chose come une éthique peut exister: car il est clair que si l'homme était ou devait être telle ou telle substance, tel ou te destin, il n'y aurait aucune expérience éthique possible - il n'y aurait que des devoirs à acomplir.
Mais il y a un autre sens, plus sociologique sans doute - ou, en tout cas, plus weberien - où la morale est d'abord et avant tout un fait social : un éthos, pour parler comme Max Weber, c'est-à-dire tout ce qui qui cimente efficacement le vouloir-vivre collectif des sociétés et des groupes, ce qui fait que cela «tient ensemble», malgré toutes les forces centrifuges, explosives ou implosives en présence. On pourrait, en un raccourci au moins saisissant, dire en ce sens que l'éthos, c'est ce qui fait qu'il y a encore un Cambodge, une Bosnie et un Rwanda...
Or - et je vais m'inspirer ici du sociologue Michel Maffesoli[6] , on pourrait également suggérer qu'à l'encontre d'une croyance typiquement moderne, héritière des Lumières et de Jean-Jacques Rousseau, cet éthos, ce «ciment social» est quelque chose, au fond, de beaucoup moins rationnel que passionnel, quelque chose qui repose beaucoup moins sur un contrat de la raison ou sur une communication des sujets rationnels, que sur une communion de l'affect, de l'affectif, sur le partage de la passion.
En d'autres termes, le vouloir vivre ensemble - autrement dit l'éthique - tiendrait bien mois à la rationalité qu'à ce que Maffesoli appelle lui-même une esthétique. Le terme, ici, ne renvoie pas à son acception la plus courante (laquelle, on le sait, réfère à une notion un peu idéaliste de beauté, à une idée somme toute assez élitiste de «bon goût»), mais plutôt à un sens plus proche de son étymologie grecque, désignant ce qui a trait à l'aisthésis, c'est-à-dire à la sensibilité, à l'émotion: le gefühlen des Allemands, le feeling anglo-saxon, ou même le sentire de la spiritualité ignatienne. Bref, quelque chose de très différent du terrain de la rationalité où l'on a généralement eu tendance à situer le questionnement éthique.
Un immoralisme éthique
Ce qui amène Maffesoli lui-même à proposer la notion un peu provocante d'«immoralisme éthique»[7] au sens où, pour lui, ce sont souvent des attitudes et des pratiques allant à l'encontre des morales établies - religieuses ou laïques, peu importe - qui sont tout de même à la source de l'éthos, qui font surgir de nouvelles valeurs morales qui vont cimenter l'être ensemble et le vouloir-vivre des communautés et des groupes.
On raconte qu'il y avait, dans l'empire austro-hongrois, une décoration militaire décernée uniquement aux officiers qui avaient gagné des batailles ou réussi d'autres faits du genre en ayant désobéi aux ordres de leurs supérieurs. Voici sans doute un assez bon exemple de l'immoralisme éthique maffésolien...
J'ai aussi déjà eu l'occasion de proposer ailleurs[8] la figure mythique amérindienne du Trickster comme emblématique de cet immoralisme éthique dont parle Michel Maffesoli.
Le Trickster[9], dans les cultures amérindiennes, est une sorte de vestige mythologique d'un passé archaïque de l'humanité où la démarcation entre l'humain et le divin n'était pas encore tout à fait nette. C'est une figure complexe. Le Trickster est à la fois généreux et mesquin, il détruit autant qu'il construit, il se fait rouler autant qu'il trompe les autres, il agit de manière tout à fait impulsive, sans se référer à aucune valeur morale, d'une manière totalement inconsciente et irresponsable. Pourtant, étrangement, ses actions, même les plus délirantes, finissent souvent par engendrer des valeurs, de la valeur morale.
Le Trickster parcourt le monde en y ayant toutes sortes d'aventures assez folles, souvent érotiques. Il passe son temps à jouer des tours, y compris avec la connotation sexuelle de ce terme - tricks - dans l'argot américain. C'est une figure éminemment paradoxale, comme le fait bien voir Carl Gustav Jung dans son commentaire:
De son pénis, il crée toutes sortes de plantes utiles. Il faut voir là une référence à la nature du trickster comme créateur, le monde, dans plusieurs mythologies, étant précisément créé à partir du corps d'un dieu. D'un autre côté, le Trickster est à maints égards plus stupide que les animaux eux-mêmes, et il passe son temps à s'empêtrer dans toutes sortes de situations où il se couvre de ridicule. Il n'est pas vraiment méchant, mais ça lui arrive de commettre des choses atroces, par pure incoscience et total manque de sens de la relation aux autres.[10]
Cette évocation rapide et très partielle ne rend certes pas justice à la complexité du personnage. Mais je pense qu'elle suggère au moins déjà en quoi la figure mythique du Trickster peut être vue comme une assez fascinante illustration de cet immoralisme éthique dont je suggère ici la fécondité. Et il m'apparaît que cette figure peut servir d'éloquente métaphore de ce qui s'est passé avec l'homosexualité contemporaine en Occident au cours du dernier quart de siècle.
Le «mouvement de libération gai», au sens le plus large du terme (c'est-à-dire pas uniquement - ni peut-être même surtout - dans ses formes politiques organisées) a dû en effet affronter de plein fouet les morales dominantes de l'Occident. Et il l'a fait tout azimut, - y compris avec excès, erreurs et inconsciences, horreurs et gaspillages même - bref, assez à l'image du Trickster dont je viens d'évoquer la figure mythique.
Mais, ce faisant, il a également fait surgir «de la valeur», des valeurs qui ont contribué en retour à enrichir la culture occidentale et à régénérer, si l'on peut dire, le ciment éthique de nos sociétés.
Ici encore, idéalement, il faudrait prendre le temps d'illustrer la chose de manière plus empirique. Je vais m'en tenir à un seul exemple - mais il me paraît singulièrement important: celui du bousculement qu'a représenté ce mouvement gai (avec d'autres facteurs, bien sûr, comme le féminisme, par exemple) par rapport à toute la question de l'identité masculine, de ce que cela veut dire d'«être un homme». En allant à l'encontre des morales établies, l'homosexualité contemporaine a, entre autres choses, ébranlé la vieille idée victorienne bétonnée du mâle trois-pièces et ainsi ouvert de nouvelles possibilités - parfois assez vertigineuses - d'être un homme.
J'ajoute encore rapidement ceci, quoique j'aie au moins déjà eu aussi l'occasion de le développer un peu plus ailleurs[11] : si ce «bousculement» a été possible, c'est-à-dire si l'homosexualité a pu ainsi trouver une nouvelle place dans l'éthos de nos sociétés, c'est parce qu'elle a été largement vécue d'une manière au fond beaucoup plus religieuse - c'est-à-dire mythique et enthousiasmante - que morale.
J'entends bien sûr ici le terme de «religion» dans un sens plus large que celui de son acception courante; et j'évoque aussi la manière dont Foucault lui-même, dans le premier tome de son Histoire de la sexualité, parlait de cette élaboration de la sexualité occidentale, à partir du 19e siècle, sur le mode, justement, d'une grande «prédication» hors de laquelle il n'y avait pas de salut.
En parlant d'enthousiasme, par ailleurs, je me tiens de nouveau proche de l'étymologie grecque du mot, qui signifie, on le sait, mettre (ou avoir) «du dieu dedans». À cet égard, aucune morale n'est en elle-même enthousiasmante, à moins d'être Marc-Aurèle ou Simone de Beauvoir (et encore...); à moins, surtout, d'être véhiculée par une dynamique proprement religieuse. Les morales gèrent plutôt ce que la religion a fait surgir.
C'est bien pourquoi d'ailleurs, aujourd'hui comme il y a vingt ans, j'ai la conviction qu'il ne sert à rien de mettre la «grosse machine» éthique en marche avant que quelque chose ait surgi dans l'enthousiasme religieux du mythe - comme cela s'est produit de manière non négligeable, me semble-t-il, en plus ou moins vingt-cinq ans de libération gaie, y compris à travers l'élaboration d'une théologie positive de l'hmosexualité, à laquelle j'ai été moi-même heureux de pouvoir apporter une modeste contribution.
Sida et problématisation éthique de l'homosexualité
Mais... En fait, il y aura deux «mais».
Le premier - to make a long story short - ce serait celui du sida. Je suggère que le sida a projeté l'homosexualité contemporaine au coeur du «sérieux éthique», si je puis dire, à la fois au plan théorique, en lançant dans le débat un certain nombre de questions qui sont au centre même de la réflexion éthique (je vais y revenir), et peut-être surtout au plan pratique : d'une part, en prenant extrêmement au sérieux la question de la prévention et de la responsabilité en matière de comportement sexuel et, d'autre part, en réorganisant une bonne partie de la culture gaie autour de la maladie (y compris comme métaphore, pour parler comme Susan Sontag) et de la solidarité concrète envers ceux et celles qui en sont touchées.
Une anecdote, ici encore, à défaut d'avoir le temps et l'espace pour illustrer davantage. Mais les petits détails, on le sait, sont souvent les plus significatifs.
Il existe aujourd'hui toutes sortes de groupes, d'organisations et de services qui s'adressent aux personnes qui vivent avec le VIH. Il existe ainsi, dans certaines grandes villes nord-américaines, des groupes dont l'objectif est uniquement de s'occuper des chiens, des chats, des canaris et des poissons rouges des personnes malades qui ne peuvent plus s'en occuper, que ce soit pendant leur hospitalisation, par exemple, ou après leur décès.
Voici, pour moi, un exemple de valeur - et de la valeur qui surgit directement, pourrait-on dire, de l'immoralisme éthique maffesolien. On pourrait assurément repérer dans le monde gai, autour du sida, des exemples autrement plus héroïques ou plus grandioses. Mais le fait de se préoccuper ainsi du sort des humains jusque dans le désarroi de leurs petits animaux de compagnie me semble témoigner d'une délicatesse morale singulièrement émouvante.
On a vu plus haut que l'effritement postmoderne des «grands récits» fondateurs s'était traduit par une érosion, une perte de crédit des morales qui en découlaient. Ce qui, bien sûr, a donné lieu à un vaste relativisme moral, comme à un climat généralisé d'incertitude par rapport à l'éthique. Pourtant, selon bien des penseurs qui se sont penchés sur cette mutation contemporaine, la postmodernité se traduirait aussi par une forte demande d'éthique, et même par ce que plusieurs ont cru voir comme un puissant «retour de l'éthique».
Pour Paul Ricoeur, par exemple, c'est la logique d'incertitude elle-même qui introduit le questionnement éthique. Pour Jean-Louis Genard, «s'il est (...) une certitude qui habite désormais le scepticisme (...), c'est bien celle qu'en matière d'éthique règne l'incertitude et que (...) le jugement proprement éthique s'effectue précisément en un lieu que doivent avoir laissé ouvert les religions, les sciences, les techniques ou les idéologies»[12].
Michel Foucault, dans les derniers tomes de son Histoire de la sexualité, a remarquablement mis en lumière, à partir du monde gréco-romain ancien, le fait que l'on ne problématise éthiquement les choses - et, sigulièrement, les aphrodisia, les «choses du plaisir et de l'amour» - que dans la mesure où celles-ci échappent à l'injonction des lois et des interdits. Tant qu'on est, et dans la mesure où l'on demeure sous la coupe de l'interdit, il ne peut être question de problématisation éthique, mais seulement d'obéissance ou de transgression.
Et, de fait, c'est bien seulement à partir du moment où on est sorti de cette dynamique, où l'on est entré dans un sorte de de «vacance normative»[13], ou d'«espace libre»[14] que l'on peut entreprendre une problématisation éthique de l'expérience. C'est-à-dire sortir du champ de forces du «permis» et du «défendu», pour entrer dans celui de l'opportun, de l'utile, du constructif, en fonction du «style» qu'on entend donner à sa vie, pour parler comme Foucault. Et l'on n'est peut-être même pas si loin de saint Paul, ici, tout au moins du saint Paul des meilleurs jours, pour qui tout était permis même si tout n'était pas également constructif...
Je me suis apparemment un peu éloigné du cas concret de l'expérience homosexuelle contemporaine, mais on aura sans doute compris qu'on en était au contraire tout près. Et je pense en tout cas que bien des secteurs du monde gai actuel sont effectivement devenus perméables à cette problématisation éthique de leur expérience, dans des termes très proches de ceux de Foucault. Et ce, précisément parce que nous avons enfin commencé à sortir du cercle vicieux de l'interdit et de la transgression, du permis et du défendu, qui a marqué pendant si longtemps la condition homosexuelle.
Denis Müller, dans sa très intéressante contribution à cet ouvrage collectif, proposait à cet égard une distinction méthodologique importante entre éthique homosexuelle et éthique de l'homosexualité. Et je le rejoins tout à fait dans la nécessité de penser éthiquement l'homosexualité d'une façon qui échappe à la pure subjectivité de l'intérieur aussi bien qu'à l'abstraite objectivité de l'extérieur.
C'est bien pourquoi j'aurais pour ma part envie de conjuguer méthodologiquement les deux termes de sa distinction et de parler d'une éthique gaie de l'homosexualité. J'emploie délibérément ici le terme gai - plutôt qu'homosexuel - pour signifier que cette réflexion doit absolument être portée, imprégnée par le quart de siècle d'histoire du mouvement de libération gai, qui a fait sortir l'homosexualité du placard du péché, de la maladie ou de la tare sociale, et l'a revendiquée comme UNE possibilité décente et légitime d'être humain, parmi d'autres.
Est-ce à dire que seuls les gais peuvent être impliqués dans cette problématisation éthique de leur expérience? Non, bien sûr, de la même manière que je pense que les hommes ont quelque chose à dire dans les redéfinitions proposées par le féminisme, ou que les drames qui ont pu se jouer en Bosnie ou dans la région des Grands Lacs africains concernent l'ensemble de la communauté internationale.
Mais préciserais-je en revanche, à la condition que ce soit les gais - et les lesbiennes - qui en soient eux et elles-mêmes les principaux moteurs et porte-parole, et que cette réflexion se fasse à partir de leur expérience, et non de quelque vérité qu'on continuerait de vouloir leur imposer de l'extérieur au nom de quelque objective normativité.
Car si le seul fait que l'homosexualité existe n'implique pas, en soi, une normativité morale - et, en cela, je rejoins de nouveau tout à fait Denis Müller -, le seul fait que la société existe n'en implique pas davantage. Cela peut certes représenter une forme de coercition sociologico-anthropologique des représentations de la majorité et des valeurs dominantes - mais maismqui ne constitue aucunement une «normativité morale» et qui ne justifie donc en rien, comme telle, ces représentations et ces valeurs. Autrement dit, le risque de paralogisme naturaliste ou sociologique évoqué à juste titre par Denis Müller existe bien, mais il existe dans tous les cas, et pas seulement, bien sûr, dans celui du «fait» homosexuel. Si l'on avait des doutes là-dessus, je pense qu'il devrait suffire, pour les dissiper, de penser à l'Allemagne nazie, à la Russie des goulags ou à l'Afrique du sud de l'Apartheid.
En revanche, une éthique gaie de l'homosexualité me semble de nature à contribuer - modestement mais d'une manière tout de même unique, donc irremplaçable - à enrichir, si je puis dire, le patrimoine moral de la société dans laquelle nous vivons - et, par là, à en faire un lieu un peu plus authentiquement humain.
Pièges et limites de la rationalité éthique
Mais - et ce sera mon second «mais» - je suggère que cette soudaine et somme toute assez brutale entrée de l'homosexualité contemporaine dans l'orbite de l'éthique s'est aussi - et souvent par la force des choses - opérée de manière à la fois un peu raide et parfois assez courte qui commande quelques considérations supplémentaires.
Un peu raide, au sens où le choc qu'a représenté l'apparition du sida dans le paysage sexuel de l'Occident, au début des années quatre-vingt, et singulièrement dans le paysage de la sexualité gaie, freinait assez brutalement, et pour le meilleur comme pour le pire (il ne s'agit bien sûr pas d'évaluer, ici), une quinzaine ou une vingtaine d'années tout au plus de ce qu'on pourrait appeler une grande permissivité, ou une grande «fête», une grande célébration sexuelle. Or, d'un point de vue anthropologique, il me semble illusoire de penser que l'on peut, comme le suggère l'expression populaire, «faire un noeud dedans» du jour au lendemain. La sexualité, ça ne s'arrête pas sur une pièce de dix cents, comme une Formule 1 avec Jacques Villeneuve au volant...
Et on de fait observé - de manière assez préoccupée - qu'après un certain nombre d'années marquées par un certain mouvement de restriction (ou de «prudence») en matière sexuelle, pas mal de gens, y compris parmi les plus jeunes générations qui n'ont pas connu directement le premier choc du sida ni, du reste, les années antérieures de grande permissivité, revenaient à des comportements sexuels «d'avant le sida», c'est-à-dire à risque élevé - comme si l'on assistait à une espèce de régression inquiétante de ce que l'on avait cru être des avancées, voire des acquis de l'éthique sur ce plan.
De manière un peu courte aussi, dans la mesure où une grande part de la transformation des attitudes et des pratiques sexuelles, notamment dans le monde gai, s'est organisée autour des notions somme toute très rationnelles de prévention, d'éducation au «safe sex» de comportement sexuel responsable et sécuritaire. Ce qui est sans doute très bien du point de vue de la réaction éthique mais qui, me semble-t-il, est effectivement un peu court pour négocier avec cette chose aussi peu rationnelle que la sexualité humaine; surtout quand, comme ça a été le cas à bien des endroits, notamment chez nous, les campagnes d'éducation et de prévention n'ont pas toujours brillé, Dieu sait, par leur audace ou, par leur sex appeal. Autrement dit, en termes anthropologiques, il me semble naïf de penser que si l'on veut encourager les gens à se servir de préservatifs, par exemple, il suffit de leur présenter la chose comme étant rationnellement prudente. La morale, encore une fois, ne l'oublions pas pas, n'est jamais enthousiasmante en elle-même.[15]
Mais le fait est que l'on en vient assez souvent, dans certains milieux, à s'arracher les cheveux en se rendant compte qu'après tout de même une quinzaine d'années de matraquage éducatif et préventif, bien des gens semblent encore peu touchés par ce qui nous apparaît pourtant comme l'évidente nécessité morale d'une sexualité sécuritaire et responsable. Et, bien sûr, on a vite fait d'en faire le reproche à l'ignorance, à l'inconscience, voire carrément à la stupidité de plusieurs de nos contemporains.
Mais là aussi l'explication me semble courte, dans la mesure où, encore une fois, la sexualité est évidemment l'une des réalités humaines qui se laissent le moins réduire ou dompter par les évidences de la raison.
Un jeune sociologue français, David Le Breton, a publié il y a quelques années un ouvrage assez fascinant, Passions du risque[16], dans lequel il utilise notamment la vieille notion d'ordalie - de «jugement de Dieu» - pour tenter de rendre compte d'un grand nombre de comportements «à risque» de notre époque, de l'engouement de plusieurs pour les sports violents aux overdose de drogues, en passant par le bunji, les rollerblades sans protection et bien sûr aussi, quoique Le Breton s'y attarde assez peu lui-même, les pratiques sexuelles «à risque».
Comme bien des grandes idées, qui donnent au moins à penser, son interprétation est assez simple. Dans un monde comme le nôtre où, pour plusieurs, les repères du sens de la vie se sont érodés au point d'avoir largement disparu, la seule façon de trouver une «raison de vivre», pour plusieurs, consiste apparemment à interroger le signifiant ultime, la mort, de manière plus ou moins directe et plus ou mois symbolique. Ce n'est pas la mort elle-même qui est recherchée, c'est bien plutôt une raison de vivre. Mais en l'absence de telles raisons jadis offertes par les grands mythes - religieux ou séculiers -, tout se passe comme si, pour plusieurs, seule la mort qu'on a sollicitée (plus ou moins consciemment) pouvait nous en donner, ne fût-ce qu'en nous repoussant... momentanément, comme elle repoussait le chevalier du très beau Septième Sceau de Bergman, jusqu'au dernier coup de la partie d'échecs.
Plutôt que de voir là une régression de l'éthique, je pense qu'il faut se demander si, dans certains comportements troublants d'un certain nombre de nos contemporains en matière de sexualité, il n'y aurait pas aussi cette sorte de sollicitation plus ou moins consciente de la mort. Non pas de la mort désirée pour elle-même, encore une fois: les gens sont sans doute pas si suicidaires que ça en général. Mais parce qu'il semblerait que, pour plusieurs, dans le vide idéologique et spirituel de cette fin de millénaire en Occident, seule la mort ainsi sollicitée soit en mesure d'offrir, si l'on ose dire, des raisons de vivre.
Mais on pourrait aussi, me semble-t-il, dans la même veine, se demander dans quelle mesure on retrouve pas encore, ici, cette notion d'immoralisme éthique dont j'ai parlé tout à l'heure; c'est-à-dire dans quelle mesure ces comportements troublants, qui heurtent notre rationalité morale, ne sont pas aussi une sorte de protestation - plus ou moins consciente sûrement, et peut-être même tragique, mais en fin de compte saine, quand on y pense - contre l'étroitesse d'une certaine rationalité morale qui prétendrait avoir réglé la question éthique de l'homosexualité en faisant l'apologie du safe sex et la promotion du latex.
On a pourtant le sentiment que s'il y a une chose qui n'a jamais été «safe», depuis la naissance de l'humanité, c'est bien la sexualité... Et c'est bien pourquoi, me semble-t-il, nos réflexions sur l'éthique de l'homosexualité doivent toujours garder à l'esprit que la sexualité - qui est proche parente de l'amour, ne l'oublions pas - reste, comme lui, et pour le meilleur comme pour le pire, une «enfant de Bohème, qui n'a jamais, jamais connu de loi»...
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1 De Sodome à l'Exode. Jalons pour une théologie de la libération gaie. Préface de G. Baum. Montral, L'Aurore, 1980. Rééd.: Montréal: Guy Saint-Jean, éd., 1983. | retour au texte |
2 Sous la plume du regretté André Guindon, alors professeur d'éthique à l'Université Saint-Paul (Ottawa) et auteur de remarquables travaux sur l'éthique de la sexualité. | retour au texte |
3 Voir notamment: La condition postmoderne. Paris: Minuit, 1979. | retour au texte |
4 Jean-François Lyotard, Moralités postmodernes. Paris: Galilée, 1993, p. 21. | retour au texte |
5 La communauté qui vient. Paris: Seuil, 1990, p. 47. | retour au texte |
6 Voir notamment L'ombre de Dionysos. Contribution à une sociologie de l'orgie. Paris: Livre de Poche, 1991 [1982]; Au creux des apparences. Pour une éthique de l'esthétique. Paris: Livre de Poche, 1993 [1990]. | retour au texte |
7 Voir en particulier L'ombre de Dionysos, op. cit. | retour au texte |
8 Voix par exemple: «The Trickster and the Squirrel: Western Sexuaity Between Religon and Moral», Explorations, Dayton (Ohio), 14, 2, (Winter 1995), 57-64. | retour au texte |
9 Voir notamment l'étude classique de Paul Radin, The Trickster. A Study in American Indian Mythology. With Commentaries by Karl Kerényi and Carl Gustav Jung. New York: Schocken Books, 1972. | retour au texte |
10 C. G. Jung, «On the Psychology of the Trickster
Figure», dans Radin, op. cit., p. 203. (Trad.: G.M.)
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11 Voir par exemple «Le feu rouge et le buisson ardent. Réflexions sur la sexualité, la religion et la morale», Église et théologie, 26, 1 (janvier 1995), 61-77. | retour au texte |
12 Sociologie de l'éthique. 1992. Paris: L'Harmattan (coll. «Logiques sociales»), p. 14. | retour au texte |
13 Gérard Raulet, «Stratégies consensuelles et esthétique postmoderne», Recherches sociologiques, XX, 2, 1989. | retour au texte |
14 J.-P. Resweber. 1990. Le questionnement éthique. Paris: Cariscript, p. 10. | retour au texte |
15 Je songe, en manière de contraste anecdotique, à un assez fascinant documentaire, visionné il y a quelques années, où l'on voyait le «professeur» d'une «école de sado-masochime» d'Amsterdam signaler comment, dans ces milieux S-M si enclins à fétichiser toutes sortes de «gadgets sexuels», l'usage du préservatif ne présentait aucun problème, celui-ci étant au contraire bien plutôt considéré comme un accessoire érotique - donc comme une source de jouissance - de plus... | retour au texte |
16 Paris: Métailié, 1992. | retour au texte |
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