Le titre indiqué pour cette communication dans le programme (De l'uranisme au gender fucking: réflexions sur l'idendité homosexuelle), que certains ont pu trouver quelque peu étonnant, pour ne pas dire provocant, reprend en fait celui d'une présentation que j'ai eu l'occasion de faire un peu plus tôt cette année, dans le cadre d'un séminaire du groupe d'études gaies et lesbiennes de l'UQAM. Je n'avais pas l'intention de reprendre ces réflexions ici, aujourd'hui, mais, disons, de les poursuivre, plutôt, dans la même veine, toujours autour de la problématique de l'identité homosexuelle. Et, pour bien situer de nouveau cette interrogation, je pense qu'il est nécessaire de se remettre à l'esprit quelques grands jalons de l'évolution de cette problématique identitaire à travers l'histoire.
Ceci dit, qu'on se rassure peut-être: on ne sera quand même pas obligé de remonter pour autant au Déluge (ou même à Sodome et Gomorrhe) -- puisqu'il est maintenant assez largement admis, depuis les travaux de Michel Foucault en particulier, que si les relations entre individus du même sexe existent depuis aussi longtemps qu'on trouve de la libido dans l'histoire humaine, la sexualité elle-même, en tant que telle, et l'homosexualité en particulier sont, elles, des inventions du 19e siècle, à peine plus vieilles, donc, que le cinéma, le téléphone et la Confédération canadienne.
C'est bien le 19e siècle, en effet, toujours si l'on s'en tient aux célèbres thèses de Foucault, qui a constitué en noyau identitaire ce qui, auparavant, n'était considéré par la société civile et la morale religieuse que comme des pratiques déviantes et criminelles, auxquelles n'importe qui, un jour ou l'autre, pouvait être susceptible de succomber -- comme le vol à l'étalage, le meurtre de sa belle-mère ou la fraude dans son rapport d'impôts.
C'est donc au 19e siècle qu'apparaît la figure de l'homosexuel, que celui-ci, pour citer le texte archi connu de Foucault, devient une espèce, un personnage, avec un passé, une histoire et une enfance, un caractère, une forme de vie, une morphologie, même.
Ce qui est particulièrement intéressant, et non sans paradoxe, dans cette histoire, c'est que cette invention de l'homosexualité est non seulement redevable à la médecine et à la psychiatrie, qui ont en quelque sorte constitué l'homosexualité en perversion, pour mieux la gérer, ---- mais tout autant à des intellectuels militants et eux-mêmes homosexuels, qui ont vu dans cette évolution une manière d'échapper à la vieille condamnation religieuse et civile; autrement dit, qui ont fait le pari que c'était quand même mieux d'être pervers ou malades que pécheurs ou criminels; et qui, surtout, ont utilisé cette brèche pour tenter en quelque sorte de «naturaliser» l'homosexualité, démontrer son caractère «naturel» -- donc acceptable -- par toutes sortes d'arguments et de recherches tirées de l'ethnologie, de l'histoire, etc.
À partir de cette époque, et dans plusieurs pays occidentaux, il y a eu par ailleurs diverses tentatives d'organisation socio-politiques, de mouvements homosexuels, notamment dans l'Allemagne de l'entre-deux guerres. Mais c'est bien sûr dans la mouvance turbulente des années 60 et 70, en Occident, que s'est surtout élaborée une autre étape de cette construction contemporaine de l'hidentité homosexuelle, à travers la revendication politique et collective, dans le sillage d'autres mouvements de libération analogues, des peuples du tiers monde, des noirs américains et, bien sûr, des femmes.
Avec les années 70, en effet, c'est non seulement l'individu homosexuel qui est apparu dans le paysage théorique et socio-culturel, mais peut-être plus encore la communauté gay -- pour ne pas dire le peuple ou la nation gay et lesbienne (comme dans le nom du festival bien connu). Ce qui, d'ailleurs, suggérait cette observation très juste à Guy Hocquenghem, qui demeure pour moi l'un des plus clairvoyants penseurs de l'homosexualité contemporaine, décédé il y a quelques années: «On a imaginé, sur le modèle des libérations nationales de la précédente décennie (i.e. des années 60), la libération homosexuelle comme un processus graduel et invincible, fondé sur la progressive mise à jour d'une réalité préexistante et incoercible». (Ce qui, en passant, pourrait assez ressembler à l'émergence inéluctable du «pays normal» de M. Parizeau.)
Mais, pour Hocquenghem, il y a là une sorte d'illusion rétrospective, dans la mesure où l'homosexualité, selon lui, pourrait bien n'avoir été qu'une solution provisoire, si on peut dire, née des amours de la la psychiatrie et du progressisme politique, et peut-être bien mortelle [elle est disparue une fois déjà sous le nazisme], comme cristallisation ponctuelle d'une modernité éphémère.
Je reviendrai sur cette conclusion d'Hocquenghem. Mais je voudrais encore signaler une étape dans ce parcours de l'élaboration de l'identité homosexuelle -- enfin, il s'agit peut-être moins d'une nouvelle étape comme telle que de l'évolution logique et inévitable de ce processus d'affirmation et de revendication politique apparu dans les années 70. C'est ce que j'appellerais la phase «charte des droits» -- et on sait, en passant, comment, dans un pays comme le nôtre, cette innovation politique, que l'on doit à Pierre Trudeau au début des années 80, a eu toutes sortes d'effets sur la culture politique canadienne et québécoise, dont on commence à peine à mesurer l'importance.
Pour ce qui nous concerne ici, je veux bien sûr parler du combat des militants homosexuels pour que soit reconnue aux gays et aux lesbiennes une égalité de droits avec les autres citoyens, dans l'emploi ou le logement, l'admission dans l'armée, l'accès au mariage et aux bénéfices sociaux des conjoints, etc.
J'ai bien sûr pas l'intention de me plaindre des avantages et des acquis que cela a pu représenter pour plusieurs. Mais cette évolution -- pour ne pas dire cette inflexion -- politico-juridique de l'homosexualité a eu, me semble-t-il, un certain nombre de conséquences qui ont contribué à la rendre aujourd'hui problématique -- et que je vais malheureusement devoir évoquer rapidement, manquant de temps pour les illustrer. Mais on pourra le faire après..
1. D'abord, elle a lourdement porté la marque des valeurs et des aspirations de l'époque, et plus précisément d'une ou de quelques générations qui en ont porté la dynamique et qui, aujourd'hui, à maints égards, se trouvent contestées par les aspirations et la dynamique propres aux générations suivantes.
2. Ensuite, mine de rien, cette évolution a exercé - et opère encore - une sorte de violence conceptuelle inouie, en ramenant en quelque sorte toute la richesse, toute la diversité et toute la complexité d'un groupe à l'abstraction juridique de sujets égaux et interchangeables. Et c'est bien ce dont il s'agit avec le droit: un être humain = un être humain, quel qu'il soit, homme ou femme, blanc ou noir, homo, hétéro, bi, or whatever. Mais on est quand même bel et bien ici dans une formidable abstraction qui gomme selon moi des différences fondamentales -- à commencer par celles qui existent entre l'homosexualité des hommes et celle des femmes.
3. Cette évolution, par ailleurs, et pour le meilleur comme pour le pire, s'est en outre traduite par une dynamique d'intégration -- je dirais même de respectabilisation -- de l'homosexualité dans la culture, où les homosexuels et les lesbiennes ont voulu faire la preuve qu'ils et elles pouvaient être d'aussi bons citoyens que les autres, des travailleurs aussi compétents, des députés aussi efficaces, des enseignants aussi dévoués -- mais aussi, naturellement, des soldats aussi bêtes, des policiers aussi rough, des fonctionnaires aussi bornés que les autres.
4. D'un autre côté, et pour ainsi dire un peu à l'inverse, cette inflexion politico-juridique de la problématique de l'identité homosexuelle me semble avoir été à la source d'une prodigieuse naïveté anthropologique. Autrement dit, plusieurs en sont venus à inférer qu'en revendiquant une égalité (abstraite) de droits, on pouvait aussi forcer la culture non seulement à tolérer mais à accepter - de plein droit- un certain nombre de comportements et de vécus pour lesquels cette mayonnaise qu'est toute culture a toujours des capacités limitées d'absorption.
Il me semble que c'est sur ce fond de scène qu'est apparu, notamment aux États Unis, et en même temps que d'importants backlashes conservateurs par rapport aux acquis des gais et des lesbiennes, ce que je crois comprendre du mouvement et de la théorie queer.
Bon, le terme vient de l'anglo saxon, et, encore une fois, pour le meilleur comme pour le pire, l'impérialisme de la culture américaine nous l'a plus ou moins imposé.
Ceci dit, ce qui se joue sous ce terme me paraît beaucoup plus large: j'y verrais pour ma part, et entre autres choses, une sorte de protestation contre le durcissement et l'aplatissement de l'identité homosexuelle telle qu'elle s'est élaborée depuis un siècle et demie à travers la psychiatrie et les premières formes de militantisme homosexuel, jusqu'au mouvement gay des années 70;
protestation et revendication de ce qu'on pourrait appeler un éclatement kaléidoscopique de l'identité homosexuelle en une profusion de cristallisations mobiles -- du désir sexuel, certes, mais en lien avec bien d'autres facteurs, culturels ou esthétiques, d'une certaine manière tout aussi déterminants que l'orientation sexuelle elle-même.
Tout en étant conscient qu'il s'agit là d'un concept souvent assez «valise», je dirais qu'il s'agit là d'un phénomène typique de ce qu'on peut appeler la postmodernité, alors que le parcours identitaire que j'ai tenté bien rapidement d'évoquer me semble représenter, lui, une des dernières -- et peut-être la dernière -- grande aventure utopique de la modernité.
Par mostmodernité, il s'agirait justement d'entendre ici une sorte d'éclatement des codes fermes de la modernité, une attitude qui privilégie le collage et le bricolage, la récupération, la citation, le rappel, le clin d'oeil, l'éclectisme -- pour ne pas dire le bric à brac --, le mouvant, l'éphémère: toutes choses, bien sûr, qui sont aux antipodes du «sérieux» avec lequel a tenté de se définir depuis un siècle et demie, de manière quasi ontologique, l'identité homosexuelle dans toutes ses dimensions.
Ce que je crois comprendre de cette tendance queer contemporaine, quel que soit le nom qu'on lui donne, c'est -- en tout cas chez bon nombre de nos contemporains --le retour a quelque chose de beaucoup plus baroque, désordonné, éclaté, contradictoire, mou, flou;
quelque chose qui, par exemple, revendique, -- y compris mais pas uniquement au plan de la sexualité -- la possibilité d'un vécu plus... délinquant, marginal, bohème, provocant, sulfureux même, à l'occason, et qui, de ce fait, souhaite tout sauf une «intégration» aux valeurs moyennes et standard de la culture;
quelque chose qui, pour ce faire, privilégie un mode de socialisation beaucoup plus tribal, pour parler comme le sociologue Michel Maffesoli, que social et politique;
quelque chose qui, aussi, tend vraisemblablement à déloger l'orientation sexuelle comme base principale de cristallisation de l'identité. Autrement dit, la musique que l'on écoute, la drogue que l'on prend, les vêtements, les tatouages et les anneaux que l'on porte, les mythes auxquels on adhère, tout cela devient en un sens aussi important que le sexe avec lequel on couche, pour savoir qui l'on est.
J'ai déjà rapidement évoqué ailleurs, dans ce contexte, l'utilité possible d'une notion comme celle de dandyisme. Ce qui me paraît le plus significatif dans cette idée de dandyisme, ce n'est pas d'abord l'orientation sexuelle, mais bien plutôt le désir d'être en avance d'au moins une révolution sur l'ensemble de la culture. Quand j'étais étudiant à Paris, au début des années 80, le chic du chic, dans les milieux gay branchés, c'était de sortir -- et de baiser -- avec des filles. Ça, ça fucke une théorie psychiatrique ou militante de l'identité homosexuelle...
Et comme l'évoquait Hocquenghem que j'ai rapidement cité tout à l'heure, ça pourrait même vouloir dire, à terme (j'en sais rien, j'suis pas prophète, j'essaie juste de comprendre le mondre dans lequel je suis encore pogné pour vivre quelques années) -- ça pourrait même vouloir dire, tendanciellement, une disparition de l'homosexualité, de l'identité homosexuelle telle que nous l'avons connue et telle que nous avons contribué à l'élaborer à la fois depuis vingt ans et depuis un siècle et demie.
On comprend, bien sûr, qu'en disant ça, je ne suggère évidemment pas que des gars vont arrête de tripper sur des gars, pis des filles sur des filles. Plus vraisemblablement, il me semble que ça pourrait plutôt vouloir dire une cohabitation croissante et plus ou moins pacifique, dans la culture, de toutes sortes de cristallisations socio-psycho-sexuelles et anthropologiques qui vont intégrer une certaine dimension homo-sexuelle et la vivre d'une manière qui n'aura pas forcément beaucoup à voir avec d'autres -- en tout cas, avec assez de différences pour remettre en question la pertinence de les ranger toutes dans une seule et même catégorie avec l'espoir que ca puisse vraiment nous apprendre quelque chose.
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