Entre l'arraisonnement du social
et l'herméneutique de l'être-ensemble:

légendes sur l'«éclatement du social»

dansL'éclatement du social -- crise de l'objet, crise des savoirs?
Sous la direction de D. Le Gall, C. Martin, M-H. Soulet.
Caen, U. de Caen / CRTS, 1989, 247-253.


Comme universitaire travaillant dans le domaine des sciences de la religion, l'auteur de ces pages s'est senti à la fois étranger et «de la famille» dans ce séminaire consacré au thème de «l'éclatement du social». Étranger, bien sûr, puisqu'il n'est ni sociologue ni d'aucune manière relié au «travail social» et que son horizon de formation est plutôt un mélange plus ou moins hétéroclite de philosophie, de théologie et d'anthropologie. D'un autre côté, il essaie de se souvenir que l'espèce de discipline vers laquelle tout cela a convergé dans son cas est en bonne partie née des intuitions de Durkheim et de Mauss, - et qu'elle est donc, de ce fait, au moins un peu «cousine» de la sociologie (même si les deux branches de la souche généalogique ont eu relativement peu de contacts entre elles au cours du siècle, et même si celle à laquelle il appartient a aussi, dans ses veines, de la sève d'autres disciplines, comme l'anthropologie, l'histoire ou la phénoménologie).

C'est donc, forcément, une parole un peu métèque qui se hasardera ici, avec - si l'on ose dire - un «fort accent», dans une langue dont elle ne maîtrise pas toutes les subtilités lexicales, grammaticales et syntaxiques... Ceci n'étant bien entendu pas dit en manière d'excuse - puisque c'est volontairement qu'on a souhaité avoir des paroles quelque peu «hors-caste» dans ce séminaire - mais tout de même pour dire que si ce propos paraît à l'occasion malmener (et peut-être même trahir) certaines des paroles sur lesquelles il s'est élaboré, ce n'est bien sûr pas par mauvaise volonté, mais essentiellement à cause de ces limites qu'il convenait de rappeler d'entrée de jeu.

Ceci dit, ayant fait l'effort de parler - comme César! - à la troisième personne pendant deux paragraphes, l'auteur de ces lignes va tenter de revenir à la plus modeste fragilité du je...

La tâche que les organisateurs de ce séminaire ont souhaité confier aux rapporteurs / outsiders, consistait en somme à proposer des amorces de discussions à partir des contributions préalablement soumises en vue du séminaire, à (re)lancer l'échange, à provoquer même le débat - et ce, avec une certaine «impunité» précisément rattachée à l'extraterritorialité disciplinaire, au statut de métèque... La permissivité de Candide, en quelque sorte. À moins que ce soit la perverse ingénuité des Lettre persanes...

Il apparaîtra au moins opportun de présenter rapidement la «manière» de ces propositions.

 

*

Dans un passage de l'essai qu'il consacre à l'oeuvre de Jules Verne, Michel Serres[1] parle de quatre manières d'aborder un (ou des) texte(s):

l. comme doxographe, i.e., en quelque sorte, comme collectionneur de doxa, d'opinions;

2. en commentateur, l'idée étant alors d'injecter de la redondance dans des textes présumés trop «denses» à l'émission, - pour en rendre le message plus «limpide», donc, en le redisant «en d'autres termes» (procédé par exemple typique de tout enseignement);

3. à la manière du critique, en évaluant le texte (ou le message) à partir d'analyseurs importés - de «critères» - que le «critique» puise dans une bibliothèque fondamentale (une «bible») à laquelle il est lui-même adossé, - ce qui l'amène à intercepter le texte, à le juger (à partir des critères de sa «bible»), à trancher le vrai du faux, le bien du mal, ce qui mérite d'exister et ce qui mérite la mort; bref, à la manière du juge - et donc parfois aussi à celle du bourreau;

4. comme interprète enfin, i.e. comme quelqu'un qui est situé entre des textes dont la langue ne lui est pas forcément connue a priori, qui y circule donc comme sur une pierre de Rosette, qui essaie de traduire, c'est-à-dire de mettre en lien, en homologie, des ensembles à première vue étanches.

C'est pour l'essentiel de cette dernière «méthode» que s'est inspirée la présente démarche.

Toute interprétation, toute traduction comporte par ailleurs - on le sait - un risque de trahison (traduttore, traditore...). C'est toutefois surtout, et plus fondamentalement, la production d'un nouveau texte : l'interprète que je suis a circulé au milieu d'une vingtaine de textes; et ce qu'il est en train de dire, maintenant, ne saurait être, bien entendu, qu'un autre texte, produit de sa lecture des vingt autres...

Voici donc, pour commencer, trois courts «récits» de cette circulation. Ou trois légendes...

 

 

«Légendes»

 

Légende [le3ãd] n.f. (XIIe; lat. médiév. legenda « ce qui doit être lu »).
Le Petit Robert, I

 

1. Sur l'«éclatement» du «social»

Certaines des contributions semblent surtout avoir saisi (i.e à la fois «pris» et «compris») le thème du séminaire au sens de quelque chose - de quelque chose de quelque manière lié à l'être-ensemble - qui aurait «éclaté» (ou qui éclaterait), pour se demander de quoi il s'agit, qu'est-ce qui éclate, - si même il s'agit bien d'un éclatement, ou s'il n'y aurait pas d'autres images, d'autres façons plus justes de parler de ce «social» présent dans le thème et qui, par hypothèse, serait le sujet (victime ou volontaire...) de cet éclatement.

Ainsi par exemple, pour certains, ce ne serait pas tant que le social éclate, mais plutôt que la société, de quelque manière, se transformerait; et on signale alors quelque chose de l'ordre d'une repolarisation, voire d'une implosion [Fortin][2] (une image certes aux antipodes de celle de l'éclatement et d'ailleurs assez inquiétante, dans la mesure où elle évoquerait une sorte de «refus de la vie» perceptible à de nombreux indices dans les sociétés occidentales contemporaines). Ou, alors, cet «éclatement» serait de l'ordre d'une transformation par rapport au temps et à l'espace (notamment à travers certains groupes, comme les «jeunes» [René]), d'une recomposition, (notamment à travers une nouvelle articulation de l'État et des alternatives non-étatiques [Lesemann]). Mais ce qui éclaterait pourrait ausi n'être qu'une forme du social, particulièrement sa forme étatique [Renaud], plus ou moins sous la pression d'autres formes «grouillantes» de l'être - ou du vouloir-vivre - ensemble [Renaud, Godbout].

Pour des raisons que je n'ai pas chercher à approfondir, cette manière de répondre à la question, de saisir le thème, a semblé presque uniquement repérable dans des contributions de provenance québécoise.

 

2. «Problématique(s)»

D'autres textes - second «récit» - ont paru aborder le thème en esquissant ce qu'on pourrait appeler une problématique de la façon de comprendre l'objet en question, le relation des sciences sociales (et du travail social) à cet objet. Là, c'est davantage le discours et la pratique «sur» le social qui paraissent concernés par un «éclatement», au moins par une «crise», - soit qu'on dresse le constat d'une telle crise, soit qu'on en préconise la nécessité en proposant notamment d'autres façons de faire - autres que celles qui ont précisément produit un tel «éclatement».

Le «social» serait ainsi apparu avec la modernité, c'est-à-dire notamment avec la fin des garants méta-sociaux de la société, l'instauration de l'individu comme référent [Ion] et de la société comme «production» (et non plus comme «donné») [Caillé, Freitag], c'est-à-dire en somme comme projet [Ion]: projet de reconstruction rationnelle de l'ordre humain [Freitag], fondé sur le mythe de la Raison, du Progrès [Renaud], de la mission de bonheur de l'État [Autès]; projet marqué par un modèle économiciste [Godbout, Cauquil], utilitariste [Caillé, Godbout], mécaniste [Ramognino].

Cela se serait par ailleurs traduit par une érosion des formes traditionnelles d'être ensemble [Freitag, Renaud], un émiettement [Lavoué], une réduction des rapports sociaux à des rapports économiques [Godbout, Cauquil] abstraits, interchangeables, un éclatement de la «société», en somme, dont le «social» serait pour ainsi dire devenu le substitut [Freitag], - ce social qui se serait alors présenté de plus en plus comme le domaine de l'«intervention», du «travail social» [Chauvière], du «contrôle social» [Castel], de l'engrillable et du technicisable [Javeau, Médam], une sorte de «reste» [Ion], pourrait-on dire.

Tout cela aurait par ailleurs des conséquences assez déterminantes sur l'être-ensemble: les individus se trouveraient de plus en plus pris dans les maillages des institutions qui structurent et rationalisent la demande sociale [Gaulejac]; mais surtout, peut-être, on assisterait à une bureaucratisation mortifère de la vie, à l'aboutissement d'un processus en oeuvre depuis le néolithique: la domestication [Renaud]. À la limite (j'avoue qu'il a fallu un certain temps au profane que je suis pour saisir cette idée!) le «social» ne serait plus du tout l'adjectif qui va avec «être-ensemble» et deviendrait même - paradoxalement? - plutôt l'autre de l'être-ensemble...

On constate cependant, à travers ces troublantes mutations, des «résistances», un vouloir-vivre sociétal [Renaud], un désir d'altérité [Godbout], une interpellation de l'autre, du «sauvage» [Médam], du social «non engrillable» qui résiste à cette entreprise mortifère, à cette logique de rationalisation [Lavoué], en interpellant notamment les travailleurs du social, ceux et celles qui sont justement à proximité de ce réel social où grouille encore la vie malgré tout...

 

3. Sciences et travail du «social»

Troisième légende: les sciences sociales se seraient donné (ou auraient reçu) pour tâche la mission - proprement démiurgique [Caillé] - de construire justement cet ordre rationnel de la modernité [Freitag]. Elles auraient inventé le social comme quelque chose d'utilitariste [Caillé] (aspirant bien entendu à se rendre elles-mêmes utiles dans le paysage [Caillé]). Ce social, elles l'auraient saisi à partir de modèles de savoir largement inspirés des sciences naturelles, exactes [Javeau], par une mise en grille théorique et pratique surplombante [Watier] qui exclut ce qui en déborde [Médam, Javeau], ce qui n'y entre pas (laissant par exemple à la «littérature» ou au «journalisme» une «condition humaine» qui ne se laisse pas ainsi abstraire [Javeau]), avec un souci d'efficacité, d'utilité, de technicité [Javeau].

On constate toutefois ce qu'on pourrait appeler, au moins commodément, une «crise» dans cette complexe construction, repérable à divers indices: effondrement du pouvoir de conceptualisation ou de métaphore [Jeudy]; crise du «sens» (et de sa production) ou, en tout cas, «panne de circulation» de ce sens [Barel]; divorce polymophe, - entre discours savant et discours populaire [Barel], entre une théorisation savante et le sens que les acteurs donnent eux-mêmes à/de leurs actes [Watier], entre une logique d'intégration rationalisante qui se maintient toujours et un vécu qui n'a plus grand chose à voir avec elle [Lavoué], entre la tentation technocratique/techniciste des travailleurs du social et un social dramatique, irréductible, trop «chaud», peut-être, pour être ainsi traité [Lavoué].

Les grands mythes - la Raison, le Progrès - sur lesquels s'était édifiée la construction du social par les sciences sociales et le travail social semblent fortement ébranlés, même dans leurs tentatives de rajeunissement à travers des courants comme le néo-libéralisme [Renaud]. On a tout de même essayé de s'y prendre autrement, de privilégier par exemple des approches plus esthétiques [Ramognino], plus micro-sociales [Jeudy] notammment pour faire l'économie d'un (macro-)social de plus en plus problématique.

Et là - en vrac et pêle-mêle -, des propositions en vue d'un possible «que faire» : renoncer à l'utilitarisme [Caillé] ou, au contraire, rajuster le regard vers de nouveaux problèmes, essayer de comprendre afin d'agir - «s'il est encore temps»... [Fortin]; renoncer aux pompes et aux oeuvres du modèle économiciste - en fait, faire éclater ce paradigme qui fait lui-même apparaître et produit le social comme «éclaté » [Godbout]; se dépouiller des grilles qui, à la limite, évacuent le réel [Médam], abandonner les théorisations surplombantes, retrouver le monde courant [Watier] jusqu'à «s'abandonner au social» [Godbout], retrouver en tout cas le «social symbolique» [Cauquil].

Ce qui semblerait impliquer de revenir à l'interprétation, à la compréhension (au sens de la distinction de Dilthey), à l'herméneutique en somme [Javeau, Jeudy, Watier] c'est-à-dire à l'injonction husserlienne de montrer plus que de démontrer [Médam]; être attentif à la re-signification du vivre-ensemble dans la relation à l'autre (et non seulement dans le rapport économique) [Godbout, Lavoué], aux nouvelles formes qui naissent (notamment à travers la «culture» des jeunes [René]), au «tourment de l'autre», désir d'échange qui est le véritable fondement de toute communauté [Renaud]...

*

 

«Légendes», disais-je... Interprétations qui «font sens», qui font du sens: tout au moins celui de mon parcours à moi (mais il n'est évidemment pas exclu que d'autres puissent également s'y retrouver puisque c'est «entre» leurs textes, après tout, que cette lecture a circulé tout en produisant un texte de plus...)

Ces «récits», par ailleurs, comportent très certainement des «restes», des morceaux de textes, en somme - et parfois d'importants -, que le parcours n'a pas très bien su décoder, ou qui n'ont simplement pas trouvé leur lieu sur la pierre de Rosette. Mentionnons ainsi, par exemple, la question de l'éthique [Autès], et celle de la vérité [Autes, Caillé]; signalons encore celle de la nécessité suggérée d'un modèle épistémique au-delà, en quelque sorte, de l'éthique et de l'esthétique [Ramognino]. Mais on peut également penser à la réarticulation des rapports État/alternatives non étatiques (le thème du «Welfare Mix») comme possible «chance de la démocratie» [Lesemann] ou au risque de «démobilisation» que représenterait l'annonce de la mort du social [Jeudy]...

Une des raisons pour lesquelles il semble y avoir ainsi des «restes» tiendrait simplement aux limites du lecteur - déjà évoquées et en elles-mêmes peu intéressantes - eu égard à la «langue» de ces textes. Mais il y en a vraisemblablement d'autres, non réductibles à la seule ignorance du métèque - qui ne l'est au surplus qu'à moitié: disons-le franchement, au risque de quelque brutalité - mais en le soulevant comme question et non comme hautain jugement de valeur: non seulement le lecteur que j'ai été a-t-il souvent éprouvé une étrange impression d'hermétisme à la lecture de plusieurs de ces contributions (les «sociologues du social» ont après tout bien le droit, eux aussi, à leur jargon d'initiés et à l'ésotérisme de leurs palabres), mais il s'est surtout plus d'une fois demandé comment on pouvait réussir à parler d'une manière aussi sérieuse - et aussi sérieusement soporifique - non pas des cotes de la bourse, des abeilles ou des cailloux[3], mais de cette chose peut-être bien absurde mais tout de même aussi vibrante - full of sound and fury - que l'être-ensemble des humains...

Et c'est en tout cas cette interrogation qui a commandé, si je puis dire, le premier angle - d'approche, d'attaque ou de réaction - sous lequel j'ai souhaité suggérer quelques propositions pour relancer et poursuivre le débat.

 

Arraisonnement du social

Comme je ne souhaitais pas non plus m'en tenir à des «humeurs» ou à des «états d'âme», j'ai eu envie de proposer quelques pistes à partir d'un des plus beaux thèmes de la philosophie heideggerienne[4] (quelques uns - Freitag et Javeau notamment, il me semble - font allusion à Heidegger dans leur texte), celui de l'arraisonnement, thème significativement développé par le philosophe de Messkirch autour de la question de la technique (et plusieurs ont aussi signalé cette fascination des sciences sociales et du travail social pour la technique, les techniques, le technicisable), cette technique dans laquelle Heidegger voyait l'achèvement de la métaphysique occidentale.

De manière un peu moins... métaphysique, on pourrait rappeler que l'arraisonnement, chez Heidegger, se présente comme un mode de «dévoilement de l'être», selon lequel l'être ne se révèle plus que sur le mode de l'«étant». On pourrait poursuivre - et ce serait, je crois, assez «orthodoxe» : où l'être-ensemble ne se dévoile plus que sur le mode du... social, c'est-à-dire tout à la fois du rationnel et du (techniquement) gérable.

L'arraisonnement, ainsi compris, c'est l'être qui se trouve en quelque sorte sommé, mis en demeure de se dévoiler, de se dire, sur le seul mode de la Raison, à coups de semonce (comme on le dit des gardes-côtes qui interceptent les navires). Ou, encore, l'être qui est soumis à la question, au sens inquisitorial du terme - lequel a d'ailleurs très exactement servi de modèle à la science expérimentale occidentale (Bacon, dans son Instauratio Magna, utilisait explicitement l'expression «soumettre la nature à la question» pour désigner ce projet), modèle que les sciences sociales ont largement emprunté, repris et prolongé, modèle qui soumet à son tour l'être-ensemble à la question, le force à se dire et à se dévoiler à travers les procédures d'extorsion de l'aveu. (Pour citer librement Alain Médam, on pourrait ainsi dire que ce qui caractérise aussi bien les cachots que les théories, ce sont les grilles, bien entendu...)

Et, bien sûr, le «social» a répondu - mettons-nous à sa place! Il a dit ce qu'on voulait lui faire dire... Il s'est laissé gérer selon les modèles dans lesquels on a bien voulu l'enfermer. Mais - quand il n'en est pas mort! - il a gardé son quant-à-soi et, à la première chance, il se sauve, il s'échappe...

C'est d'ailleurs ce que suggèrent, à leur manière, plusieurs des contributions du séminaire: le «modèle» semble en effet prendre l'eau de toutes parts; plusieurs des (petits...) inquisiteurs du social sont fatigués - mais surtout, peut-être, ils ne sont plus dupes: ils sentent que, même si le «social» avoue encore, l'être-ensemble s'échappe, qu'il est probablement rendu ailleurs, bien loin...

 

Herméneutique de l'être-ensemble

«Là où il y a danger, sugère encore Heidegger en citant cette fois Hölderlin (et là où il y a arraisonnement, il y a danger), là aussi croît ce qui sauve»... Dans son style volontiers poétique, le philosophe parle encore des «bergers qui habitent au-delà des déserts de la terre ravagée» (par la métaphysique - c'est-à-dire par la technique). Les bergers, «gardiens de la maison de l'être»...

Ce qui m'amènerait à un second angle d'approche - déjà évoqué, et qui me semble présent dans plusieurs textes: l'idée d'interprétation, l'opportunité (voire de l'exigence), face à cet «éclatement du social», d'une sorte de «retour à l'interprétation», à ce qu'on pourrait appeler une herméneutique de l'être-ensemble.

Inter-pretium, suggère significativement encore Michel Serres: L'interpré-tation implique un prix, un coût : le «salaire de l'interprète», pour sûr - mais, plus fondamentalement, le coût énergétique qu'il faut pour faire circuler le sens, pour rendre le message vivant. L'exemple le plus simple est probablement celui de l'artiste qui doit payer de sa personne (et d'abord et avant tout de son corps) pour interpréter (c'est-à-dire rendre vivant) le texte - autrement muet - d'une partition de Beethoven ou de Chopin.

S'il y a un sens à prolonger la métaphore, on pourrait être tenté de dire que les sociologues du social (ou du travail social) se trouvent pour leur part «devant» le texte (ou la partition) de l'être-ensemble, texte plein de bruit et de fureur [Shakespeare], de cris et de chuchotements [Bergman][5]. On pourrait dire aussi que l'arraisonnement a largement réussi à aplatir ce texte, à le vider de sa substance, de son âme, de sa présence[6] - en tout cas, qu'on ne retrouve pas grand chose de ce tumulte dans notre sociologie du social...

Des pistes ont été, là aussi, esquissées en vue d'une redécouverte, si l'on peut dire, de ce tumulte grouillant de l'être-ensemble: déambuler sans carte, regarder, écouter, s'abandonner au social, à l'être-ensemble, devenir l'autre, en quelque sorte, l'autre dont on éprouve au moins confusément le tourment - à tout le moins pour s'apercevoir que le réel (de l'être-ensemble) ne ressemble pas forcément beaucoup à la cartographie que les discours du logos et les pratiques du social en ont fait...[7]

Devenir l'autre... Ce que l'expression suggère, mine de rien (ou au contraire avec quelque provocation), c'est possiblement l'inévitable pertinence d'une approche d'inspiration ethnologique, en quelque sorte, - moins cependant au sens de Lévi-Strauss qu'à celui de Carlos Castaneda... Pourtant, sauf à basculer totalement et définitivement dans l'autre, et comme l'ethnologie au demeurant, les sciences du social conservent la tâche d'interpréter le tumulte de l'autre. Et cette tâche nous ramène dès lors essentiellement à une question de méthode: comment dire...

Le problème - il explique en bonne partie sans doute l'inconfort actuel et même le vertige né de la «crise» du social -, c'est qu'on aurait volontiers l'impression que l'ethnologie, mais sans doute plus encore la littérature (ou le «journalisme») dans le cas de nos sociétés, a à cet égard une «avance» qui pourrait paraître difficilement surmontable, dans la mesure où elle a depuis longtemps, elle, fait son «objet» de cela-même que les sciences sociales - que les sciences du social - ont exclu en évacuant cette «condition humaine» qu'évoquait Claude Javeau dans son texte ou, plus exactement, en l'arraisonnant sur le mode du «social»...

Il resterait alors à imaginer un espace - fragile et mouvant - entre l'absolument singulier de la littérature et l'universelle abstraction d'une science «dure» du social. Autrement dit, entre le pur dévoilement de l'esthétique et le mortifère arraisonnement de la rationalité technico-scientifique. On se prendrait volontiers à espérer que ce séminaire ait pu contribuer à explorer et à baliser cet espace - et peut-être même déjà, qui sait, à l'habiter.

|page d'accueil | Dr M. | Mister G. | Publications |

 


 

 

 

 

 

 

 

 

1 Jouvences sur Jules Verne. Paris, Minuit, 1974, pp. 221ss. |retour au texte|

 

 

 

2 Les noms des auteur-e-s entre [ ] renvoient aux textes du séminaire où j'ai puisé les idées évoquées. L'interprétation que j'en ai retenue, inutile de le dire, n'engage bien sûr que moi... |retour au texte|

 

 

 

3 Le plus troublant étant peut-être que même des sociologues (Caillois, par exemple - mais il est vrai qu'il n'était pas très orthodoxe!) ont réussi à parler des cailloux avec nettement plus de passion... |retour au texte|

 

 

 

4 Malgré les insistantes accusations de fascisme encore récemment portées contre elle... Honni soit qui mal y pense! |retour au texte|

 

 

 

5 Ni Shakespeare ni Bergman n'ont bien entendu participé aux textes du colloque. Malheureusement... |retour au texte|

 

 

 

6 Au sens que l'ethnomusicologue italienne G. Marini, par exemple, donne à ce terme. (Je me permets incidemment de référer ici à un essai sur la «crise» des sciences sociales inspiré de cette peu conformiste universitaire italienne: «Note irrévérencieuse - quoique épistémologique! - sur l'ethno-musicologie, la socialité, l'inquisition, la forme et, de manière générale, les sciences sociales»,Revue internationale d'action communautaire, 15/55 (1986) 137-147.) |retour au texte|

 

 

 

7 Je pense notamment - et pour ne prendre qu'un exemple - à cette espèce d'«évidence» fondatrice supposément repérée à l'origine de la modernité (et relevée par un certain nombre de contributions) dans l'abandon des «garants méta-sociaux» de l'ordre social. L'évidence pourrait bien n'être, cependant, qu'une projection un peu rapide. On peut ainsi plus concrètement songer à la loterie - qui n'est probablement pas l'activité la plus répandue chez les sociologues, mais qui s'impose néanmoins comme un incontournable rituel de notre temps. Ne pourrait-on justement déceler dans ce clin d'oeil à la fois complice et amoureux du hasard la persistance, pour un nombre considérable de nos contemporains, d'une espèce de «garant méta-social» de l'être-ensemble - un sens «donné» et non construit, en quelque sorte? |retour au texte|

 

|page d'accueil | Dr M. | Mister G. | Publications |