Homosexualité, sida et spiritualité

communication présentée dans le cadre de la journée de formation
du Projet Accès Montréal, le 4 mars 1994


N.B. Ce texte est celui de la communication donnée oralement lors de la journée de formation
et n'est pas, dans son état actuel, destiné à la publication


Lorsqu'on m'a demandé de venir m'entretenir avec vous aujourd'hui dans le cadre de cette journée de formation, j'ai été bien sûr honoré et flatté, mais aussi un peu embarrassé, en me demandant au fond si j'avais vraiment - comment dire - la compétence pour proposer des réflexions qui puissent être pertinentes et utiles.

Bon, bien sûr, j'ai moi aussi perdu des amis qui sont morts du sida mais, sauf dans un ou deux cas, et encore, de manière bien modeste, je ne me suis pas vraiment retrouvé dans une situation d'accompagnement direct de ces personnes. Je fais moi aussi du travail comme bénévole, mais c'est plutôt avec les «jeunes de la rue», dans la roulotte de Pops (dont vous avez peut-être déjà entendu parler dans les médias).

Et si le spectre du sida n'est pas absent de la rue (notamment du fait de la drogue et de la prostitution), disons que les préoccupations les plus immédiatement prenantes y sont plutôt autour de la bouffe à trouver et d'une place pour dormir, surtout avec l'hiver qu'on a eu cette année...

Vous avez donc vraisemblablement, je dirais, beaucoup plus de compétence et d'expérience que moi, et je ne voulais surtout pas venir jouer au prof à coups de réflexions théoriques, décrochées de la vie concrète.

Par ailleurs, je savais que d'autres intervenants prendraient eux aussi la parole, dont Marc Pelchat, notamment, dont les travaux sur l'accompagnement spirituel des personnes aux prises avec le sida m'ont beaucoup impressioné.

Alors, je me suis demandé ce que je pourrais vous proposer aujourd'hui qui ne serait pas une pâle redite des réflexions d'autres intervenants. Et je me le suis d'autant plus demandé que, quand j'entends pour ma part le mot spiritualité, j'avoue qu'il y a en général des petites lumières rouges qui se mettent à clignoter sur le tableau de bord de mes pensées...

Bon, entendons-nous: je veux pas dire que j'trouve que c'est un vilain mot, ou qu'il me donne des boutons, même si c'est vrai que c'est un mot assez ambigu, qui recouvre des significations bien différentes selon les personnes et les contextes.

Je veux bien l'entendre pour ma part dans un sens large - et, selon moi très positif - pour désigner une démarche profondément humaine par rapport à soi, aux autres et à ce Tout-Autre qui se situe aux limites de la condition humaine, qu'on l'appelle Dieu, être suprême, énergie cosmique, grand tout de l'Univers, ou qu'on ne l'appelle pas du tout; peu importe, qu'on s'inspire, pour cette démarche, de la tradition judéo-chrétienne, d'autres grandes traditions religieuses de l'humanité, de perspectives plus contemporaines comme celles qu'on trouve par exemple dans cette grande constellation qu'on appelle le Nouvel Age, ou même dans une sorte d'humanisme athée comme celui qui, par exemple, inspirait à Simone de Beauvoir les derniers mots du livre qu'elle consacrait à la mémoire de Jean-Paul Sartre, le compagnon de sa vie: sa mort nous a séparés, la mienne ne nous rapprochera pas; il est déjà grand que nos vies aient pu si longtemps s'accorder.

Mais, spiritualité, bien sûr, c'est un mot qui est de la même famille que esprit. Et, malgré la précision qu'on peut en donner, j'ai toujours - comment dire - eu une certaine crainte que, souvent peut-être même à notre insu, parce qu'on est tributaire d'une culture et d'une histoire, le mot «spiritualité» évoque quelque chose qui s'oppose en quelque sorte à la matière, qui met le corps plus ou moins entre parenthèses, pour ne pas dire en pénitence.

Or le fait est que la réalité du sida, c'est bel et bien au corps qu'elle nous ramène brutalement, veut veut pas: au corps qui souffre, bien sûr, et qui exprime de toutes sortes de manières cette souffrance; mais aussi au corps qui, d'abord, le plus souvent, a joui, a poursuivi - souvent avec fébrilité - une recherche intense du plaisir; a célébré la beauté, la jeunesse, la désirabilité d'autres corps, sans complexe, sans retenue, avec une énergie et une passion débordantes, et parfois presque insolentes.

Eh bien, je dirais que c'est peut-être ça l'os qui demeure, quand on parle de sida et de spiritualité; c'est peut-être ça, parfois, l'os qui nous reste un peu de travers dans le gosier quand on s'investit dans un travail d'accompagnement de personnes aux prises avec le sida (y compris dans les dimensions spirituelles de cet accompagnement).

En tout cas, c'est celui, disons, autour duquel je souhaiterais mettre un peu de chair, si je puis dire, avec vous ce matin. Je vais le faire pour une bonne part en suivant le filon de la tradition judéo-chrétienne. Non pas parce que c'est la seule voie spirituelle existante ou valable - c'est pas du tout ce que je veux suggérer, et je pense qu'on va voir aujourd'hui, justement, la richesse et la diversité des formes que ça peut prendre; mais, encore une fois, parce que c'est celle qui a le plus marqué notre culture, notre histoire, notre éducation souvent, nos valeurs et celles de notre société - même si on peut avoir pris plus ou moins de distance par rapport à elle. Si on était en Afrique ou en Asie, ce serait différent, mais on est dans un monde pétri par 20 siècles de christianisme - et ça, pour le meilleur comme pour le pire, c'est bien difficile d'en faire abstraction.

Par ailleurs, il est bien évident que chaque être humain est unique et que les défis de l'accompagnement (y compris spirituel) de personnes aux prises avec le sida vont souvent être très différents les uns des autres, selon par exemple qu'on accompagne une jeune femme qui a contracté le virus par un conjoint bisexuel, un enfant hémophile, une prostituée héroïnomane ou un jeune homme gai dans la force de l'âge qui s'est éclaté, comme on dit, pendant un bon moment.

Mais le fait est que massivement encore, dans nos sociétés, et vraisemblablement aussi dans nos imaginaires, le sida reste d'abord et avant tout étroitement associé à des styles de vie d'une sexualité très permissive, en particulier celle du monde homosexuel masculin; c'est-à-dire, en somme, à une orientation du désir et à une pratique sexuelle qui, si elles sont sans doute plus largement tolérées - et même mieux accueillies - aujourd'hui qu'il y a 25 ans, demeurent tout de même assez marginales dans l'esprit de plusieurs, et souvent encore désapprouvées - sinon en elles-mêmes, du moins dans ce qui apparaît comme leurs «excès».

Vous avez peut-être vu ça dans les journaux récemment: dans plusieurs états de l'Ouest des États-Unis, à l'heure actuelle, des milliers de citoyens se mobilisent pour faire abolir les lois qui assurent une reconnaissance même timide et une certaine protection des droits des personnes homosexuelles, au nom de la loi naturelle, des valeurs familiales et de la morale chrétienne.

La CÉCM, la Commission des écoles catholiques de Montréal, pour sa part, a décidé il y a tout juste quelques semaines de diffuser dans toutes ses écoles la «charte de la famille» rédigée par le Vatican et qui, inutile de le dire, n'encourage pas tellement la reconnaissance de l'homosexualité comme mode de vie. Et tout récemment encore, c'est le pape lui-même qui s'est adressé au Parlement européen (c'est la première fois qu'un pape posait un geste comme ça) pour exprimer son désaccord très ferme avec le fait que les pays d'Europe puissent accorder aux couples homosexuels une reconnaissance analogue à celle qu'ils accordent aux conjoints de fait hétérosexuels.

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Ce n'est pas pour rien qu'il a été si tentant pour plusieurs, et que ça le demeure sûrement encore dans l'esprit d'un certain nombre - - si tentant de voir le sida comme punition divine (version moderne de la destruction biblique de Sodome et Gomorrhe), tout au moins dans le cas de ceux qui avaient, si je puis dire, «couru après» - par leur style de vie permissif et répréhensible. Ce n'est pas pour rien non plus que, dans la même veine, il a souvent été tentant de faire une distinction plus ou moins avouée, mais très nette, entre les victimes «innocentes» du sida (les hémophiles, par exemple, contaminés par transfusion sanguine) et... les autres, i.e. ceux qui, encore une fois, auraient «couru après».

Cette distinction m'a souvent fait penser à cette bourde assez cruelle qui avait échappé, un jour, à l'ancien premier-ministre français Raymond Barre à la suite de l'explosion d'une bombe dans une synagogue en France. «C'est terrible, avait alors commenté l'homme politique en toute candeur inconsciente, la bombe a fait cinq victimes: trois juifs et deux innocents»...

Bon... Il y a là, je pense, je dirais, un vieux fond de perversion de la tradition chrétienne auquel il me semble indispensable d'être très sensible et de résister de toutes ses forces dans une démarche d'accompagnement (y compris spirituel) de personnes aux prises avec le sida. Ce serait, en somme, la tentation d'être plein de compassion pour les gens dès lors qu'ils sont malades, vulnérables, diminués dans leurs forces, alors qu'on aurait été plutôt sévère à leur endroit et à celui de leur style de vie avant qu'ils soient frappés par la maladie.

Et, à cet égard je nous suggère une réflexion, une sorte de petit test d'attitude, peut-être, que je n'invente pas, mais qui m'a été suggéré par une bande dessinée offerte par un ami il y a quelques années. Il s'agit d'une Bande dessinée pour adultes, bien sûr, un peu science fiction, qui se passe quelque part au 21e siècle, alors que le sida a pris des proportions épidémiques encore plus grandes (bon... il n'est pas nommé comme tel mais enfin, c'est évident que c'est de ça qu'il s'agit). Ça se passe en France où un gouvernement très réactionnaire et très musclé a pris le pouvoir et a notamment décidé de fermer tous les bars et autres lieux de vie nocturne, et de parquer les séropositifs dans des camps de concentration. Bien sûr, il continue d'y avoir une vie nocturne et clandestine d'autant plus attirante qu'elle est, justement, interdite et périlleuse.

La Bande dessinée, c'est l'histoire d'un chercheur en médecine qui travaille désespérément pour trouver un remède, et qui finit par en trouver un, de fait. Le punch, que je trouve assez génial (il est évidemment fictif - j'allais dire hélas -, mais je pense qu'il peut nous faire réfléchir, i.e. nous amener à nous demander comment nous réagirions si c'était la réalité et non la fiction) - le punch, dis-je, c'est qu'il y a une seule façon d'administrer le vaccin, et c'est de la principale manière que le virus se transmet: par contacts sexuels...

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En évoquant cette petite histoire futuriste et fictive, je voudrais attirer l'attention sur ce qui m'apparaît être l'importance de l'attitude profonde de l'accompagnateur dans sa démarche. Autrement dit, s'il est évidemment indispensable de ne pas juger (je pense que ça va de soi), j'irais jusqu'à dire que, plus encore, il est capital d'être capable de s'ouvrir positivement aux valeurs des personnes qu'on accompagne. Ce qui ne veut pas forcément dire être en tout point d'accord avec tout, les yeux fermés et sans discernement. On a quand même le droit d'être ce qu'on est... Mais ça veut au moins dire une capacité de voir les valeurs positives non seulement dans l'autre malade mais dans l'autre en pleine possession de ses forces. Et ça, ça peut vouloir dire - parfois - une sorte de conversion, de transformation assez profonde de sa manière de voir, de comprendre et de sentir les choses.

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Parler de spiritualité dans le contexte de l'accompagnement de personnes aux prises avec le sida, ça réfère d'abord et avant tout, bien sûr, à la démarche spirituelle de ces personnes elles-mêmes, bousculées par la maladie, confrontées à la souffrance et à la perspective de la mort. De ça, d'autres intervenants vont parler davantage tout à l'heure, je crois, avec beaucoup plus de compétence que moi.

Mais ça réfère aussi - et c'est ce à quoi je voudrais pour ma part m'arrêter davantage - ça réfère aussi aux dimensions spirituelles de l'existence de ces hommes et de ces femmes dans cela même qui, aux yeux de plusieurs, semble avoir été tout le contraire d'une existence selon l'idée qu'on se fait d'une «spiritualité».

Compte tenu du fait qu'il s'agit toujours du principal groupe concerné par le risque de sida dans nos sociétés, à l'heure actuelle, et comme c'était aussi un peu, je crois, le souhait des organisateurs de cette rencontre, je vais centrer mes suggestions sur l'expérience homosexuelle masculine, notamment dans ses expressions les plus déroutantes par rapport aux modes de pensée et aux valeurs de plusieurs de nos contemporains et peut-être aussi, au moins jusqu'à un certain point, de plusieurs d'entre nous.

Expressions déroutantes: si, en effet, bien des aspects du style de vie des hommes homosexuels ont pu choquer, et continuent de choquer la sensibilité et les valeurs de plusieurs, c'est bien sûr dans la mesure où ça heurte une certaine conception qu'on se fait de la sexualité, de son expression et des normes morales censées la réguler.

En gros - en très gros -, on pourrait dire que la sexualité, dans notre culture, est idéalement conçue comme une forme d'expression amoureuse entre deux personnes de sexe opposé, expression qui n'a pas forcément pour seul but la procréation, mais qui lui demeure tout de même ouverte comme à quelque chose de normal et de naturel, et qui, par ailleurs, commande une assez grande profondeur d'intimité des rapports entre les partenaires, une fidélité dans la durée, voire un engagement à une exclusivité durable.

Cette façon de voir provient pour une large part de l'héritage judéo-chrétien de notre civilisation, héritage qui demeure bien sûr important pour ceux et celles qui continuent d'y souscrire, mais qui demeure souvent aussi très présent pour plusieurs qui ont pris des distances par rapport à lui.

Or cette façon de voir, bien sûr, paraît bien éloignée de certains styles de vie qu'on associe volontiers au monde homosexuel masculin et dans lesquels on a souvent vu, en plus, des comportements à haut risque du point-de-vue de la transmission du VIH: promiscuité sexuelle plus ou moins responsable, multiplication des partenaires, sexualité anonyme et furtive, sans ouverture à la procréation bien entendu, et sans engagement dans la durée, purement axée sur la recherche du plaisir superficiel, physique, esthétique ou génital, sans intimité interpersonnelle ni profondeur amoureuse.

Il y a à peine quinze jours, vous avez dû le voir dans les journaux, la police a fait une descente dans un bar gai à deux pas d'ici, et arrêté à peu près 150 personnes, qui sont accusées de s'être trouvées dans une maison de débauche. En d'autres termes, pour s'être apparemment adonnés à des comportements sexuels qui, même entre adultes consentants, vaccinés, contribuables et avertis, heurtent encore - il faut croire - les valeurs et les façons de voir de notre société. Même Nathalie Petrowski, dans la Presse, qui est pourtant supposée être quelqu'un à l'esprit plutôt large, semble avoir trouvé qu'il se passait là des choses... plus ou moins catholiques et pas très très acceptables...

Bon... Cette expérience gaie de la sexualité - que je grossis ici par commodité - est évidemment loin de recouper l'expérience de tous les gais, voire de la majorité d'entre eux. (Par ailleurs, quand on regarde les petites annonces de massages, d'escortes et de services personnels dans les journaux, ou les néons des clubs de fesses un peu partout en ville, on est obligé d'admettre que cette pratique plus ou moins «dérangeante» de la sexualité est au moins loin d'être le monopole des homosexuels...) Mais c'est un fait qu'elle a existé dans le monde gai, qu'elle continue d'exister et d'habiter l'imaginaire autour du sida.

Au risque de radoter des évidences, ou de répéter des choses qu'on sait sans doute depuis longtemps, il me paraît tout de même important de rappeler tout d'abord que, pour un nombre non négligeable d'hommes homosexuels, CE type de comportement sexuel déroutant pour plusieurs, voire désapprouvé par un bon nombre de nos contemporains (et pas seulement à cause de son taux de risque par rapport au sida), - - CE type de comportement sexuel n'a jamais été, n'est toujours pas un choix délibéré et volontaire, mais le seul qu'ils aient eu le sentiment de pouvoir vivre, compte tenu des valeurs sociales et culturelles mais aussi des valeurs morales, spirituelles et religieuses de notre société.

Si deux gars qui s'aiment peuvent pas se bécoter dans le métro ou sur les bancs publics que chantait Georges Brassens, comme n'importe quels amoureux hétéros, sans se faire rabrouer, juger, moquer, arrêter pour grossière indécence ou carrément casser la gueule par des skinheads homophobes (y compris, j'en ai bien peur, certains de mes propres petits skinheads de la roulotte de Pops!), il y a en effet des chances qu'ils aient envie de le faire dans des bars un peu sombres, et que ça aille parfois un peu plus loin.

Si des gens qui ont envie de s'aimer doivent constamment passer leur temps à se cacher, à se défendre, à revendiquer le droit de vivre au grand jour comme ils sont, et pas comme les autres voudraient qu'ils soient, il y a en effet des chances que les subtilités d'une démarche spirituelle soit pas forcément le premier de leur souci. Mais on peut se demander: qui est responsable?

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Il y a quelques années, dans le cadre d'un colloque du Centre de bioéthique de l'Institut de recherches cliniques de Montréal, j'ai déjà proposé que le sida n'était pas seulement une maladie sexuellement transmissible, mais, aussi, une maladie théologiquement transmissible... Qu'est-ce que je voulais dire par là? Eh bien que l'enseignement traditionnel du christianisme et l'attitude historique de l'Église par rapport à l'homosexualité, qui se sont reflétés dans les lois et les valeurs de notre société, ont dans une large mesure acculé des hommes et des femmes homosexuels (mais je parle encore une fois surtout ici des hommes gais) à des comportements sexuels et à des styles de vie qu'eux-mêmes n'auraient pas forcément choisis spontanément, dont ils ont eux-mêmes souvent beaucoup souffert, et à qui on les reproche en plus aujourd'hui.

En anglais, dans un cas comme ça, on dit: to add insult to injury: ajouter l'insulte à la blessure.

En continuant de voir l'homosexualité comme quelque chose de honteux, de pervers, de vicieux ou de contre nature, on aboutit effectivement souvent au résultat que des gens finissent par se croire honteux, pervers, vicieux - et par agir en conséquence;

Et on sait, bien sûr, qu'il n'y a pas seulement le taux de T4 dans le sang qui affecte le système immunitaire de quelqu'un, mais aussi les sentiments qu'une personne peut nourrir et entretenir à son endroit - sentiments de honte ou d'estime de soi, de culpabilité ou de fierté -, de même que l'accord ou le conflit que cette personne peut vivre par rapport à elle-même et à son environnement...

Mais il y a pire et, je dirais, encore plus pervers. Pour la morale sexuelle traditionnelle issue du christianisme (même si on le claironne moins fort aujourd'hui), unc couple homosexuel qui vit ensemble de manière ouverte, amoureuse et - bon, peut-être pas parfaite, mais décente - est dans une situation objectivement plus répréhensible que quelqu'un qui, de temps en temps, s'envoie furtivement et honteusement en l'air dans une toilette publique ou dans un parc.

Comment ça? Eh bien c'est simple: parce que les premiers vivent dans une occasion constante de péché, en plus de ne pas avoir de remords de ce qu'ils vivent, tandis que l'autre, au moins, se sent souvent honteux et coupable et... bon, la nature humaine a ses faiblesses, n'est-ce pas, que l'Église, dans sa bienveillance, peut comprendre et pardonner...

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Effectivement, il faut reconnaître que bien des hommes homosexuels n'ont pas toujours été très ouverts à ce qu'on pourrait appeler des préoccupations d'ordre spirituel. Mais, dans une large mesure, il faut bien voir que c'est parce que ceux qui auraient pu - et qui auraient dû - les aider le plus dans cette voie les en ont plutôt dissuadés en ne leur laissant comme possibilité que de faire un noeud dans leur désir, une croix sur leurs sentiments, en ne leur proposant qu'une spiritualité faite pour d'atres - qui ne parviennent d'ailleurs souvent même pas eux-mêmes à la vivre.

Il y a quelques années, une enquête menée auprès du clergé de la région de Hull-Ottawa avait révélé qu'une bonne proportion des prêtres avaient beaucoup de mal à vivre leur célibat et, en fait, n'y parvenaient pas vraiment. Des prêtres: c'est-à-dire des hommes supposés avoir une vocation à la chasteté, et qui en ont fait le voeu de manière librement consentie. Et on voudrait que des gens qui n'ont pas cette vocation, et qui n'ont pas fait ce voeu, y parviennent?

C'est pourquoi, me semble-t-il, un élément capital, une des clés de toute cette question des rapports entre la spiritualité et l'expérience homosexuelle, passe nécessairement par une conversion, par une transformation des attitudes de l'Église et du monde chrétien envers l'homosexualité.

Et malgré tout, voyez-vous, je suggère que s'il y a un miracle quelque part - pas un scandale, mais un miracle -, c'est de voir autant de personnes homosexuelles, marquées et stigmatisées par toute l'oppression de ces valeurs supposément chrétiennes, conserver jusques et y compris dans leur combat contre le sida, ou dans leur accompagnement de conjoints ou d'amis aux prises avec la maladie, - - conserver une telle ouverture, une telle disponibilité et une telle richesse spirituelle - dont vous avez d'ailleurs sûrement été témoins dans votre travail d'accompagnement.

Mais il faut, je pense, aller encore plus loin.

Je viens d'évoquer l'expérience d'homosexuels qui pour une large part à cause des attitudes de la société envers l'homosexualité, attitudes souvent inspirées de valeurs chrétiennes (ou, en tout cas, véhiculées par le christianisme), se sont vus plus ou moins acculés à des styles de vie à la fois désapprouvés et à risque élevé du point de vue du sida; à des styles de vie apparemment plus centrés sur la superficialité sexuelle que sur la profondeur spirituelle.

Mais il y en a d'autres, nombreux, qui, eux, ont délibérément, carrément remis en question les attitudes, les conceptions et les valeurs de la société et de l'Église par rapport à la sexualité en général et à l'homosexualité en particulier; qui ont tenté d'inventer de nouvelles formes d'expérience de la sexualité, de faire surgir de nouvelles valeurs; et qui, par là même, ont, souvent sans le savoir, ouvert la voie, frayé le chemin à une nouvelle spiritualité - y compris à une nouvelle spiritualité chrétienne - de la sexualité.

J'imagine que la majorité d'entre nous, on a spontanément tendance à penser la tradition chrétienne comme ayant été austère par rapport au corps, sévère par rapport au plaisir, hostile à la sexualité en dehors des stricts liens de l'exclusivité conjugale et de la procréation des enfants. Et c'est un fait que ça correspond à ce qu'a largement enseigné le christianisme à travers l'histoire, à ce que bon nombre d'entre nous avons appris - et retenu - à travers notre éducation, ou à travers les discours des hommes d'Église.

Pourtant, cette obsession de la chair, si je puis dire, si elle est effectivement arrivée assez tôt dans le christianisme pour diverses raisons, - cette obsession de la chair n'est pas un trait fondamental et essentiel du christianisme, mais plutôt une conséquence de l'état du monde et des mentalités au moment où le christianisme est né, dans le monde grec et romain.

Autrement dit, en d'autres termes, on aurait pu imaginer - et, donc, on pourrait imaginer - un christianisme très différent de celui qu'on a connu, notamment en matière de sexualité; beaucoup moins méfiant à l'endroit du corps, beaucoup plus ouvert à l'égard du plaisir, et beaucoup moins restrictif par rapport au sens de la sexualité et de ses expressions.

Il y a quelques années, je donnais un cours sur les rapports entre la sexualité et les grandes traditions religieuses de l'humanité à travers l'histoire. Quand on est arrivé à la tradition chrétienne, j'ai fait une sorte de petit test, disons, avec les étudiants. J'ai pris un texte du Nouveau Testament parmi les plus connus, c'est la parabole du jugement dernier, au chapitre 25 de l'Évangile de saint Matthieu. On pourrait même dire que ce texte, c'est la grande charte, le résumé, la synthèse de la spiritualité selon l'Évangile. Vous connaissez ce passage, je l'évoque rapidement:

En substance, le Christ s'adresse aux justes, qu'il a placés à sa droite, et il leur dit ceci: soyez bénis parce que vous m'avez donné à manger quand j'avais faim, à boire quand j'avais soif, vous m'avez soigné quand j'étais malade, consolé qand j'étais triste, visité quand j'étais seul ou en prison. Et, à l'inverse, en s'adressant aux autres, bon... soyez maudits, parce que... vous ne l'avez pas fait. Et les justes s'étonnent: quand est-ce, Seigneur, que nous t'avons donné à manger ou à boire, que nous t'avons soigné, consolé ou visité? Et Jésus répond: chaque fois que vous l'avez fait à l'un de ces petits qui sont mes frères et mes soeurs, au plus ordinaire des humains, en somme, c'est à moi que vous l'avez fait.

Vous remarquez, bien sûr, pour commencer, qu'il n'est absolument pas question de croyances ou de crédo théorique, là-dedans, de prière ou de longs exercices spirituels, mais de pratique concrète - et, plus particulièrement encore, de pratique sur les corps: nourrir, donner à boire, soigner, prendre dans ses bras pour consoler.

Et j'avais alors demandé aux étudiants: qu'est-ce que ça vous dirait, qu'est-ce que vous diriez, si on ajoutait ceci: chaque fois que vous avez fait l'amour avec l'un de ces humains qui sont mes frères et mes soeurs, c'est à moi que vous l'avez fait, c'est à moi que vous avez donné du plaisir...

Silence un peu embarrassé, léger malaise dans la salle... Quelques sourires et tortillements... Mais peu de réactions. Et j'essayais, bien sûr, de faire nommer le malaise. Et, à un moment donné, quelqu'un a eu le courage de dire ce que, sans doute pas mal de monde pensait sans oser l'avouer: ben... donner à manger, à boire, visiter les personnes âgées, soigner les malades... ben... c'est beau et c'est méritoire parce que c'est pas nécessairement ben l'fun, tandis que baiser....

Bon... remarquez, la réponse était probablement un peu courte dans la mesure où ça peut être le fun de préparer de la bouffe pour du monde et, à l'inverse, pas forcément toujours de baiser... Mais, disons que ça mettait quand même, je pense, le doigt au coeur du problème, i.e., en somme, ça soulevait le problème de la place et du statut du plaisir, et plus précisément du plaisir sexuel, dans le christianisme, que celui-ci a eu si largement tendance à opposer, comme son contraire, à la spiritualité.

Eh bien entre autres choses, voyez-vous, je pense que l'expérience sexuelle du monde gai, à cet égard, a puissamment contribué à «brasser la cage», si je puis dire, à secouer le vieux et tenace malaise de la tradition chrétienne (et de celle de l'Occident - la nôtre, donc) qui fait en quelque sorte du plaisir, et particulièrement du plaisir sexuel, l'ennemi numéro 1 de la spiritualité, voire le principal concurrent de Dieu lui-même - ce qui, quand on y pense, est plutôt insultant pour Dieu, dans la mesure où ça le met en compétition avec ses propres dons.

Imaginer Dieu comme ça - pardonnez peut-être ma comparaison - mais, d'après moi, c'est un peu comme si on se vexait, lorsqu'on vient de donner un cadeau le fun à un enfant, à Noël, que l'enfant s'amuse avec le cadeau plutôt que de passer le reste du réveillon à nous dire qu'il jouera surtout pas avec... pour nous faire plaisir! Dans le genre pervers, c'est dur à battre... Avoir un dieu comme ça, c'est vraiment mieux de pas en avoir...

Bon, on n'a malheureusement pas le temps de développer ça ici dans le détail - on pourra bien sûr y revenir - mais, si je souligne cet aspect des choses, c'est bien entendu pour prendre le contrepied, justement, des attitudes qui tendraient à voir dans l'expérience, dans l'exubérance sexuelle du monde gai une menace à la spiritualité chrétienne - alors qu'elle ouvre au contraire à celle-ci des possibilités encore largement inexplorées dans l'histoire. Autrement dit, l'expérience sexuelle du monde gai, pour la spiritualité chrétienne, c'est bien plus une chance - et même une grâce - qu'une menace, qu'une ennemie ou qu'une aberration.

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Mais, ce qui est en jeu ici déborde quand même largement la seule spiritualité au sens de la tradition chrétienne. En effet, quand on regarde l'histoire des grandes traditions religieuses et spirituelles de l'humanité, on s'aperçoit que plusieurs d'entre elles, contrairement au judéo-christianisme, ont fait de la sexualité non pas un obstacle mais, au contraire, un outil privilégié, un véhicule très important de l'expérience spirituelle, un moyen très important de contact avec le divin.

Et, remarquez bien, quand je parle de sexualité dans ce contexte, je ne parle pas forcément au sens de l'expression d'un lien interpersonnel amoureux et durable. Ça aussi ça existe, bien sûr, mais c'est autre chose.

Je parle aussi, en fait, d'une expérience de la sexualité davantage sur la communion entre deux énergies qui, d'une manière mystérieuse, symbolique - on pourrait dire: mystique -, se conjuguent et accèdent un moment au-delà d'elles-mêmes, on pourrait dire: au divin.

Il y avait dans plusieurs religions anciennes, on le sait peut-être, des hommes et des femmes rattachés à des temples, dont la fonction consistait à avoir des relations sexuelles avec les fidèles et qui, en quelque sorte, parce qu'il s'agissait de personnages religieux, consacrés, servaient pour ainsi dire d'intermédiaires entre les humains et le divin. C'est la Bible qui, désapprouvant totalement cette pratique, et pour la déconsidérer, l'a désignée de manière très méprisante - et très injuste - en parlant de «prostitution» sacrée - alors que c'était bel et bien d'une forme de spiritualité qu'il s'agissait. Une spiritualité évidemment très différente de celle qui a été plus familière à notre civilisation, mais qu'il serait extrêmement injuste et impérialiste, je pense, de considérer comme barbare ou inhumaine.

D'autres traditions religieuses - c'est notamment le cas du bouddhisme et de l'hindouisme - ont proposé, et continuent de proposer, à côté de voies spirituelles qui ressemblent davantage à celles qu'a surtout connues l'Occident chrétien, des démarches spirituelles carrément centrées sur une pratique rituelle de la sexualité, destinée à éveiller en soi l'énergie divine et, pour ainsi dire, à en arriver à faire un avec le divin.

Par ailleurs, presque toutes les civilisations du monde (y compris d'ailleurs la nôtre, quoiqu'on en ait souvent perdu le sens) ont prévu, dans la trame de leur existence, des occasions, des moments festifs où les normes de la vie courante doivent être suspendues, transgressées, y compris bien sûr dans le domaine de la sexualité. Il en reste des traces dans nos carnavals, par exemple, quoique ce soit souvent des traces bien pâlotes, réduites à des divertissements plus ou moins commercialisés, et plus ou moins insignifiants - comme la fête de Noël ou la fête des mères, par exemple.

Mais on peut quand même comprendre le sens profond - et, en général, profondément religieux - de telles pratiques: dans la fête, qu'est-ce qu'on fait: on fait le contraire, à vrai dire, de ce qu'on fait dans la vie «normale»: On s'amuse au lieu d'être sérieux, on joue au lieu de travailler, on dépense au lieu d'épargner, on se déguise, on se travestit, souvent, on se défonce.

Et toute cette dépense non productive, dans laquelle les esprits sérieux et puritains voient évidemment un pur gaspillage et une débauche honteuse, - - toute cette dépense énergétique est en fait une des seules manières pour les individus et les groupes de se revivifier, de se donner un «coup de jeune», si on peut dire, plutôt que de s'ankyloser dans les vieilles habitudes et de mourir - - non pas du sida, bien sûr, mais carrément d'ennui.

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Bon, de tout ça, on peut évidemment se demander si on ne retrouve pas une sorte d'écho, justement, ou de redécouverte, dans plusieurs formes déroutantes de l'expérience sexuelle du monde gai contemporain - qui aurait alors, si c'était bien le cas, contribué à enrichir la spiritualité de notre époque, à en faire éclater les cadres trop étroits et trop rigides.

Y compris, je disais tout à l'heure, dans ses - entre guillemets - excès.

La psychologie contemporaine a souvent utilisé des images pour décrire le processus de la création et la démarche de ceux et celles qu'on appelle des créateurs, peu importe que ce soit dans le domaine artistique, scientifique, technique - ou spirituel. De manière plus précise, on a souvent dit que la création - et les créateurs - incarnaient ainsi quatre grandes figures typiques - ou archétypales, pour employer un grand mot: celles de l'explorateur, de l'artiste, du juge et du conquérant:

de l'explorateur qui quitte les territoires bien connus et qui s'aventure dans l'in-connu pour découvrir autre chose; de l'artiste qui laisse aller librement son imagination pour faire surgir de nouvelles formes inédites; du juge qui, prenant du recul, discerne, évalue, fait le tri entre le meilleur et le moins bon dans ce qui surgit de la création; du conquérant, enfin, qui prend les moyens pour que ces créations ne restent pas enfermées dans les tiroirs ou les placards, mais qu'elles trouvent leur chemin au grand jour, sur la place publique de la culture.

Eh bien, je dirais qu'il est important de convertir notre regard et notre attitude non seulement pour ne pas juger négativement l'expérience sexuelle des personnes que nous accompagnons - ça, ça devrait aller de soi; mais, bien plus, pour apprendre à considérer l'expérience qui a souvent été la leur comme celle de créateurs et des pionniers audacieux; comme l'expérience d'artistes et d'inventeurs de nouvelles manières d'être humain, de conquérants courageux ouvrant de chemins nouveaux et inventant de nouvelles manières de vivre - y compris la spiritualité; comme l'expérience d'hommes et de femmes d'autant plus capables de recul critique par rapport à leur expérience qu'ils ne sont pas obligés de se braquer constamment pour défendre leur droit d'être différent.

En disant ça, j'pense pas que je veux créer des mythes à la Walt Disney et faire des gais des saints parfaits et des Bambis sans reproches. Ce serait ridicule. Partout où il y a des hommes, on le sait, il y a de l'hommerie et de l'enfant de chiennerie. Les homosexuels, comme tout le monde, sont des êtres humains avec leurs qualités et leurs défauts, leur générosité et leur mesquinerie, ni plus ni moins que n'importe qui d'autres: comme tout le monde.

Mais je veux dire ceci: quand on part en voyage d'exploration - on peut penser à la série des «grands explorateurs», par exemple, ou à la Course destination monde -, on prend forcément plus de risques que quand on va voir les films à l'Olympia, ou qu'on regarde les reportages de la Course à la télé.

Quand on sort des sentiers battus et des chemins bien balisés pour aller à la conquête de nouveaux horizons, il y a forcément plus de risques que quand on s'en tient sagement et prudemment aux grandes avenues bien éclairées. Et il se peut, de fait, qu'en cours de route, on s'aperçoive qu'on a fait des erreurs, qu'on s'est trompé de chemin, qu'il faut revenir sur ses pas, corriger sa trajectoire. Il se peut aussi qu'on se perde en route, qu'on s'y blesse et même qu'on y laisse sa vie. Ça fait partie des risques du métier d'explorateur - comme de celui des grands athlètes olympiques, par exemple, et on vient, Dieu sait, d'en avoir plein la vue.

Eh bien, je dirais aussi que ça fait partie de ce que j'appellerais les risques de la spiritualité des pionniers, des créateurs, des explorateurs. Il se peut qu'elle soit, à maints égards différente de celle de la majorité d'entre nous - qui n'irions pas faire la course autour du monde - ni chausser les skis de Myriam Bédard ou ceux de Jean-Luc Brassard, mais qui trouvons pourtant beaucoup de plaisir, de beauté et de fierté en communiant à l'audace de ceux et celles qui s'y risquent.

*

Eh bien, voyez vous - et je vais m'arrêter là-dessus -, je suis peut-être complètement de travers et, si c'est le cas, j'espère bien que vous ne vous gênerez pas pour me le dire. Mais je dirais quand même que, dans l'accompagnement de personnes aux prises avec le sida, et en particulier d'hommes gais qui ont vécu à plein une expérience pionnière de la sexualité et de ses formes d'expression, c'est non seulement de la compassion qu'il importe d'exprimer, mais également de l'admiration et de la gratitude envers ces hommes qui, au risque de leur vie, ont tenté de la rendre plus humaine et peut-être, par là-même, plus divine.

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