G. Ménard et C. Miquel, Les ruses de la technique. Paris/Montréal, Méridiens-Klincksieck/Boréal, 1988.

INTRODUCTION

TECHNIQUE, SYMBOLE ET SACRÉ

 

 

Quand nous considérons la technique comme quelque chose de neutre, c'est alors que nous lui sommes livrés de la pire façon: car cette conception, qui jouit aujourd'hui d'une faveur toute particulière, nous rend complè-tement aveugles en face de l'essence de la technique.
M. Heidegger, La question de la technique


I COMMENT ABORDER LE DOMAINE DE LA TECHNIQUE?

 

C'est encore en méditant l'objet que le sujet a le plus de chance de s'approfondir.

G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique

 

 

Nous sommes - c'est trivial de le dire - environnés par un univers technique. Du radio-réveil qui nous tire, le matin, des couvertures - peut-être elles-mêmes électriques - à la cafetière programmée que l'on a branchée la veille avant d'aller dormir; de l'ordinateur qui nous tient compagnie au bureau, pendant la journée, au laser qui illumine nos nuits de discothèque; de la voiture qui nous promène entre ces lieux au téléphone qui abolit un moment la distance; des robots «transformers» convoités par nos enfants à Noël aux gadgets de toute sorte que nous nous y échangeons nous-mêmes; à vrai dire, de l'incubateur qui accueille nos premiers vagissements à l'électro-encéphalogramme témoin de notre dernier souffle, - mais plus encore: des techniques qui permettent depuis un moment de planifier les naissances à celles qui offrent déjà de cryogéniser les corps, - notre vie, de part en part, est ponctuée, traversée, innervée par la technique...

De cette technique pourtant, et malgré les apparences, il n'est pas si simple de parler. Non certes qu'il manque de discours à son sujet! Ceux-ci, au contraire, prolifèrent - au point de nous inonder de leur incessant bavardage: du mode d'emploi requis pour utiliser le moindre appareil ménager aux solennelles envolées gouvernementales sur le «virage technologique», en passant par les colloques savants, les émissions éducatives ou les magazines populaires, la technique ne fume et ne drague peut-être pas, mais elle cause - et fait drôlement causer...

La plupart des discours et des ouvrages qui traitent de la technique abordent cependant celle-ci, le plus souvent, d'une manière elle-même technique, sans interroger ce phénomène d'un point de vue - si l'on peut dire - autre que le sien. Ce qui paraît déjà significatif du fait que la technique soit devenue, selon l'expression de Gilbert Hottois (Le signe et la technique ) largement «auto-référentielle», qu'elle se présente de plus en plus comme un univers clos sur lui-même, auto-suffisant. Or c'est précisément cette prétention de la technique à se définir essentiellement à partir d'elle-même, sans référence à d'autres domaines de l'expérience, que cet essai se propose d'interroger.

Mais, dira-t-on peut-être, n'est-ce pas ce que font déjà, en bonne partie, diverses approches qui tentent d'éclairer le phénomène technique, d'expliquer celui-ci en le référant à autre chose que lui-même? Certes, bien des explications - d'ordre historique, économique ou sociologique par exemple - tentent effectivement de rendre compte de ce phénomène technique, d'expliquer celui-ci. Elles le font cependant le plus souvent d'un point de vue qu'en empruntant au vocabulaire de l'histoire des techniques, on pourrait qualifier d'«externaliste», en se plaçant pour ainsi dire en dehors de la logique interne d'évolution de la technique, et en montrant comment celle-ci dépend aussi - sinon d'abord et avant tout - d'autres facteurs (d'ordre historique, économique ou sociologique, justement). Si ces explications permettent d'enrichir l'analyse unilatérale de la technique comme «pure» technique et sont en ce sens éminemment pertinentes, elles présentent en revanche l'inconvénient de se situer précisément à l'extérieur de la technique et de sa logique propre. Or c'est d'une autre manière que cet essai désire interroger la technique.

Son projet d'interroger la prétention de la technique à ne se définir que d'un point de vue technique s'inscrit tout d'abord, de quelque manière, dans la mouvance des interrogations de M. Weber (L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme ) et de R. Merton (Science, Technology and Society ). Ces derniers, réfléchissant à une prétention analogue de la science à se définir en dehors de toute «valeur», ont bien montré que cette prétention renvoyait en fait, ultimement, à l'instauration de la science elle-même comme valeur, et même comme valeur suprême. En reprenant leur interrogation, et en l'appliquant au phénomène de la technique, on en vient ainsi à se demander si l'hégémonie actuelle des discours technocratiques , c'est-à-dire de discours qui n'abordent en somme la technique que de manière purement technique - tautologique donc -, n'est pas un fait éminemment significatif; si cette hégémonie ne renvoie pas simplement désormais à une auto-affirmation de la technique comme valeur, et comme valeur qui se subordonnerait toutes les autres en instaurant sa suprématie. Si tel est bien le cas, ce passage de la technique comme technique à la technique comme valeur - et comme valeur symbolique suprême - laisse bien sûr deviner que cette technique n'est jamais extérieure au domaine du sens, lors même qu'elle prétendrait se définir comme pure fonctionnalité. C'est bien ce lien fondamental et originaire, noué entre technique et sens, qui guidera l'interrogation de ce livre.

Une telle entreprise relève assurément d'un présupposé - dont ces pages vont tenter de justifier la pertinence et la fécondité: elle présuppose en effet qu'on ne peut véritablement comprendre une technique quelle qu'elle soit - de la pierre polie et de la roue à l'informatique ou à la centrale nucléaire - sans interroger le sens et le symbolisme qu'on lui attribue et qui sont indispensables pour rendre compte de la configuration particulière que revêt telle ou telle technique à telle ou telle époque.

Cette interrogation ne se déploiera pas, dès lors, d'une manière «externe». Loin d'être «d'abord là» et de «recevoir ensuite» du sens, la technique apparaît en effet d'emblée comme manière de produire du sens, de faire advenir un certain sens de la relation au monde et de privilégier celui-ci par rapport à d'autres formes possibles, concevables, de cette relation. En ce sens, une technique se détermine certes à partir de critères purement techniques, mais également - et en même temps - à partir du sens - c'est-à-dire de valeurs, de finalités et de symboles - qu'une culture, qu'une civilisation accorde à la sphère technique. Cette dernière, en d'autres termes, ne prend forme - concrète, fonctionnelle - qu'en prenant sens - symbolique, axiologique. Bien que son «discours» ait été le plus souvent émis en flux non linguistiques, la technique, depuis l'aube de l'histoire, parle et fait parler le monde tout autant qu'elle l'agit et y fonctionne. («Ca marche parce que ça parle!», pourrait-on dire, en évoquant Lacan et, entre autres exemples éloquents, celui du babil non-stop de la radio...)

Apparaît sans doute plus clairement ainsi la spécificité de la démarche de cet ouvrage et du lieu à partir duquel il entend interroger la technique: ni perspective internaliste qui s'en tiendrait au mythe d'une technique auto-suffisante, ni regard externaliste qui viserait à la réduire à quelque autre domaine: il s'agira plutôt d'introduire la problématique du sens dans le noyau même de la technique, de chercher à voir comment cette dernière a toujours été une manière d'agencer le monde et, par là-même, de le faire parler; de montrer, en somme, comment on ne peut comprendre un état des techniques qu'en le renvoyant au sens aussi bien qu'à la fonction qui sont reconnus à celles-ci à tel ou tel moment de la civilisation.

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L'importance de cette dimension symbolique de la technique n'a pas toujours paru évidente. Ainsi, par exemple, les penseurs qui, dès l'aube de la Révolution industrielle, ont réfléchi sur la technique et sur le nouveau machinisme en apparence purement mecanique qu'elle inaugurait, ont pu nourrir longtemps l'illusion de la technique comme «objet neutre», en quelque sorte, ne requérant qu'une analyse purement instrumentale et fonctionnelle. (C'est ainsi que s'est développé dans la culture tout un discours à la fois dominant et proche du sens commun: approche «instrumentaliste», selon l'expression de G. Hottois, ne percevant dans la technique qu'un instrument comme un autre, assigné aux visées et aux fins purement pragmatiques de l'être humain.)

C'était, bien sûr, oublier que ce nouveau machinisme dépendait de toute une nouvelle organisation et de toute une nouvelle rationalisation du travail - qui n'en étaient pas une conséquence mais bien plutôt une des conditions mêmes de son apparition et de son existence: la division du travail qui s'inaugurait alors était en effet inséparable d'un nouveau sens donné à cette technique - dont on attendait, en l'occurrence, qu'elle permette d'établir sur terre un nouvel «Âge d'or» - cette fois industriel - grâce à une réorganisation rationnelle du monde. Le développement de la technique machinique se trouva par là-même à dépendre de tout un schéma organisationnel, de tout un univers de valeurs et de symboles qui présidèrent à son expansion. N'est-ce pas d'ailleurs ce qu'avaient bien pressenti, à leur manière, les divers mouvements ouvriers et sociaux qui, des Luddites anglais farouchement opposés à l'arrivée des machines aux Canuts de Lyon brisant plus d'une fois leurs métiers à tisser, ou aux révoltes ouvrières américaines des années 20 et 30, mues par le rejet du taylorisme, rejettèrent toujours la technique au nom des valeurs que cette dernière semblait opposer à celles de leur culture et de leurs croyances? C'est bien en effet pour une large part parce qu'elles mettaient en cause leur vision du monde du travail, fondée sur le compagnonnage artisanal, que Luddites et Canuts rejettèrent les techniques industrielles nouvelles. De même, si les ouvriers américains s'opposèrent si violamment à l'introduction d'une compétitivité individualiste, c'est fondamentalement aussi parce que l'aménagement taylorisé du travail baffouait la vielle loi sacrée de la «collaboration ouvrière».

Mais empruntons au 19e siècle un second type d'exemple, et songeons à ce formidable espoir qui y fut investi dans la science et la technique, et qu'on a généralement désigné sous le terme de scientisme . Cette attitude se référait assurément à des innovations techniques concrètes qui bouleversaient aussi bien les modes de production (de la manufacture à l'usine, par exemple) que les moyens de communication (notamment avec la vapeur et l'électricité). Et cependant, loin de pouvoir se ramener à une simple histoire des progrès techniques, l'histoire de ce 19e siècle scientiste est tout autant celle de l'émergence d'une croyance au rôle sacré de la technique et du dynamisme de son essor. La «victoire» de la technique, au 19e siècle, est en ce sens indissociable de l'assompation de la technique comme symbole de Victoire...

Ce lien entre le monde technique et l'univers du sens se manifeste sans doute avec plus d'évidence encore à notre époque. Ainsi par exemple l'essor actuel de l'informatique et des «nouvelles technologies » qui en sont issues ne permet plus guère, en effet, de maintenir l'illusion d'une indépendance de la technique à l'égard du domaine du sens et du symbole. (Que serait en effet l'ordinateur sans son logiciel qui construit du sens, sans son clavier de symboles qui permettent de le gérer?...) C'est bien d'ailleurs ce qui amènera G. Hottois à proposer que l'informatique, loin d'être une pure technique neutre et opérationnelle qui pourrait demeurer à l'écart du sens, inscrit bien au contraire le symbolique dans le système technique lui-même.

Ainsi paraît bien justifiée l'analyse du rapport qui existe entre technique et sens, dès lors que l'une et l'autre ne sauraient se concevoir séparément. Si le premier objectif de ce travail est bien de montrer que la compréhension d'une technique requiert l'interrogation de son rapport au sens, on doit par ailleurs se demander s'il est possible de préciser et de dégager la diversité des sens qui peuvent ainsi être attribués à une technique.

 

Technique, sens et univers symbolique

Parmi les différentes pistes possibles qui permettraient de guider une interrogation du lien intrinsèque entre sens et technique, ces pages en privilégieront une qui consistera à interroger la manière dont la technique, dans diverses civilisations, a été intégrée à la sphère du sens grâce à la construction d'univers symboliques qui ont codé cette technique de manière spécifique, lui assignant notamment une valeur plus ou moins profane ou sacrée. Or, on le verra, c'est bien d'une telle intégration de la technique à un univers symbolique (qui lui donne sens et dévoile un certain sens du rapport au monde) que dépend, dans une large mesure, l'évolution de cette technique, son apparition sous telle ou telle forme historique concrète.

Il va de soi qu'une interrogation de ce type commande une enquête historique comparative qui permettra de comprendre comment, à différents moments de l'histoire des civilisations, la technique a justement pu «faire sens» de différentes manières. Car, outre qu'elle permette de dégager le sens ponctuel attribué à un objet technique, une enquête historique est susceptible de mettre en lumière le fait que, selon les époques, les techniques s'intègrent dans ce qu'on appellera des univers symboliques particuliers. D'où un second objectif de ces pages, qui se proposent précisément de repérer les grands univers symboliques dans lesquels les systèmes techniques ont été intégrés.

Il s'agira donc moins de refaire ici une «histoire des techniques» - il en existe déjà, et d'excellentes (celles qu'ont dirigées Bertrand Gille [HT] et Maurice Daumas [HGT], notamment) - que de proposer une réflexion sur les différents rapports que la technique a pu entretenir avec l'univers du symbole au cours de l'histoire des civilisations humaines, en prenant par là-même un aspect plus ou moins sacré.

Histoire du symbolisme des techniques , donc; histoire, pourrait-on dire, d'un imaginaire symbolique qui, de tout temps, a été intimement associé aux techniques et qui, en dépit d'une relative cohérence (largement axée, on le verra, sur un schème de la puissance ), n'en a pas moins généré des articulations, des formes et des figures extrêmement diversifiées. D'où - on l'aura remarqué - le pluriel du sous-titre de ce livre: histoires ... Il serait sans doute naïf en effet de parler d'une histoire du symbolisme des techniques. Plus exactement, l'histoire de l'évolution globale du symbolisme des techniques qu'il semble possible de reconstituer ne doit pas faire perdre de vue que chacune de ses «époques», de ses «composantes» ou de ses «strates» constitue déjà elle-même toute une histoire; qu'il y a dès lors lieu de parler de plusieurs histoires du symbolisme des techniques, chaque civilisation s'étant en somme raconté à sa manière l'histoire du sens qu'elle attribuait à la technique.

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Ces précautions prises, il paraîtra opportun de résumer brièvement, dans leurs grandes lignes, les principaux résultats de cette enquête.

De manière à la fois très rapide et schématique, on peut d'ores et déjà avancer que les techniques ont ainsi été incorporées dans deux grands types d'ensembles symboliques. Elles sont, tout d'abord, apparues sous les traits de «puissances dangereuses», imprégnées du symbolisme d'un sacré de transgression . On y reviendra, bien sûr, mais cela se conçoit d'entrée de jeu sans trop de difficulté: ce n'est en effet qu'au prix d'une profanation de l'«ordre naturel des choses» que les techniques offraient ainsi à l'être humain un surcroît de puissance. Ce premier type d'univers symbolique codera dès lors toujours les techniques dans des mythes qui, concrètement, empêcheront toujours ces techniques de se développer au-delà d'un certain seuil. En ce sens, et de même que, selon Pierre Clastres (La société contre l'État ), les sociétés primitives luttent contre l'avènement d'un Etat qui est en fait leur horizon, de même, pourrait-on soutenir, les premières civilisations humaines donnent naissance à un système technique tout en l'empêchant de se développer de manière autonome.

À l'autre extrémité de l'histoire, la Révolution industrielle voit émerger un nouveau type d'univers symbolique qui, aux antipodes de l'univers symbolique de la technique «primitive», favorisera systématiquement le développement des techniques, le sacralisant même, y inscrivant le symbolisme d'un nouvel «ordre sacré du monde», la promesse d'un nouvel Âge d'or terrestre.

Entre ces deux univers symbolique extrêmes se déroule si l'on peut dire toute une série d'«histoires» du symbolisme des techniques et de leur lent glissement d'un pôle du sacré de transgression vers un pôle du sacré de l'ordre du monde.

Si l'histoire semble bien permettre de reconnaître un tel glissement, on aurait cependant tort de chercher dans cette enquête le calme déroulement d'une progression linéaire. Ces pages tenteront bien plutôt de souligner, au contraire, que les «strates» qui peuvent y être découpées se constituent certes à partir de glissements - souvent insensibles - des anciens socles de croyance. Mais elles s'instituent tout autant comme ruptures, réelles et profondes, impliquant chaque fois des univers symboliques spécifiques.

À la question initiale - comment parler de la technique sans se contenter de reprendre simplement un discours emprunté à son objet, et sans pour autant tomber dans une perspective «externaliste» - il semble donc d'ores et déjà possible de répondre: en situant cette technique par rapport à l'univers du sens, des représentations collectives - imaginaires et symboliques - qui l'ont toujours accompagnée et qui en ont profondément guidé l'évolution.

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Cette première délimitation d'un champ d'interrogation de la technique ne saurait toutefois suffire. Il importe en effet de préciser davantage, à un niveau méthodologique, les rapports qui peuvent être décelés entre le monde de la technique d'une part, celui du symbole et du sacré qui, d'autre part, structurent les univers imaginaires de la technique.

 

 

II TECHNIQUE ET SYMBOLE

 

Analyser intellectuellement un symbole, c'est peler un oignon pour trouver l'oignon.
Pierre Emmanuel, Considération de l'extase

 

Symbole et technique moderne

Techniques et symboles. Le rapprochement de ces deux termes, convenons-en, ne va pas de soi: la technique désigne en effet un ordre instrumental, fragmenté en de multiples objets partiels, tandis que l'ordre symbolique renvoie au contraire à la recherche d'un sens global, totalisant. On pourrait même, à vrai dire, être de prime abord tenté de penser - et de poser - que le monde de la technique n'a précisément rien à voir avec celui du symbole. C'est notamment ce que l'on pourrait retenir d'une lecture - hâtive - de penseurs comme Jacques Ellul (Le système technicien ; Les nouveaux possédés ; La technique ou l'enjeu du siècle ) et Gilbert Hottois (Le signe et la technique ), par exemple, à qui l'on doit d'inspirantes réflexions sur la question. La thèse soutenue par l'un et l'autre semble en effet avancer qu'il existe, de nos jours, une différence, une «coupure radicale» entre ces deux mondes: dans l'univers de la technique règnerait le seul impératif fonctionnel et pragmatique, le symbole renvoyant quant à lui au monde théorétique des valeurs par lesquelles l'être humain donne sens aux choses, en se façonnant une culture. Non seulement cette «différence» renverrait-elle ainsi à deux ordres d'inscription ontologique - à deux modes d'être - différents de la réalité, mais, en outre, le monde de la «technique moderne» se déploierait sans aucun lien apparent avec l'univers des symboles, qu'il contribuerait même à éroder, à rendre de plus en plus caduc, inutile et désuet.

Chez Ellul, ce constat paraît essentiellement s'appuyer sur l'idée que, tant et aussi longtemps qu'il appartenait au monde naturel, l'être humain se voyait obligé d'affronter quelque chose de vertigineusement autre, - la symbolisation étant alors l'opération grâce à laquelle il tentait d'apprivoiser cette radicale altérité. L'univers technicien dans lequel nous sommes désormais immergés - et qui, faisant constamment refluer le milieu naturel, est devenu notre milieu ambiant - ne renverrait plus l'être humain qu'à lui-même et à ses constructions, sans aucune distance possible par rapport à ce monde qu'il a lui-même façonné - et, donc, sans aucune possibilité de médiation symbolique par rapport à ce monde de la technique. L'être humain serait condamné par la technique à ne jamais voir que lui-même et ses propres constructions...

Proche de celle d'Ellul, la perspective de G. Hottois s'en distingue néanmoins en ceci notamment qu'elle attribue cette opposition essentielle du monde symbolique et du monde technique au fait que l'attitude pratique et opérationnelle de la technique se serait libérée de toute contrainte d'origine axiologique et théorétique (c'est-à-dire provenant du monde du «sens» et des «valeurs»), devenant en quelque sorte une «techno-science aveugle». Cette dernière éloignerait toujours plus l'être humain du respect symbolique d'une nature qu'il s'était contenté jusque là de «laisser être». Elle développerait une attitude inverse - et incompatible - de manipulation, de domination et de réagencement perpétuel de toutes choses, qu'il s'agisse de la nature ou de l'être humain lui-même.

Hottois, comme Ellul, met fort bien en lumière la manière dont, à notre époque, la technique interpelle, remet en cause les schémas mêmes de la pensée symbolique, et se déploie apparemment sans nul besoin de cette dernière - sans nul recours à elle. On doit cependant se demander si ce constat de la «libération» de la technique par rapport à la sphère symbolique correspond bien à la description du réel, ou s'il n'a pas été de quelque manière radicalisé par ces deux auteurs. L'enjeu est de taille: car si, effectivement, la technique n'a plus rien à voir avec le symbole, une approche du sens et du symbolisme de la technique se trouve bien sûr sérieusement remise en question dans sa pertinence, voire dans sa possibilité même. La discussion qui suit entend cependant montrer que J. Ellul et G. Hottois ont vraisemblablement été entraînés, à partir d'une analyse tout à fait acceptable, à radicaliser leurs conclusions, et qu'eux-mêmes énoncent d'ailleurs les arguments permettant de relativiser la radicalité de ces affirmations. Il est ainsi nécessaire de remarquer tout d'abord que ni l'un ni l'autre n'affirme que cette hétérogénéité de la technique et du symbole a toujours existé. Tous deux semblent au contraire s'entendre pour souligner que cette opposition est même relativement récente. Pour Ellul, elle serait essentiellement due à l'informatisation de la société au cours des quelque vingt dernières années, ce processus ayant engendré un «système technicien» de plus en plus autonome. Hottois, pour sa part, et à un niveau plus philosophique, en situe la cause dans le «tournant» constitué par l'abandon du primat de la raison théorique sur la raison pratique : au moment donc où se met en place la science occidentale, expérimentale et hypothético-déductive. Celle-ci, naissant en bonne partie avec Bacon, et s'épanouissant largement avec Galilée, allait en effet, dès sa naissance, provoquer une «révolution» épistémologique, qui allait de plus en plus subordonner la raison théorique à un appareillage expérimental pratique. Dès ce moment se trouvait pour l'essentiel posé le primat d'une raison pratique technicienne qui allait se développer toujours davantage pour en arriver de nos jours, à travers le système de Recherche - Développement, à ce que la science n'ait plus en somme qu'une vocation ancillaire, qu'elle devienne un simple «moyen» réquisitionné par la technique, au service de cette dernière.

Mais le fait que ce phénomène soit relativement récent n'indique-t-il pas qu'«auparavant», la technique n'était pas «sans rapport» avec l'ordre symbolique? J. Ellul élabore fort peu sur la technique «avant» que celle-ci ne se «coupe», comme il dit, du symbole, dans le «système technicien». Mais la «radicale nouveauté» qu'il reconnaît à ce dernier paraît bien suggérer qu'il n'y avait pas, «avant» lui, une telle «coupure». G. Hottois, pour sa part, affirme lui-même que l'objet de l'interrogation est bien le changement radical qui, à un moment donné, a renversé le rapport existant entre symbole et technique.

On le voit: les réflexions de Jacques Ellul et de Gilbert Hottois sont loin de permettre de conclure en l'inutilité d'une recherche portant sur le lien technique/symbole. L'historicité même de leur thèse invite au contraire à interroger le lien qui existait, avant notre époque moderne, entre technique et symbole. Plus que jamais, à vrai dire, il apparaît nécessaire de reconstituer l'histoire des «mondes symboliques» de la technique à travers le temps et l'espace des civilisations humaines jusqu'à l'aboutissement de sa figure actuelle - en rapport apparemment antagoniste avec l'ordre symbolique.

Il faut par ailleurs aussi questionner la validité du constat dressé par Ellul et Hottois quant à l'hétérogénéité des deux ordres de la technique et du symbole dès lors que ce constat se transforme, à toutes fins utiles, en «vérité» sur notre monde moderne, au lieu de s'en tenir au plus modeste rôle de principe méthodologique qu'il devrait conserver. Que l'analyse du lien existant entre technique et symbole implique en effet la nécessité méthodologique de reconnaître une différence entre ces deux termes semble évidemment aller de soi: méthodologiquement, en effet, la technique est bien l'«autre» du symbole, un «autre» exigeant qu'on lui «donne sens» à travers un processus de symbolisation. C'est du reste la position méthodologique à laquelle Hottois s'en tient lui-même lorsqu'il reconnaît que, devenue de nos jours système autonome, la technique n'en reçoit pas moins nombre d'influences - «extérieures» - qui peuvent la favoriser ou, au contraire, la restreindre. L'espoir de Hottois en l'existence d'un tel lien est tel que toute la fin de son essai constitue une sorte d'appel humaniste en vue de contrebalancer le rôle purement profane de la technique, à partir d'un point de vue axiologique et symbolique qui la limiterait et lui donnerait un sens. Mais lorsqu'il demeure plus étroitement dans la mouvance d'Ellul, Hottois redevient largement prisonnier du pessimisme de ce dernier; il ne voit plus alors qu'une «coupure» radicale, de fait (et non seulement méthodologique) entre ces deux ordres: la technique n'a effectivement plus rien à voir avec le symbole, elle déploie un monde d'où tout symbolisme est exclu, ruinant progressivement l'antique richesse du symbole. Trop préoccupés de marquer la différence radicale entre ces deux registres, Ellul et Hottois en sont ainsi réduits à ne plus voir que les effets «négatifs» du monde technique par rapport à celui du symbole, ratant par là la profusion vertigineuse de nouveux mythes et de nouveaux symboles qui, sans cesse, se cristallisent sur de nouveaux objets techniques, réactualisant continuellement les mythes fondateurs de notre société industrielle.

À l'inverse, il s'agira de montrer que, lorsqu'on abandonne les ultimes relents d'un positivisme progressiste qui amène à penser qu'on se trouve à un «tournant radical» de l'histoire de l'humanité, témoin d'un essor désormais purement profane de la technique, on s'aperçoit que notre monde technique n'est pas plus isolé du monde symbolique que celui des autres civilisations de l'humanité, même s'il se déploie, à un niveau technique, d'une manière purement instrumentale. Au contraire, les mythes et les croyances - sacrées - en la technique ne cessent de se cristalliser - notamment sur ce qu'il est convenu d'appeler les «nouvelles technologies» -, resacralisant par là-même une technique qui, paradoxalement, se déploie en apparence sans rapport avec l'univers du sacré. (Ce qui - nous le verrons - contribue vraisemblablement à rendre compte du fait que cette profusion de mythes et de «cristallisations du sacré» soit par ailleurs tout à fait mobile, émiettée et changeante, à l'image, pourrait-on dire, de quelque perpétuel mouvement brownien.)

 

Les ruses de la technique

Ainsi, il semble bien que ce soit par une généralisation hâtive que J. Ellul et G. Hottois, tout en dégageant fort lucidement la problématique qui se noue entre technique et symbole ainsi que la règle méthodologique qui invite à poser un différence entre ces deux ordres, en viennent néanmoins à poser une distinction radicale entre l'un et l'autre, à constater une érosion irréversible du monde du symbole sous l'effet du monde de la technique.

Il reste pourtant à rendre compte du fait que la technique, bien qu'elle n'ait apparemment rien à voir avec l'ordre symbolique, exprime néanmoins elle-même un ordre symbolique. En fait, à l'interrogation qu'entreprennent Ellul et Hottois de ce «paradoxe», il manquait sans doute de penser ces deux aspects en même temps. C'est précisément ce que pourrait permettre le concept de ruse de la technique . Ce que ces pages, en effet, proposent de désigner au moyen de ce concept serait la manière dont cette technique, s'alliant à un univers symbolique puissant, paraît bien être devenue une nouvelle croyance sacrée, promesse d'un nouveau royaume de Dieu - industriel et terrestre. Ruse de la technique, puisque c'est justement cette alliance qui permit historiquement à la technique de se déployer sans entraves, d'instaurer au bout du compte un nouvel ordre hostile à la pensée symbolique - laquelle avait pourtant été indispensable à son émergence triomphante. Mais aussi ruse du symbole : la technique, en effet, s'affranchissant ainsi - du moins en apparence - de l'ordre symbolique, se transforme elle-même en milieu technique symbolique que nous sommes amenés à consommer perpétuellement - à défaut, pourrait-on dire, de symboliser sur lui. (Ce qu'Ellul semble par ailleurs lui-même reconnaître lorsqu'il souligne que si le milieu technique est bel et bien réfractaire à toute symbolisation - «traditionnelle», disons - à son endroit, il tend néanmoins à s'accaparer les symboles, à se les intégrer - en les réduisant toutefois à sa propre logique.)

Cette (ré)intégration du symbole à l'ordre technicien - elle fait bien sûr pendant à l'antique intégration des techniques à l'ordre symbolique - amènera par là-même cet essai à réfléchir à ce qu'on pourrait appeler le destin du symbolique . Ne correspondrait-il pas en effet à ce que Hegel appelait la Ruse de la Raison ? Par ces termes, on le sait, l'auteur de la Phénoménologie entendait la démarche de la Raison qui, étant déjà l'Esprit, cherche toutefois ce dernier à l'extérieur de lui-même - pour découvrir finalement, c'est-à-dire après le long chemin de la médiation dialectique, qu'elle n'était autre que cet Absolu. Son aliénation dans le monde (extérieur) - qui lui apparaissait d'abord comme le «tout autre» - est ainsi, en fait, la condition même de sa réconciliation - avec elle-même et avec ce monde. Son oubli de soi face au monde concret - qu'elle semble regarder sans s'y mêler - constitue précisément cette «ruse» grâce à laquelle elle s'immerge dans ce monde, découvrant - médiatement - son identité foncière avec le monde.

Le destin du symbole - apparemment chassé du monde de la technique - ne pourrait-il de fait se comparer à cette ruse et, donc, s'entrevoir comme retour à-venir ? Ou, alors, faudrait-il plutôt y voir une ruse hegelienne qui, si l'on ose dire, aurait mal tourné? Ruse par rapport à la pensée hegelienne totalisante elle-même, cette technique n'ayant finalement plus la possibilité - ou l'envie! - de se réintégrer à l'ordre symbolique dont elle est pourtant issue? Et, si cela était, n'inaugurerait-elle pas ainsi - vertigineux paradoxe - une nouvelle ère de la pensée - désormais débarrassée de tout codage «symbolique»? À moins, enfin, qu'une troisième figure possible du destin de cette ruse soit une espèce de pensée hybride, doublant sans cesse la technique de valeurs symboliques et imposant au symbole l'ordre morcelé de celle-ci? Telles sont en tout cas les interrogations qu'il sera opportun de reprendre à la fin de cet essai.

 

Précisions sur le symbolique

Après avoir brièvement montré qu'il est impossible de faire l'économie du symbolique lorsqu'on analyse la technique, il sera opportun de préciser ce qu'il y a lieu d'entendre ici par symbolique en revenant sur la première définition - approximative - qui a déjà été évoquée.

Le symbole - tel sera du moins le sens que privilégieront ces pages - peut être défini comme ce qui permet d'ajouter à un objet concret une «autre dimension» qui le surdétermine en lui donnant un sens. Ainsi, par exemple, la balance ne renvoie pas uniquement à l'outil technique qui permet de peser des marchandises mais également à l'équité et à la justice qu'elle signifie au niveau du sens. L'objet technique, en ce sens, n'est jamais un pur objet instrumental; il renvoie toujours à des significations symboliques qui donnent sens au monde, ce double statut étant simultanément présent. (Dès l'origine, le maniement d'un outil est ainsi par exemple tout autant participation à une puissance magique que manipulation instrumentale.)

Second aspect du symbole: cette représentation, ce sens qu'il permet d'attribuer à l'objet n'est pas le fait d'un «pur arbitraire». Comme le suggère notamment l'exemple de la balance, cette assignation résulte d'un processus analogique de l'imaginaire et conserve toujours un rapport avec l'objet concret. C'est pourquoi le symbole débouche toujours sur une vision globale de l'objet, vision dans laquelle le signifiant et le signifié sont appréhendés en un seul mouvement synthétique, pour ainsi dire magiquement réconciliés. Comme le suggère T. Todorov (Théories du symbole ) dont cette définition s'inspire, le symbole est le fruit d'une pensée qui réconcilie les deux aspects du signe, le signifiant et le signifié, en une vision globale. Le terme grec symbolon ne signifie-t-il pas, étymologiquement, un signe de reconnaissance formé par deux morceaux brisés d'un objet - tessons de poterie - que l'on rapproche et dont l'on reconstitue ainsi la totalité? (A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie ). En reprenant le second aspect, on comprend que l'objet technique soit non seulement un objet mais aussi, comme tout autre objet, un signe ; non pas un signe linguistique, bien entendu, mais un signe dans lequel la fusion du signifiant et du signifié projette néanmoins d'emblée dans un univers de représentation du sens global et totalisant qui n'est autre que cet «univers symbolique» que ces pages ont le projet de reconstituer. Analyser les univers symboliques de la technique revient ainsi à chercher quel sens lui est d'emblée attribué de manière à la fois endogène, par processus analogique (la charrue renvoyant toujours, par exemple, à une blessure infligée à la terre) et de manière exogène, par codage social (ce symbolisme pouvant être interprété et codé de diverses manières - aussi bien, par exemple, comme malédiction que comme travail divin).

Une telle définition du symbolique introduit bien entendu d'entrée de jeu dans la problématique de la «valeur» qui est accordée à l'objet, que ce soit en le sacralisant ou, on contraire, en le définissant d'un point de vue purement profane. Mais c'est là aborder un nouvel aspect de cette enquête, celui-là même de la sacralisation de la technique et du rôle de cette sacralisation. Ici encore, comme dans le cas du symbole, il importe de préciser et de justifier le recours à de telles catégories.

 

 

III TECHNIQUE ET SACRÉ: L'ORDRE, LA PUISSANCE ET LA TRANSGRESSION

 

Le sacré est ce qui donne la vie et ce qui la ravit, c'est la source d'où elle coule, l'estuaire où elle se perd...
R. Caillois, L'homme et le sacré

 

 

Une question préalable vient immédiatement à l'esprit: pourquoi donc, de fait, recourir à cet univers conceptuel du sacré ? Une reconstitution des univers symboliques de la technique ne pourrait-elle suffire pour situer et comprendre celle-ci du point de vue des valeurs et des symboles qui lui ont été successivement attribués à travers l'histoire? Jusqu'à un certain point sans doute. Cependant, ce serait aussi rater une dimension capitale de cet univers symbolique. Les symboles qui, en effet, structurent les valeurs et les appréhensions humaines du monde s'organisent entre eux, construisant des univers symboliques cohérents. Or, à l'intérieur de ces systèmes - la tradition sociologico-anthropologique issue notamment de Durkheim l'a bien mis en lumière - un des clivages fondamentaux délimite précisément un registre du sacré étroitement et dialectiquement relié à un ordre du profane . Dès lors, outre l'analyse qu'il conviendra de faire des univers symboliques historiquement attribués à la technique, il s'agira aussi d'interroger la «valeur» reconnue à de tels univers par rapport à d'autres valeurs et domaines de la société et de la culture. Or, à cet égard, le recours à la dialectique du sacré et du profane paraîtra, de fait, extrêmement fécond: il permettra entre autres choses de montrer que la technique, à l'origine et pendant de longs siècles maintenue «à l'écart» par des systèmes symboliques qui la reléguaient du côté du pôle dangereux du sacré de transgression, semble bel et bien devenue, de nos jours, le symbole même du pôle inverse du sacré, celui du respect de l'ordre du monde. Tel est le sens qu'il y aura lieu de donner ici à ces termes de «déplacement du sacré» : c'est-à-dire du lent glissement de la technique, d'un pôle à l'autre du sacré, qui constitue l'une des trames de cet essai.

Certes, tout comme dans le cas du symbole, il pourrait être tentant d'affirmer hâtivement qu'il n'y a, à proprement parler, aucun rapport entre la technique et le sacré. Et, de fait, le caractère à première vue paradoxal d'un tel rapprochement se comprend sans trop de mal: le sacré est en effet le plus souvent circonscrit et pensé de manière avant tout «négative», comme ce qui s'oppose au monde «profane» - c'est-à-dire comme ce qui permet d'échapper à ce dernier pour atteindre une «dimension autre» de l'existence, un «plus» existentiel, pourrait-on dire, et, à tout le moins, une expérience radicalement autre que celle - banale, ordinaire et profane - du quotidien. Or rien, évidemment, ne paraît s'imposer plus clairement que l'objet technique comme signe et symbole même du monde profane. Qu'est-ce en effet que cet objet technique sinon un simple «moyen» artificiel permettant une activité de travail sur la matière en vue d'un fin essentiellement utilitaire - manger, s'abriter, tuer, guérir...? L'objet technique, servant avant tout à produire un effet «mondain», semble de ce fait appartenir d'emblée et essentiellement au registre du profane. Dans une telle perspective, on pourrait dès lors être tenté de définir le lieu du sacré comme cela-même qui échappe à la technique et à son ordre utilitaire. C'est d'ailleurs là une vue assez couramment admise - qui amènera par exemple à repérer le sacré, notamment à notre époque, du côté de phénomènes qui, tels la fête, le jeu ou la sexualité, par exemple, paraissent échapper à l'ordre utilitaire de la technique, celle-ci se trouvant bien sûr renvoyée dans le même mouvement du côté de l'ordre purement profane du monde. Pour repérer les lieux de manifestation du sacré dans nos sociétés modernes, il conviendrait - et suffirait - dès lors d'inventorier et d'explorer ces lieux de l'expérience échappant à l'hégémonie profane, rationnelle et quotidienne de l'ordre technicien.

Certaines approches anthropologiques du sacré sembleraient, du moins à première vue, corroborer une telle problématisation. Ainsi par exemple pour R. Otto (Le sacré ), l'un des principaux fondateurs de la phénoménologie religieuse du sacré (qu'il aborde en particulier sous son aspect existentiel et psychologique), le sacré se réfère d'abord et avant tout à une expérience de l'irrationnel qui se dévoile à l'être humain comme le dépassant, le débordant de toute part, faisant accéder celui-ci à une expérience - à la fois fascinante et terrifiante - du Tout Autre . Privilégiant l'expérience intérieure, une telle perspective laisse apparemment bien peu de place à une technique qui, précisément, semble ne concerner qu'une dimension humaine «objective», «extérieure».

Pourtant, à y regarder de plus près, rien n'est moins sûr: si la puissance sous son aspect redoutable est bien signe, marque,révélateur par excellence de l'expérience du sacré comme tout autre, que dire alors de la puissance technicienne elle-même? N'est-elle pas précisément, dans sa démesure même (pensons seulement à sa capacité actuelle de détruire plusieurs fois la planète!) à la source d'un nouveau sentiment - individuel et collectif - du sacré, tout à la fois empreint de terreur et de fascination? Hiérophanie de la bombe et de la centrale nucléaire - ou même seulement de l'écran cathodique?... Et cette «autonomie» du système technicien qui échappe à l'être humain et à son contrôle, selon J. Ellul et G. Hottois, ne serait-elle pas le signe - ou la «preuve» - que la technique ouvre finalement sur une dimension inattendue du tout autre, sur ce que Hottois, par exemple, appelle un «innomable imprévisible» - et qui, convenons-en, n'est pas sans rappeler ce caractère numineux du sacré chez Otto?

On pourrait également retrouver, chez un autre ténor important de la phénoménologie religieuse, Mircéa Eliade, cette «tentation» qui, encore une fois, consisterait à rejeter plus ou moins radicalement la technique du côté du profane, amenant ainsi à faire l'économie de son analyse et de sa spécificité dans la dialectique du profane et du sacré. Eliade, à la différence de R. Otto, ne définit pas d'abord le sacré par rapport à l'expérience intérieure, existentielle, mais à la manière d'une phénoménologie beaucoup plus «objective», si l'on peut dire, par rapport aux «signes» émis par la nature-cosmos: celle-ci apparaît dès lors comme la matrice d'une véritable religion cosmique originaire, où le sacré s'articule à partir des grands symboles liés aux principaux éléments du cosmos (le ciel, par exemple, étant à l'origine des expériences de crainte et d'attente face à une transcendance; l'eau, à la source de tous les mythes et rituels de mort et de renaissance; la terre, à la racine des valeurs symboliques de richesse, de fertilité, de procréation, etc.) Dans un tel univers - naturel et cosmique - le monde technique n'a, faut-il le dire, apparemment pas grand place. Et, de fait, que ce soit dans son Traité d'histoire des religions ou dans Le sacré et le profane, Eliade accorde significativement assez peu de place à la technique. Pourtant, s'il est ainsi tenté d'exclure la technique de la sphère du sacré, Eliade est sans cesse amené à y croiser à nouveau son chemin et à lui reconnaître, dans les faits, une importance, un rôle et un sens symboliques qu'il ne lui accorde pas dans sa théorie plus générale. Ainsi relativise-t-il la définition profane de la technique en précisant que ce n'est qu'à notre époque moderne que le travail , par exemple, se trouve ainsi dé-sacralisé. Chez les «primitifs», et pendant de longs siècles dans l'histoire humaine, le travail - et, donc, également l'outil qui le médiatise - constitue encore une certaine manière de se rapporter à l'ordre cosmique qu'il contribue à maintenir et à renforcer. Il se trouve donc aussi lui-même investi de tout un sens sacré. Plus encore, précise Eliade à plusieurs reprises: n'importe quel objet peut, à un moment donné, devenir un signe du sacré (de sa présence, de son irruption), - une hiérophanie (même si cette signification sacrée semble souvent «seconde» chez Eliade, dérivée en fait des symboles naturels qui s'y seraient greffés). L'objet technique ne serait donc pas plus que n'importe quel autre à écarter de la sphère du sacré, à reléguer au seul domaine profane.

Il faut enfin, pour lui rendre justice, souligner qu'Eliade prend lui-même en considération l'importance de la technique dans la constitution des univers symboliques sacrés à travers l'histoire des civilisations. Si, dans sa perspective, le sacré est en soi a-historique et a-temporel, les inventions techniques sont précisément ce qui introduit une dynamique, et même une histoire dans les figures revêtues par le sacré. Eliade (notamment dans son Histoire des croyances et des idées religieuses ) montre ainsi par exemple comment l'agriculture modifie profondément tout le rapport symbolique à la terre, avant que cette symbolique soit à nouveau bouleversée par l'invention des techniques métallurgiques qui, on le conçoit, ont permis l'émergence de nouveaux univers symboliques, de nouvelles représentations du sacré.

On conviendra dès lors qu'il serait pour le moins risqué et regrettable de céder à la tentation de reléguer radicalement la technique au seul monde du profane. Autant son aspect instrumental l'enracine bel et bien dans ce monde, autant, par ailleurs, et comme le reconnaît finalement Eliade d'une manière au moins implicite, elle apparaît en même temps comme la source dynamique de l'évolution de l'univers du sacré et de ses valeurs.

*

Si les auteurs évoqués jusqu'à présent ont pu, malgré d'importantes nuances, être jusqu'à un certain point tentés de dissocier technique et sacré, d'autres, en revanche, ont bien mis en lumière l'importance décisive de la technique dans la constitution même du sacré. Georges Bataille (e.g., Théorie de la religion, L'érotisme ) est probablement à cet égard l'un de ceux qui ont le mieux thématisé le double «statut» de la technique par rapport au sacré. Bataille, en effet, voit bien dans l'objet technique l'origine même du monde profane. C'est parce que les humains se mettent à utiliser des instruments, des outils en vue d'une certaine fin, qu'ils en viennent à prende l'habitude de voir non seulement ces outils eux-mêmes mais tous les objets qui entrent dans leur expérience comme de simples «choses», soumises à leur activité et à leur volonté. Tout en vient alors à se montrer sous l'aspect de la «chose utile», sur le mode de l'instrumentalité. Le monde lui-même se dévoile comme un monde calme et clair, rationnel, répondant comme en écho à l'ordre profane (humain) des choses, d'où toute violence, notamment, a été exclue.

Mais, d'autre part, Bataille montre bien que l'outil - l'objet technique - devient également le symbole par excellence de la rupture d'avec le monde de l'«immédiateté» (ou de la «continuité») dans lequel l'être humain continuerait d'être englué, sans une telle rupture, comme le monde animal ou l'ensemble du cosmos. L'objet technique, l'outil, est donc - en même temps - ce qui signifie l'irruption de la transcendance, l'arrachement au monde sensible (au cosmos) face auquel l'humanité en vient à se poser comme séparée, distincte, - en relation avec «autre chose». («L'outil élaboré, écrit Bataille [TR, 37], est la forme naissante du non-moi».)

Plus encore: l'outil confère une puissance nouvelle. Et cette puissance est d'emblée interprétée comme permettant de dépasser les limites «naturelles» de la condition humaine. L'objet technique, de ce fait, se trouve empreint de toute une puissance «magique», sur-humaine - qui introduit donc l'être humain de plain-pied dans le monde des puissances sur-naturelles, sacrées. Fondement même du monde profane, l'objet technique est donc également, pour Bataille, à la source de tout un univers symbolique qui l'investit d'emblée d'une dimension sacrée et le fait échapper au règne de l'ordre purement profane.

Les travaux de Roger Caillois - lui-même longtemps associé aux recherches de G. Bataille au sein du Collège de sociologie - permettent de mieux circonscrire la «nature» de ce sacré qui se cristallise ainsi «sur» la technique. Caillois (e.g.,L'homme et le sacré ) structure tout d'abord le sacré selon un axe fortement polarisé. Le sacré est d'une part situé du côté de l'ordre qui, par un système d'interdits, maintient en quelque sorte une distance entre le monde (dangereux) du sacré et celui de l'existence humaine quotidienne, c'est-à-dire du profane. C'est pour ainsi dire le sacré qui, dans cette perspective, s'interdit lui-même, se contraint dans un réseau d'interdits qui laisse place, donne lieu à l'existence profane. Ce premier pôle dessine donc ce que Caillois - ces pages lui ont déjà emprunté ce concept - appelle un sacré de respect, qui vise finalement à préserver l'ordre profane du monde, à le protéger contre les atteintes intempestives - et dangereuses - du sacré. L'ordre profane n'est cependant pas, de lui-même, porteur de vie. À la longue, il s'use et se sclérose. Il nécessite, de ce fait, une revivification périodique qui lui permet de se ressourcer au réservoir inépuisable de vie que représente le cosmos sacré. C'est là qu'intervient, si l'on peut dire, le second pôle du sacré, celui de la transgression, qui, à l'inverse, vise une libération des forces violentes et refoulées par le système des interdits, à travers un certain nombre de rites transgressifs ponctuels - comme la fête, notamment. Ces deux systèmes sont en étroite relation, leur dialectique constituant la dialectique même du sacré et du profane: l'interdit est nécessaire pour préserver le monde profane (c'est-à-dire celui de la quotidienneté humaine) mais sa transgression - ponctuelle - l'est tout autant pour rebrancher cette existence profane sur la source - sacrée - de la vie.

Dans une telle perspective, force est encore de constater le statut ambivalent de la technique: dans la mesure où celle-ci, en effet, instaure un ordre purement instrumental, on ne s'étonnera pas d'y voir non seulement la source du monde profane, mais même un symbole renvoyant au pôle du sacré de respect qui maintient soigneusement la distance entre les deux sphères, permettant précisément à la technique de déployer son univers fonctionnel. Dans la mesure, par ailleurs, où elle se montre sous les traits d'une puissance dangereuse - sur-humaine -, la technique n'en appartient pas moins au pôle du sacré de transgression: puissance menaçante et redoutable, - «déstabilisatrice», note G. Hottois [ST] -, elle met en oeuvre des forces magiques habituellement refoulées, lesquelles brisent l'équilibre mythique du monde. Ce dernier pôle, on le verra, sera très prégnant au début de l'histoire alors qu'il apparaîtra largement occulté et refoulé à notre époque, ne subsistant que dans les détournements ludiques qui ont toujours accompagné - jusques et y compris de nos jours - l'histoire de la technique.

Résumons les résultats de cette brève enquête: si l'objet technique ne semble pas pouvoir être relégué au seul domaine profane, c'est qu'il est d'emblée duel, double: son aspect instrumental l'associe à l'origine même du monde profane. Mais l'irruption de la transcendance dont il témoigne, de même que la puissance plus qu'humaine qu'il confère en font aussi, essentiellement, une des sources du sacré.

Ce caractère fondamentalement duel de la technique, à la jonction de l'articulation des deux pôles du sacré, à la source de la dichotomie - et de la dialectique - qui s'instaure entre le sacré et le profane, a été remarquablement mis en lumière par Gilbert Simondon (Du mode d'existence des objets techniques ). Pour celui-ci, la Technique et le Sacré (ou la Religion) sont issus d'un même savoir, d'une même unité «magique» originaire, l'un accentuant pour ainsi dire le «fond» de cette unité première (le sacré religieux), l'autre privilégiant l'aspect des «formes» déterminées (l'ordre technique). Tout en instaurant effectivement un ordre parcellaire, en parsemant le monde d'objets partiels qui fragmentent la sphère du sacré en une multitude d'objets éclatés et profanes, la technique ne pourrait néanmoins se déployer (et se comprendre), selon Simondon, que par rapport à ce «fond» sacré qui demeure toujours son horizon.

Cette polarisation - à la fois profane et sacrée - de la technique, de même que son lent glissement du pôle de la transgression à celui du respect, jetteront un éclairage précieux sur le sens du «renversement» qui semble s'être opéré, à l'aube de l'époque moderne, dans le rapport de la technique et du symbole. Mais, ultimement, c'est à la ruse de la technique elle-même qu'ils renverront (ruse inscrite au coeur de ce déplacement) et, dès lors, à l'énigme même quant au destin de cette ruse.

 

 

IV PRÉCISIONS MÉTHODOLOGIQUES

 

Toute méthode est une fiction, et bonne pour la démonstration...
S. Mallarmé, Proses diverses

 

 

Ces précisions théoriques étant faites, il paraîtra enfin utile de situer rapidement la méthodologie générale de cette recherche. Celle-ci se proposant d'analyser les diverses représentations des univers symboliques attribués à la technique, un découpage et un itinéraire historiques paraîtront indiqués. Les pages qui suivent tenteront donc de dégager les grandes «strates» culturelles et civilisationnelles qui, à travers l'histoire, permettent de repérer différents univers symboliques de la technique. Apparaîtront ainsi cinq grandes «coupures», correspondant respectivement à

1º l'âge des premières civilisations humaines;

2º la Grèce de l'âge classique;

3º la chrétienté de l'Occident médiéval;

4º la naissance du monde industriel;

5º l'époque actuelle.

Une telle perspective induit une lecture à la fois diachronique et synchronique: diachronique, puisqu'elle cherchera, dans l'évolution, à établir des coupures voire à reconnaître des cassures entre les différents univers symboliques qui ont existé, de manière à suivre les transformations qui se sont produites. Cette perspective diachronique permettra de voir que les différentes ruptures et modifications dans l'univers symbolique de base de la technique dessinent au fond l'histoire du lent glissement, sur plusieurs millénaires, d'un pôle du système à l'autre, ce glissement produisant, au bout du compte, une configuration symbolique extrêmement différente de la configuration originaire.

La perspective synchronique n'en sera pas pour autant absente. La description des différentes strates isolées amènera au contraire à décrire, pour chacune d'elle, un univers symbolique «à part», existant en soi de manière largement autonome et extrêmement cohérente. C'est d'ailleurs ce qui commande de résister, également à ce plan, à la tentation d'une historicité trop simplement linéaire. Encore une fois, il n'y a pas «une» histoire - élégamment évolutive et progressive! - du symbolisme des techniques, mais bien plutôt «des» histoires de la manière dont la technique a été différemment codée par la pensée symbolique.

*

Précisons en dernier lieu la méthode concrète à partir de laquelle les chapitres qui suivent se proposent de dégager l'univers symbolique spécifique de la technique dans chacune des grandes strates historiques retenues. Il s'agira ainsi, chaque fois, de mettre en lumière:

 

La spécificité de la configuration du système technique en place.

Nous savons en effet, comme l'a bien montré B. Gille [HT], que les différentes techniques d'une civilisation s'articulent en un ensemble cohérent et fonctionnellement interdépendant. L'hypothèse qui peut ici être élaborée, inspirée de T.S. Kuhn (La structure des révolutions scientifiques ), consiste à poser que ces «ensembles techniques» peuvent se référer, malgré leurs différences, à un certain type de «modèle technique» privilégiant tel ou tel type de fonction et d'objet technique, tout comme les différentes théories scientifiques d'une époque peuvent se ramener, d'après Kuhn, à un certain «modèle épistémologique» de base, à une certaine manière de voir le monde qui oriente la recherche scientifique dans telle ou telle direction. Cette hypothèse s'est révélée extrêmement féconde. Ainsi, pour ne mentionner que quelques strates particulièrement significatives, on verra par exemple que, dans les sociétés «primitives», c'est la technique sacrificielle, celle qui permet de capter le sacré, qui s'impose et impose sa forme aux autres techniques, amenées à y participer de quelque manière; chez les Grecs de l'âge classique, la technique comme ingéniosité explique que les modèles techniques dominants y aient été ceux des Sophistes et des thaumata (ces célèbres «machines merveilleuses»), les uns et les autres renvoyant à l'ingéniosité et à la ruse; à l'aube de la révolution industrielle, c'est la machine de production, celle qui permet de rationaliser et de rentabiliser le travail, qui deviendra le modèle à partir duquel se développeront toutes les autres techniques.

 

La spécificité d'un paradigme symbolique régissant l'univers des valeurs attribuées à la technique et déterminant leur évolution ainsi que leur usage.

Une fois ce modèle dégagé, il devient par ailleurs possible de réfléchir à la représentation symbolique qu'un tel modèle implique dans la relation à la technique. Si une civilisation favorise en effet tel ou tel modèle pour le dévelopement de ses techniques, il faut alors s'interroger sur la fonction symbolique, le rôle et la valeur que cette société accorde globalement à la technique dans sa vision du monde et dans le choix implicite qui l'amène à privilégier tel modèle technique plutôt que tel autre. Au modèle technique répond donc, ainsi, une représentation symbolique du statut et de la fonction conférés à la technique, cette représentation jouant le rôle d'un véritable paradigme symbolique (ce dernier étant dès lors la représentation du monde technique qui amène à le développer dans un sens particulier et selon une valeur spécifique).

Là encore, l'hypothèse de tels paradigmes symboliques (jouant, dans le développement des techniques, un rôle analogue à celui qu'attribue Kuhn aux paradigmes épistémologiques dans le développement des sciences) s'est avérée extrêmement féconde. C'est ainsi par exemple que les Grecs, dominés par le paradigme symbolique de la ruse et du jeu avec la nature, auront développé de nombreuses machines «merveilleuses» et fort peu de machines «productives» ayant un effet de domination sur la nature; le paradigme médiéval d'une ruse ontologique - c'est-à-dire liée à la croissance ou au déclin, au salut ou à la perte de l'être lui-même - commencera à investir la technique d'une dimension eschatologique et messianique à maints égards déterminante; le monde moderne, pour sa part tributaire d'un paradigme de la technique comme moyen de rationalisation productive du monde, parvient de ce fait même de moins en moins à pouvoir envisager la pertinence d'autres techniques - ou d'autres finalités de la technique.

On voit en quoi cette référence à Kuhn amène à parler de «modèle» technique et de «paradigme» symbolique. Au sens de Kuhn, en effet, le paradigme ne peut s'appliquer à la description d'une science ou d'une discipline (ou, mutatis mutandis ici, d'une technique). On ne peut à ce niveau que parler de «modèle dominant». Le paradigme désigne plutôt un certain type de regard sur le monde qui amène à développer la science dans telle ou telle perspective. Le concept de paradigme sera dès lors conservé ici pour désigner les «conceptions symboliques» du monde technique et non pour décrire les «modèles techniques» dominants.

 

La spécificité d'un personnage «résumant» pour ainsi dire la symbolique en présence, et jouant en quelque sorte le rôle de «modèle exemplaire» de l'usage et du développement des techniques.

Un univers symbolique ne prend véritablement corps qu'en se concrétisant dans la figure d'un «personnage exemplaire» qui permet d'incarner, pour l'ensemble de la société, l'univers symbolique et ses valeurs, ses interdits. D'où une troisième hypothèse méthodologique qui consistera à poser que l'«univers symbolique» d'un ensemble technique ne sera définitivement complété que lorsqu'on se sera enfin attaché à découvrir quels personnages ont, dans la civilisation considérée, «joué» et «représenté» au mieux cet univers imaginaire collectif avec tous ses dangers et toutes ses promesses. Ici encore, force sera de considérer l'indéniable fécondité d'une telle hypothèse qui amènera à retrouver ce personnage sous les traits successifs de l'antique chaman puis du prêtre, spécialistes des techniques du sacré; du sophiste grec, maître de l'artifice et de l'ingéniosité technique; de l'Inquisiteur du Moyen Âge chrétien; du surhomme prométhéen, au seuil de l'âge industriel; du savant et du technicien, enfin, à notre époque, nouveaux responsables du Progrès sacré de l'histoire.

*

Il s'agira donc, en somme, de dégager chaque fois la triple modalité des univers symboliques qui codent la technique à partir d'un modèle technique dominant, d'un paradigme symbolique correspondant, représentant le «noyau de sens» de ces univers, d'un personnage exemplaire, enfin, concrétisant et incarnant les valeurs dégagées. Ces trois modalités structurent l'univers symbolique des techniques et guident leur essor concret.

Ultime précision - sans doute superfétatoire: on devra évidemment se garder de prendre de tels «modèles» pour des «descriptions» - elles ne sauraient être que réductrices - de la technique et du monde symbolique à tel ou tel moment de l'histoire. Il suffira de les retenir pour ce qu'ils sont: des outils pour la compréhension du réel - non sans affinités, à cet égard, avec les «idealtypes» de la sociologie weberienne ou les «formes» de G. Simmel. Outils modestes, mais dont on se prend à espérer - pour reprendre le mot de Ricoeur à propos du symbole - qu'ils puissent «donner à penser».


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