La pensée de Michel Maffesoli

Notes en vue d'une conférence,
Université de Moncton, 1986

N.B. Des éléments retouchés de ces notes ont été publiés.
Il ne s'agit pas ici d'une version prévue pour la publication


Lorsque l'on m'a proposé cette intervention, j'ai cru comprendre d'abord qu'elle se situait dans le cadre de ce groupe de recherche qui s'intéresse depuis quelques années à la question de la tolérance sociale et qui, concrètement, l'a fait notamment en s'intéressant à un «objet» de fait assez intéressant à cet égard, la réalité homosexuelle. J'ai cru aussi comprendre qu'on souhaitait de ma part une sorte de... présentation de perspectives développées par le sociologue Michel Maffesoli dans le but de nourrir la suite de vos réflexions.

En réfléchissant à la manière dont je pourrais essayer de... faire une mayonnaise avec tout ça, une mayonnaise qui prenne, et qui ne soit pas trop indigeste!, il m'est venu à l'esprit que le plus pertinent, le plus utile serait peut-être que je le fasse, très simplement, en deux grands volets, disons: un premier, pour mettre en place certaines grandes lignes de force originales de l'oeuvre de Maffesoli; et un deuxième où, à travers le «cas» de l'homosexualité (qui m'est plus familier et qui, de fait, s'y prête assez bien, je crois), on puisse essayer d'illustrer, disons, la fécondité, l'intérêt de ces perspectives.

Je ne connais malheureusement pas suffisamment le paysage théorique dans lequel vous avez circulé jusqu'à maintenant pour faire -- disons -- tous les liens qui pourraient être souhaitables entre ce paysage et celui que je voudrais vous présenter un peu. Mais, bon, je ne serai pas tout seul à parler -- heureusement! -- et j'ai confiance que nos échanges vont permettre de faire ces liens.

Quelques petites remarquables préalables encore:

D'abord pour dire que je ne suis pas un «spécialiste» de Michel Maffesoli, quoique j'aie tout de même eu l'occasion de «pratiquer son oeuvre», comme on dit, depuis quelques années, et aussi de collaborer avec lui, notamment dans le cadre d'un petit forum de chercheurs qu'on a tenté de mettre sur pied à Montréal, en lien avec le Centre de Recherche sur l'imaginaire, fondé par Gilbert Durand, et dont Maffesoli est actuellement le directeur.

Je ne voudrais pas non plus me présenter comme un «inconditionnel fanatique» -- mais le fait est que plusieurs de ses perspectives continuent de m'apparaître comme étant parmi les plus stimulantes, les plus décapantes des sciences sociales de ces dernières années pour renouveler notre regard sur la société et ses transformations.

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Alors... Pour situer, tout d'abord, très largement les perspectives développées par Maffesoli, j'aurais envie de commencer par dire que la grande question au coeur de ses préoccupations et de ses travaux serait, si on veut, une sorte de variante ou de reprise sociologique de la vieille question ontologique qui fascinait les anciens philosophes grecs: comment se fait-il qu'il y ait de l'être -- plutôt que rien...

En termes sociologiques maffesoliens, la question deviendrait quelque chose comme: comment se fait-il que, malgré toutes les excellentes et innombrables raisons qu'il y aurait que ça éclate, que ça explose, ou, alors, que ça se désagrège (comme une mayonnaise qui tourne) -- comment se fait-il qu'il y ait de l'être-ensemble -- plutôt que pas, plutôt que rien...

Comment se fait-il qu'il continue d'y avoir de l'être-ensemble au Liban, à Beyrouth, malgré dix ans de guerre, alors qu'il n'y a plus d'eau courante, souvent plus d'électricité, et même plus de gouvernement...

- Au Cambodge, après un génocide qu'on a du mal même à imaginer et qui a éliminé systématiquement tous les gens instruits;

- au Bengla-Desh, quand les ras-de-marée submergent littéralement les trois quarts du pays;

- mais aussi bien: à Berlin, après la guerre (pensez, si vous l'avez vu, au superbe film -- de Fasbinder, je crois -- Le mariage de Maria Braun );

- dans la communauté juive, après les horreurs de l'Holocauste;

- en Pologne, après l'écrasement de Solidarité;

- mais, de manière aussi moins «terrible», au Québec, après les déchirements et l'échec du Référendum;

- ou en Acadie, deux siècles après la Déportation...

Au fond, c'est à cette seule question que Maffesoli, d'une manière ou d'une autre, a tenté de répondre, ce qui place son entreprise -- et j'insiste parce que ça me semble particulièrement crucial -- sous le signe d'une connaissance de ce qui est plutôt que, disons, de ce qui devrait être. J'insiste parce que c'est là à mon avis le principal écueil auquel on se heurte en général avec une pensée comme celle-là, dans la mesure où -- et peu d'entre nous y échappons -- on a, souvent sans même nous en rendre compte, été formé dans des traditions de pensée au fond très marqués par une sorte de «platonisme» latent, i.e. pour lesquelles, quelque part, il existe ce qu'on pourrait appeler des «essences idéales», si vous voulez, une vérité «plus vraie» que les approximations imparfaites qu'on en a dans le réel, un être humain «meilleur», une société «plus parfaite»; que ces essences peuvent être connues (grâce aux savants, au savoir des intellectuels, bien entendu) et que, une fois qu'elles sont connues, elles doivent bien entendu fonder une éthique, et une politique [comme Platon à Syracuse ou Thomas More dans son Utopie] -- dans le noble but de libérer, de corriger, de guérir, de faire parvenir à la plénitude de leur essence et de leur potentialités l'être humain concret, la société telle qu'elle est.

C'est ce genre de savoir que Maffesoli, dans un de ses derniers livres, La connaissance ordinaire, appelle le savoir paranoïaque -- au sens à la fois étymologique et psychanalytique du terme: un savoir d'«au-dessus», une connaissance «en surplomb», qui adopte au fond le point de vue de la toute puissance et de l'omniscience de Dieu...

Attention, écrit Maffesoli, au début d'un de ses livres: «Déterminer théoriquement ce qui «doit être» a souvent conduit aux pires des tyrannies, et ce, de quelque bord politique que ce soit. Il semble plus sage que l'intellectuel s'attribue la simple fonction, à côté de bien d'autres discours, de dire son temps à sa manière»[1].

Bon, on peut comprendre sans trop de mal qu'une pensée comme celle-là ait pu, à l'occasion, prêter flanc à des accusations d'immobilisme ou même de cynisme, au sens où, par exemple, devant des situations où on est d'abord saisi par le vertige, le désarroi ou l'indignation (que ce soit, encore une fois, le cas du Liban, ou n'importe quoi d'analogue -- j'sais pas s'il y a en a, parmi vous, qui ont vu à l'émission Le Point, la semaine dernière à Radio-Canada, le reportage assez saisissant sur un refuge pour clochards, «Dernier Recours», ou alors celui sur la pollution du Saint-Laurent), -- devant des situations comme celles-là, le projet de Maffesoli n'est pas de dénoncer, de critiquer, de dire dans quel sens ça devrait être transformé, ou alors de chercher les «causes» profondes de cet état de choses mais, disons, plutôt de comprendre comment il peut y avoir de l'être-ensemble malgré et en dépit de toutes ces horreurs, précisément, de toutes ces raisons qui font qu'on ne comprend pas très bien, de fait, qu'il y en ait encore...

C'est en ce sens que, par opposition au savoir paranoïaque, Maffesoli va parler ici de savoir métanoïaque -- meta / noia : «à côté», savoir d'accompagnement, de compagnonnage du réel social. [Ou, pour le dire à la manière de Heidegger, plutôt que de faire de la société un Gegenstand, un objet posé contre soi, il propose d'en faire un Gegenspiel, un partenaire...]

Et, paradoxalement, on en vient au fond à se dire qu'une telle forme de savoir, même si elle est moins grandiose -- moins narcissiquement grandiose peut-être -- que les formes paranoïaques de connaissance qu'on a bien connues, n'est peut-être pas si cynique que ça, -- qu'elle manifeste peut-être au contraire beaucoup plus de «tendresse», si on peut dire, beaucoup moins de violence pour son objet que les grands savoirs paranoïaques -- que ce soit la théologie médiévale, par exemple, le rationalisme politique des Lumières ou le marxisme, qui nous ont donné les bûchers de l'Inquisition, les guillotines de la Révolution et les camps de concentration du Goulag...

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Ceci dit, on pourrait voir se déployer deux grandes idées, dans l'oeuvre de Maffesoli[2], deux grandes pistes qui se rejoignent d'ailleurs à maints endroits:

d'une part, la place de ce qu'il accorde à la violence dans la vie sociale;

d'autre part, qu'il tente de décrire à travers le thème de la socialité.

C'est surtout cette deuxième piste que je voudrais parcourir avec vous aujourd'hui, et je vais le faire à partir d'un ouvrage en particulier qui, à mon avis, est un peu un lieu de convergence dans l'ensemble de ses productions: L'ombre de Dionysos, qui porte comme sous-titre -- et c'est tout un programme! -- contribution à une sociologie de l'orgie...

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Dans L'ombre de Dionysos, Maffesoli annonce clairement ses couleurs à travers un constat de départ: le «social», selon lui, est bien fatigué... Le social, c'est-à-dire, en quelque sorte, ce type de solidarité, qui s'est progressivement implanté en Occident avec la naissance de l'État moderne, dans la foulée de le Renaissance, de la Réforme, de la Révolution française: une solidarité abstraite (dont le «contrat social» pourrait être un bon exemple et peut-être même le principal «modèle»), mécanique [Maffesoli inverse ici le sens du concept durkheimien], rationnelle, fondée sur les grands mythes de la Raison, du Progrès, de l'Homme-Citoyen (et de ses «droits inaliénables»), caractérisée par une hypertrophie croissante du rôle de l'État et, comme en corollaire inéluctable, par l'individualisme d'une société de plus en plus atomisée.

Ce type de solidarité se serait élaboré, selon Maffesoli, en oubliant, en occultant et en détruisant largement la solidarité beaucoup plus organique de l'être-ensemble, du vouloir-vivre communautaire et sociétal qu'on retrouvait dans les sociétés de type traditionnel - qu'il propose de désigner en reprenant le terme de socialité

On pourrait probablement trouver dans le téléphone un intéressant symbole: le téléphone grâce auquel, selon la publicité, «la distance n'a plus d'importance», mais qui pourtant, avant de prétendre l'abolir, suppose cette distance, la creuse même [on se téléphone de bureau à bureau...], quitte à la combler partiellement, et d'une manière somme toute plutôt abstraite (la voix seule ne livrant évidemment pas toute la complexe richesse du corps à corps de la présence).

Si la communauté traditionnelle comme concrétisation d'une solidarité organique se passe fort bien du téléphone[3], c'est qu'elle renvoie à une incontournable idée de proximité, de proxémie.

Autre exemple, moins métaphorique, peut-être: celui de la justice et la rationalité «froides» de l'État-Providence qui remplacent peu à peu le contact direct de la «charité» ou du «partage» lorsque les prélèvements de la fiscalité et les redistributions de l'aide sociale supplantent le geste personnalisé de l'aumône ou de la corvée pour rebâtir une grange brûlée.

Pour Maffesoli, cette «logique du social», ainsi fondée sur l'atomisation des individus, est celle là-même qui aboutit au totalitarisme (de l'État), que ce soit sous la forme paroxystique -- et limite -- du 1984 d'Orwell ou sous celle, plus doucement familière de nos États programmés, préventifs et Providence.

Le personnage mythologique qui emblématiserait le mieux cette modernité serait vraisemblablement celui de Prométhée, le sérieux Prométhée qui dérobe aux dieux le feu du ciel pour libérer les humains, c'est-à-dire pour que ceux-ci puissent se mettre à travailler sérieusement dans les forges et les usines...

C'est ce règne du social, pourtant, qui semble bien fatigué... Les mythes dont a vécu notre modernité - la Science, la Raison, le Progrès, la Productivité, l'Énergie, l'Histoire, tous avec des majuscules bien sûr! -, les grandes rationalisations économiques, les grandes idéologies politiques semblent avoir du plomb dans l'aile et ne mobilisent plus comme avant. (À part le libre-échange...)

Et c'est précisément sur cette «fin de règne» fatiguée du «social» que Maffesoli, empruntant une métaphore mythologique, croit voir se profiler l'ombre de Dionysos, dieu de la nuit et de l'ivresse, du chaos et des sens, de l'excès et de l'orgie. Maffesoli en détecte la présence dans plusieurs manifestations de la culture actuelle: dans toutes sortes de résurgences de l'«irrationnel», dans les exubérances de la fête, dans bien des tendances à la «dépense improductive», dans l'errance sexuelle, etc., -- qui se présenteraient comme autant de figures de cet orgiasme dans lequel il propose de voir une sorte de forme (au sens de la sociologie de Simmel) ou d'idéaltype (au sens de Max Weber), utile pour comprendre les mutations actuelles de la société.

L'orgiasme, d'après Maffesoli, apparaît en effet comme une structure essentielle de toute socialité, qui fonde et régénère constamment le vouloir-vivre, le vouloir-être-ensemble des sociétés. C'est à l'orgiasme, bien plus qu'à la Raison, au fond, que les sociétés devraient leur vigueur et leur perdurance.

À travers l'orgiasme et ses nombreux visages, le moi atomisé tend à se délester de ses «cuirasses caractérielles» (ou sa «bulle», pour prendre une image plus moderne, plus science-fiction...) et à se fondre dans un tout beaucoup plus «confusionnel» où ses frontières s'estompent, où il refuse en outre de se plier à l'injonction habituelle d'être ceci ou cela -- c'est-à-dire, plus exactement, de n'être que ceci ou cela: il refuse cette assignation policière à résidence dans une identité rigide et unidimensionnelle, que l'orgiasme fait justement éclater, rendant le moi à ses potentialités polymorphes (au sens où Freud utilisait ce terme pour parler de l'indétermination infantile du désir). (Ex: engouement jeunes pour des stars androgynes comme Boy George, M. Jackson.)

Dans ces conditions, bien sûr, l'orgiasme apparaît forcément aux yeux de la Raison dominante comme une manifestation - menaçante et dangereuse - d'anomie sociale. Et, de fait, si cet orgiasme est bel et bien facteur de désordre, c'est cependant au sens où, en perturbant (et en détruisant même parfois) un ordre ancien, usé et mortifère, porteur de mort, il rend possible le surgissement d'un ordre neuf, rajeuni, qui régénère la vie sociale. En ce sens, on peut dire qu'il sert d'initiation pour les jeunes, d'anamnèse pour les autres. En d'autres termes, on pourrait dire que l'orgie est en quelque sorte le moyen -- en tout cas, un des moyens les plus efficaces -- que les sociétés (ou les groupes), se donnent périodiquement, et à toutes sortes d'échelles -- de la bière du vendredi soir à la guerre mondiale --, pour se «refaire une jeunesse» lorsqu'elles risquent de succomber à un «coup de vieux»...

Dans l'orgiasme, c'est d'abord une logique passionnelle qui s'exprime, qui prend le plancher. Toute une gamme de passions, de sentiments et d'émotions, le plus souvent réprimés par la logique rationnelle du social, y sont pris en compte, recherchés, mis en scène, ritualisés.

[Georges Bataille a écrit des pages assez extraordinaires sur cette «notion de dépense». On peut penser à ces peuples qui travaillent et accumulent pendant des années dans un seul but: celui d'avoir suffisamment de provisions pour pouvoir tout dépenser, tout consommer, tout consumer en quelques jours de fête. Mais... le temps des fêtes s'en vient et, toutes proportions gardées, je pense que c'est ce qui arrive aussi à plusieurs de nos contemporains -- à la seule différence que, depuis l'invention de la carte de crédit, c'est après qu'on est pris pour payer le party...]

L'orgiasme, en ce sens, a quelque chose de profondément religieux, au sens durkheimien du terme -- et Maffesoli, de fait, se réfère explicitement ici au thème durkheimien du «divin social». L'orgiasme, tel qu'il prend forme de manière paroxystique dans la fête, le carnaval, l'effervescence d'un samedi soir de discothèque, ou ce qu'on appelle - en fronçant les sourcils - la «débauche», opère une condensation de la communion -- qu'il est très important de distinguer de la communication, laquelle serait, bien sûr, beaucoup plus dans le registre rationnel du social et de l'individualisme qui l'accompagne; alors que la communion, elle, encore une fois, relève essentiellement de la logique passionnelle, irrationnelle de l'affect, de ce que Maffesoli appelle la coenesthésie sociale -- la co-esthésie, ce que les Allemands appellent le Mitgefühl, le «sentir-avec», qui va justement amener Maffesoli à parler d'une «sociologie esthétique» -- pas au sens étroit de l'art, bien sûr, mais à celui, plus large, de la primauté de l'affect, du senti, et du senti avec.

L'orgiasme rappelle et réactualise, au moyen de cette communion, la prééminence vitale du groupe sur l'individu, du corps collectif sur le corps propre. L'orgie - qu'il s'agisse d'une conversation animée de taverne, d'un repas entre amis, d'un concert rock ou d'une partouze sexuelle - réunit périodiquement, ponctuellement, un moment, ces individus[4] que les pesanteurs et les contraintes habituelles du social dispersent, isolent, atomisent, limitent à une communication rationnelle, disons.

Contrairement à certaines analyses sévères qui tendraient à voir là juste une «soupape» ou un «défoulement», une distraction ou une aliénation dans laquelle l'énergie s'épuiserait et se gaspillerait (laissant par la suite «l'animal triste» et prostré, à la merci d'une sorte Pouvoir hypostasié [j'imagine par exemple que certains d'entre vous se souviennent du «sérieux» avec lequel on rêvait de la révolution, dans les «Radical Seventies» gauchistes]), --l'orgie et ses moments de paroxysme sont, pour Maffesoli, cela même qui permet de nourrir et de vivifier la banalité profane du quotidien, de faire que l'être-ensemble perdure, qu'il y ait une suite du monde social.

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J'ai mentionné au début que la sociologie de Maffesoli était aux antipodes d'une sociologie du devoir-être, supposée savoir dans quel sens devait aller la société.

Cette socialité dionysiaque dont parle Maffesoli, et que l'orgie régénère, s'éloigne assez, elle aussi, de toutes les morales du «devoir-être» qui, qu'elles soient d'inspiration chrétienne, marxiste ou simplement progressiste-libérale, ont marqué l'Occident, et au nom desquelles, insiste Maffesoli, ont toujours fini par s'instaurer les plus grands inquisiteurs et les pires tyrannies (y compris sous leurs formes «douces», dans nos technostructures occidentales -- qui nous disent comment élever les enfants correctement, baiser, manger, etc., correctement).

De telles morales, qui savent ce qu'il faut être et ce qu'il convient de faire pour «aller au ciel» ou parvenir à quelque «grand soir», fonctionnent précisément toujours sur quelque arrière-monde ou quelque lendemain qui chante, quelque sens ou quelque vérité ultime de l'histoire, en vue desquels elles sont toujours prêtes à sacrifier chaque génération à la suivante. À sacrifier, en somme, l'ici et maintenant, le présent lui-même, qu'elles gèrent avec parcimonie, qu'elles économisent et comptabilisent au nom de la Raison et de l'Avenir.

Pourtant, signale Maffesoli, les masses se sont - heureusement! - toujours méfié de ces morales. Oh, elles y acquiescent bien sûr souvent (et prudemment!) du bout des lèvres, mais en restant sur le quant-à-soi silencieux de leur for intérieur, en y opposant ce qu'il appelle un immoralisme éthique :

«immoralisme», au sens où cette attitude s'écarte souvent (quoique sans bruit) des normes de la morale régnante [et, ici, il faut prendre le terme au sens très large qui inclut aussi bien la morale sexuelle, par exemple, que la diététique qui nous dit aujourd'hui que le tofu est meilleur pour la santé que le fast food... Ni l'une ni l'autre n'empêche les bons catholiques de prendre la pilule et de manger des chips avec du coke...];

mais «éthique» -- au sens de éthos, au sens de ce qui cimente un groupe; au sens où, ce faisant, une attitude comme celle-là refuse au fond de se plier à un ordre moral mortifère, et engendre des valeurs qui sont l'expression d'un vouloir-vivre du groupe et qui permettent à celui-ci de survivre.

En d'autres termes: au «monothéisme» de ces morales du devoir-être (et des «saluts» qu'elles promettent), «monothéisme» qui privilégie toujours un type de valeurs au détriment des autres -, Maffesoli suggère que l'immoralisme éthique des masses oppose, selon l'expression de Max Weber, un «polythéisme des valeurs» qui articule celles-ci entre elles sans en sacrifier aucune, et ce, pour le plus grand bien du lien sociétal. [On va faire du jogging mais aussi prendre un coup -- à quoi bon vivre jusqu'à 100 ans si on meurt d'ennui...]

Les masses, en ce sens, seraient foncièrement «païennes». Elles ressentiraient instinctivement la nécessité d'une pluralité d'idoles qui sont, au fond, autant de facettes de leurs qualités propres et qui leur permettent d'échapper à la tyrannie totalitaire d'un «dieu» unique (qu'il soit religieux ou séculier). Quand les dieux se font la guerre, souligne Maffesoli en citant de nouveau Max Weber, les humains sont tranquilles...

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Au caractère linéaire, historique et progressiste (ou «catastrophiste», ce qui revient au même) des «saluts» qui sont offerts par de tels «monothéismes» et par de telles morales, la socialité dionysiaque et l'immoralisme éthique opposent par ailleurs un carpe diem, un «vivre dans le présent» qui s'inscrit dans une tout autre conception du temps et du monde: dans un temps plus cyclique que linéaire, dans un cosmos plus éternel qu'évolutionniste, disons.

C'est le présent qui devient pour ainsi dire le lieu de l'éternité du «salut dionysiaque», et non la promesse - religieuse ou séculière - de quelque «avenir radieux».

À l'encontre des morales «économiques» qui «se réservent» pour «plus tard», la jouissance dionysiaque est dépensière et s'épuise tout entière dans l'acte du présent. «Buvons, mangeons, parce que demain nous mourrons.»

C'est là, bien sûr, qu'une sociologie (mais aussi bien une théologie) «critique» a toujours du mal à résister à la démangeaison de parler d'insouciance, d'aliénation. Pour Maffesoli, il s'agit au contraire bien plutôt de surconscience : l'orgiasme dionysiaque repose en effet sur un instinct très aigu du tragique de l'existence et de la condition humaine, de l'angoisse de l'être-au-monde, de la limite indépassable de la mort. Dionysos n'abolit pas la mort. Il la conjure plutôt en l'intégrant à petite dose, à travers les rituels communionnels de l'orgie, dans lesquels l'être-ensemble affronte sans cesse, collectivement, le destin - et, par là, l'exorcise. Il ne l'abolit pas -- il l'apprivoise.

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Si donc la socialité dionysiaque se régénère et se conforte ainsi à travers la communion, il faut cependant prendre garde de la voir d'une manière idyllique, unanimiste, gentillette, ou sous les traits d'une harmonie paisible et paradisiaque. Autrement dit: Dionysos n'est pas le «saint patron» des «bons sauvages»... Le choc des émotions et des passions qu'il met en branle dans l'orgiasme; le désordre, le chaos et la violence même qui y sont mis en scène, tout cela n'est certainement pas «de tout repos». À l'encontre des morales de «belles âmes» (quelle que soit leur coloration idéologique) qui, toutes, tentent de «refouler la bête qui sommeille dans l'humain» (au risque de la voir sans cesse resurgir sous des formes désastreuses), l'orgiasme comme facteur de socialité intègre au contraire la «part d'ombre» (pour parler comme Jung ou Herman Hesse) qui habite aussi l'humanité. L'agressivité, l'égoïsme, la violence, la haine, -- toutes ces passions que notre «civilisation des moeurs» (pour reprendre l'expression de Norbert Elias) tente de contraindre, de «civiliser», de dépasser - voire d'abolir! - trouvent aussi leur expression dans l'orgie.

Par contre, elles y sont le plus souvent euphémisées, symbolisées, ritualisées - et, par là-même, infiniment moins menaçantes pour la société. Même leurs excès et leurs débordements -- cela arrive! (il y a toujours, par exemple, plusieurs dizaines de morts au Carnaval de Rio) -- même ces excès et ces débordements sont pourtant le plus souvent moins néfastes que leur «retour» quand on tente de les «refouler». (Il est peut-être bon d'ailleurs de se rappeler que c'est à l'Occident moderne et «civilisé», non pas à quelque peuple barbare antique ou «primitif», que l'humanité doit les deux guerres mondiales du 20e siècle...)

Au fond, on est en présence d'un mélange de tendresse et de cruauté, d'amour et de haine, de caresses et de violences, de jouissance et de souffrance, de vie et de mort: chaque élément a sa place dans l'organicité du tout. À l'encontre de la Raison qui cherche à résoudre les contradictions de l'Histoire, Dionysos les maintient au contraire dans un équilibre tensionnel difficile et toujours précaire mais qui, ultimement, rend le présent vivable: ni angélique ni bestial, tout simplement humain...

«Ce n'est pas, écrit Maffesoli, en se libérant des contraintes économico-politiques, ce n'est même pas en luttant contre les diverses formes de l'aliénation que la communauté existe, mais c'est peut-être en vivant au jour le jour le contradictoriel passionnel et affectif»[5].

 

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Le «cas» de l'homosexualité fournit, je pense -- on l'a peut-être déjà pressenti --, une assez intéressante et, d'après moi, assez convaincante illustration de ces perspectives sociologiques développées par Michel Maffesoli. Je voudrais essayer de faire un certain nombre de suggestions en ce sens -- je dirais, en empruntant deux pistes, deux parcours: un premier, probablement plus «évident», plus «à fleur de peau sociale», si je peux dire; puis un second qui va nous amener à analyser un peu plus profondément l'émergence de l'homosexualité contemporaine en Occident.

Première piste : s'il fallait identifier, isoler UNE raison, une seule, susceptible d'expliquer une bonne part de l'intolérance sociale dont l'homosexualité a été l'objet dans notre culture, je pense qu'on n'aurait sans doute pas trop de mal à s'entendre sur le fait que cette réalité heurte de front, de plein fouet, certains principes les plus fondamentaux de ce que Maffesoli appelait une «morale du devoir-être», sous sa forme chrétienne, qu'on a bien connue, bien entendu (je pense qu'il est inutile d'insister là-dessus) mais aussi sous sa forme laïcisée, «rationaliste» (qu'on pourrait d'ailleurs faire remonter, comme la morale chrétienne elle-même, au stoïcisme grec de l'Antiquité):

l'homosexualité c'est, bien sûr, la jouissance improductive, la prééminence du principe de plaisir sur les exigences productivistes, de l'errance sur la stabilité, bref, en son principe même, pour parler comme ces morales, c'est le désordre (c'est d'ailleurs significativement un mot qui revient encore dans la célèbre Lettre pastorale du cardinal Ratzinger publiée il y a une couple d'années) : désordre au plan des finalités affirmées de la sexualité; désordre confusionnel, au plan de la réalisation de l'identité de ce que devrait être un homme, une femme; mais également désordre au plan social -- ce que Proust, déjà, avait bien entrevu quand, dans La recherche, il écrivait par exemple:

«Dans cette vie d'un romantisme anachronique, l'ambassadeur est l'ami du forçat; le prince (...), en sortant de chez la duchesse, s'en va conférer avec l'apache (...)»[6]

Et j'ai encore envie de citer cet assez merveilleux passage d'un inspecteur de police parisien du milieu du siècle dernier -- au moins, à cette époque, on ne se gênait pas pour dire ce qu'on pensait!:

«La passion est tellement impérieuse pour les véritables adeptes de la pédérastie qu'elle amène, au point de vue social, les accouplements les plus monstrueux, le maître et son domestique, le voleur et l'homme sans casier judiciaire, le goujat en guenille et l'élégant s'acceptent comme s'ils appartenaient à la même classe de la société (...)»[7]

Par ailleurs, une certaine pratique, un certain style de vie -- notamment sexuelle -- des homosexuels (et je précise ici que je m'en tiens d'une part à l'homosexualité masculine et que, d'autre part, il ne s'agit bien entendu pas de généraliser sans nuance) illustrerait à merveille, je pense, et de façon particulièrement paroxystique cette forme de l'orgiasme dionysiaque décrite par Maffesoli.

Là encore, je pense que c'est inutile d'insister longuement: on pense bien sûr à ces formes anonymes, fugaces, circulantes de sexualité qui ont fleuri dans le monde gai et qui y existent encore malgré le SIDA (je vais revenir à son impact mais on peut bien sûr entrevoir que, dans une logique tragique dionysiaque, le SIDA risque de ne pas avoir exactement le même sens que dans une logique rationnelle d'abolition du mal, si je puis dire.) Ces formes de sexualité sont souvent bien entendu aux antipodes de la sexualité communicationnelle des visions du monde personnalistes; elles fonctionnent à la limite, pour parler comme Deleuze, comme pur branchements machiniques du désir, du passionnel, de l'«esthétique» (au sens de Maffesoli) i.e., de l'émotion, du sentir-avec (du Mitgefühl ). On peut, je pense, y lire cet effondrement des «cuirasses caractérielles» qui permet une communion entre des individus que tout, à la limite, peut séparer dans la vie de tous les jours -- comme l'avait bien vu cet inspecteur de police parisien du Second Empire.

Je pense qu'on peut faire l'hypothèse que c'est dans une large mesure à cet éclatement homosexuel des codes et des anciennes valeurs socio-sexuelles, à ce «nouveau désordre amoureux» (pour reprendre le titre du très intéressant petit essai de Bruckner et Finkielkraut) -- à cet éclatement auquel ils ont largement contribué, que la société contemporaine (mais on pourrait aussi se demander si ça ne vaut pas également à d'autres époques) doit certaines des nouvelles valeurs qui la régénèrent: bon, à la fois au plan de l'expérience de la sexualité elle-même (que l'homosexualité, je pense, a contribué à décrisper); au plan de la gestion de la vie émotive et affective (notamment à travers une certaine séparation d'avec la vie sexuelle et passionnelle); au plan de la transformation des rôles et des codes d'identités ( pour prendre un exemple anecdotique et minuscule, mais significatif: c'est en bonne partie grâce aux hommes homosexuels que les hommes hétérosexuels peuvent aujourd'hui porter du rose sans... rougir!) et, plus largement, dans toutes sortes de sphères de la culture où la permissivité, la créativité sexuelle des gais s'est également exprimée dans d'autres domaines).

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Bon... C'est très rapide comme parcours, il y a beaucoup d'autres éléments qui auraient pu être signalés, et on pourra y revenir, mais je pense qu'on entrevoit au moins un peu en quel sens les perspectives de la sociologie maffesolienne peuvent éclairer, disons, cette réalité de l'homosexualité dans la culture actuelle -- de manière «positive», si vous voulez...

J'ai aussi annoncé une deuxième piste où je voudrais encore essayer de faire fonctionner les hypothèses maffesoliennes, plus précisément cette fois à travers l'évolution de l'homosexualité contemporaine en Occident, ou plus exactement encore, à travers son émergence, son élaboration.

Il y a en effet tout un courant de la recherche en sciences humaines, aujourd'hui, notamment très marqué par Michel Foucault, y compris d'ailleurs parmi les chercheurs gais eux-mêmes, qui considère l'homosexualité comme étant largement une «construction» sociale, un produit de cette modernité rationaliste de l'Occident dont Maffesoli croit justement constater la fatigue, l'usure, dans plusieurs secteurs de la culture actuelle.

Bon, on peut rappeler tout d'abord, comme M. Foucault[8] l'a bien mis en lumière, que cette question d'une «identité homosexuelle» est relativement récente; elle est en fait apparue à travers les interrogations (pour ne pas dire les obsessions!) médico-légales du 19e siècle[9].

«La sodomie, précise Foucault dans le premier tome de son histoire de la sexualité, - celle des anciens droits civil et canonique - était un type d'actes interdits [comme le vol, ou le meurtre], leur auteur n'en était que le sujet juridique. L'homosexuel du XIXe siècle est devenu un personnage : un passé, une histoire et une enfance, un caractère, une forme de vie (...) Le sodomite était un relaps [i.e. un pécheur et/ou un criminel ayant commis des actes interdits], l'homosexuel est maintenant une espèce ».[10]

Cette «espèce», cette identité homosexuelle, plusieurs décennies de science et de militantisme - souvent d'ailleurs conjugués[11] - l'ont tout d'abord comprise à travers une perspective centrée sur la notion d'identité sexuelle (qu'est-ce qu'un «homme», qu'est-ce qu'une «femme»), et pensée dans la catégorie de l'inversion (qui marque d'ailleurs sans doute beaucoup encore l'imaginaire de la culture). On songe à la définition vulgarisée qu'en donnait un chercheur comme Karl Ulrichs[12] - et qui a fait fortune: l'homosexuel était, au fond, non pas le résultat de quelque «perversion morale», mais plutôt une sorte d'«accident de la nature» (qu'il n'y avait pas lieu de persécuter ou de réprimer), un être né avec «une âme de femme dans un corps d'homme» (et vice versa pour les lesbiennes)...

Le freudisme, notamment avec la notion de perversion polymorphe du désir infantile, s'est opposé à cette conceptualisation et a plutôt imposé une conception (qui va être souvent interprétée en termes plus pathologisants que chez Freud lui-même) de l'homosexualité comme «régression» - ou «fixation» - à un stade (infantile) de l'ontogénèse psycho-sexuelle.

La psycho-sexologie contemporaine a à son tour profondément bousculé cette définition de l'«identité homosexuelle» en déplaçant en quelque sorte son regard du sujet désirant vers la relation à l'objet du désir et, de manière plus précise, en accréditant désormais la notion d'orientation sexuelle [13].

Cette nouvelle conceptualisation est lourde de conséquences dans la mesure notamment où elle n'implique pas cette espèce de confusion (plus exactement d'inversion ) des identités sexuelles, et permet de penser l'homo -sexualité chez des sujets correspondant à des identités sexuelles (masculine ou féminine) claires et «normales», i.e. sans le recours nécessaire à une catégorie comme celle de l'«inversion», justement[14].

Si, de fait, des «indices d'inversion» comme l'efféminement, par exemple, dans le cas des hommes (et l'apparence virile, dans celui des femmes) pouvaient être révélateurs de l'homosexualité dans une conceptualisation centrée sur cette notion d'inversion, il n'en va évidemment plus de même dès lors que l'on pense davantage en termes d'orientation sexuelle du désir. Si bien, comme le note Guy Hocquenghem[15], une des principales figures de l'intelligentsia gaie française qui vient de mourir récemment, -- si bien que,

«dans l'histoire personnelle de chacun, le moment essentiel par lequel "on le devient", plus encore que le premier acte, c'est l'aveu du nom. Ce moment craint et espéré où l'on déclare: "je suis homosexuel". Passage de l'insu au su, qui à lui seul cerne tout le problème de cette étrange minorité. L'homosexuel, plus que tout autre type social, n'existe pas vraiment avant de s'être lui-même "véridiquement" nommé».

Et le fait est que l'émergence contemporaine de l'homosexualité gaie, s'est essentiellement axée sur ce leitmotiv de la révélation du désir, de l'aveu du nom, i.e., de l'affirmation publique - à la fois fière et valorisée - de l'être-homosexuel, concrétisée dans le thème du «coming out », de la «sortie» hors du «placard» de la clandestinité honteuse.

On pouvait être homosexuel «malgré soi» - et fort malheureux de l'être... Être gai, désormais, ça va vouloir dire assumer positivement - ou tout au moins entrer dans une démarche en vue d'assumer positivement - son homosexualité comme variante possible et légitime de l'«orientation sexuelle». Et ce, aussi bien au plan personnel (par rapport à soi-même, à ses proches, à son milieu de travail, etc.) qu'au plan socio-politique - où il va s'agir en somme pour la «minorité» homosexuelle d'affirmer positivement sa présence dans l'ensemble de la société et de la culture.

À cet égard, il faut ajouter que ce «mouvement» homosexuel s'est en quelque sorte inscrit dans la dynamique du plus vaste mouvement de «libération» tous azimuts qui a déferlé sur les années 60 et 70; ça a été un peu, si vous voulez, avec le mouvement écologique, l'un des derniers rejetons des «radical sixties»; il a emboîté le pas aux mouvements des femmes, des noirs, des jeunes, en empruntant à ce mouvement -- et ça me semble très important -- sa logique libérationniste, si je puis dire, essentiellement fondée sur une revendication politique de droits civils (logique elle-même inscrite dans le grand mythe de la modernité occidentale depuis la Déclaration des Droits de l'Homme) -- un de ces mythes, bien sûr, dont Maffesoli suggérait qu'ils avaient de plus en plus de plomb dans l'aile...)

Bon, je vais très vite, mais je pense qu'il faut reconnaître que, malgré de persistants malaises dans notre société[16] (comme dans l'ensemble des sociétés occidentales), l'homosexualité s'y voit désormais largement tolérée, voire reçue. Non seulement elle est protégée (fût-ce imparfaitement) contre la discrimination par d'importants textes législatifs, mais elle est également accueillie de manière relativement positive - voire relativement banalisée - par d'importants secteurs de la société.

Les indignations morales que la culture avait pu nourrir jusque là à l'endroit de l'homosexualité se sont en partie déplacées sur d'autres réalités (la sexualité des mineurs, par exemple, la violence et la pornographie, etc.).

Tous semble s'être passé comme si les homosexuels - au moins les hommes homosexuels [les lesbiennes ont souvent, et à juste titre d'ailleurs, je pense, une vision des choses très différente] - s'étaient en quelque sorte imposés comme «interlocuteurs valables» et «citoyens à part à part - à peu près - entière», i.e. d'abord et avant tout peut-être comme «consommateurs rentables» et «contribuables respectables», dans une société qui se fonde toujours sur le vieux mythe de la démocratie libérale: «No taxation without representation»...

Mais encore plus que ça: les homosexuels, à travers leurs luttes de revendication (comme les Verts allemands qui siègent au Bundestag ou les anciens soixante-huitards recyclés en jeunes cadres yuppy dynamiques...), ont fait la preuve qu'ils étaient - individuellement et collectivement - des citoyens fiables et utiles[17]. Hocquenghem encore, d'une manière un peu satirique, parlait à cet égard de l'apparition d'un nouveau type d'homosexuel:

«Un stéréotype d'homosexuel d'État, intégré à l'État, modelé par l'État et proche de lui par les goûts, rassuré d'ailleurs par la présence de tel ou tel sous-ministre lui-même homosexuel sans fausse honte (...) remplace progressivement la diversité baroque des styles homosexuels traditionnels.»[18]

Et, un peu dans la même veine, Gilbert Renaud, sociologue québécois:

«Si l'homosexualité a pu jadis inquiéter les classes dirigeantes, c'est parce que sa gestion faisait problème (...) Mais il n'en va plus de même aujourd'hui: grâce au "progrès", des alternatives ont vu le jour et des techniques nouvelles se sont développées qui rendent maintenant la gestion possible. Les craintes se dissipent (...) L'homosexualité se normalise et entre dans le champ de la domination techno-cratique(...)»[19].

Non seulement, donc, la communauté homosexuelle s'est dotée de tout un réseau - non plus clandestin mais bien visiblement inscrit dans le paysage social, tout au moins dans les grandes agglomérations urbaines[20] - de services, commerces, établissements, lieux de rencontre (y compris sexuelles), mais, pour prendre une image moderne, de nombreux interfaces ont pour ainsi dire rendue la communauté gaie de plus en plus «compatible» avec la société dans son ensemble[21].

*

Le problème - si l'on peut dire! - c'est que cette homosexualité-là demeure somme toute le fait d'une minorité vraisemblablement assez restreinte, et qu'elle est infiniment loin, en tout cas, de couvrir - ou de «représenter» - la totalité du «désir homosexuel» -- ou plus exactement peut-être du désir du même sexe -- présent dans la culture actuelle. [cf. anglais, allemand].

Je ferais en ce sens l'hypothèse que la majorité de nos contemporains qui sont habités ou traversés de manière significative par un désir «du même sexe» vivent ce désir en dehors de toute référence spécifique à une «communauté gaie »[22] - voire à une «identité homosexuelle» (fondatrice de cette communauté).

On peut penser par exemple à ces hommes socialement reconnus comme «hétérosexuels», en particulier en dehors des grands centres urbains (et qui vivent souvent d'ailleurs dans des situations maritales et parentales), qui vivent néanmoins une partie non négligeable de leur sexualité avec d'autres hommes, sans pour autant franchir la porte du placard d'une identification comme «homosexuels». On peut également penser à un nombre considérable de jeunes[23] qui, dans une société aux codes éclatés et aux identités à la fois molles et mobile[24], vivent «homosexuellement» une partie importante de leur sexualité sans pour autant eux non plus franchir ce pas de l'«aveu du nom», d'une affirmation qui en «ferait» des «homosexuels». [25]

*

J'ai déjà eu l'occasion de proposer, ailleurs[26], une interprétation de cet état de choses à partir du concept heideggerien d'arraisonnement qui, me semble-t-il, se rapproche assez de l'analyse que fait Maffesoli du rationalisme de la modernité occidentale.

L'arraisonnement, pour Heidegger, et pour dire les choses le plus simplement possible, c'est une forme, un mode de «dévoilement où l'être» (qu'il s'agisse aussi bien de l'«être-individuel» que de l'«être-ensemble») est sommé (comme on le dit des navires suspects arraisonnés par les gardes-côtes...), mis en demeure de se dévoiler, de se dire sous la seule figure de la raison[27].

Cet arraisonnement, on le retrouverait dans l'injonction individuelle du «coming out» comme mise en demeure - douce ou plus totalitaire[28] - de «choisir son camp», i.e. d'opter pour une «identité homosexuelle» bannissant toute ambiguïté; on le retrouverait tout autant dans l'injonction plus politique de s'agréger à la communauté-mouvement promotrice de cette identité et revendicatrice de ses droits (et de se plier, ce faisant, aux multiples codes - esthétiques, éthiques, comportementaux - de cette communauté).

En d'autres termes, l'homosexualité masculine contemporaine aurait en quelque sorte été largement mise en demeure de se dire et de se vivre sous cette figure hégémonique d'une identité construite à travers les conceptualisations de la raison scientifique (en particulier la psycho-sexologie contemporaine) et de la raison politique (sur le mode de la libération, à travers une «communauté» considérée comme «sujet» ou «porteur historique» de cette «libération»).

*

Mais, alors, pour revenir un peu plus proche de l'analyse maffesolienne, on pourrait dire que cette identité homosexuelle s'est ainsi «dévoilée» à travers un arraisonnement du désir homosexuel, s'est elle-même produite en occultant, voire en contribuant à dissoudre d'autres types d'être et d'être-ensemble homosexuels: ceux qui existaient précisément avant l'émergence de l'une et de l'autre, et qui -- ça se conçoit sans difficulté dans la logique de cet arraisonnement --, ont été réinterprétées comme «figures de l'oppression»[29] par rapport auxquelles le mouvement gai se présentait bien entendu lui-même comme «libérateur».[30]

Quoiqu'elles semblent avoir laissé peu de «traces», bien des indices donnent à penser que cette identité et cette communauté homosexuelles étaient à maints égards vécues sur le mode d'une solidarité beaucoup plus organique, i.e. celui d'une socialité communautaire en un sens beaucoup plus proche de la notion maffesolienne de socialité que j'ai évoqué au début.

Le fait que cette réalité homosexuelle d'«avant» la libération gaie ait laissé peu de traces (documentaires, notamment) pourrait à première vue sembler corroborer la thèse - libérationniste - de l'«oppression» de cette réalité, refoulée aux «marges» de la culture, confinée à la clandestinité. Ce serait une lecture possible...

Ceci dit, je pense qu'il faut reconnaître que cette absence de «traces» recouvre bien d'autres réalités de la société «traditionnelle», (et j'imagine que ça vaut autant pour l'Acadie que pour le Québec), - qui ont été, on le sait, des sociétés relativement peu «littérarisée», jusqu'à assez récemment[31].

[Le fait est, en tout état de cause, que cette socialité homosexuelle du Québec traditionnel a été jusqu'à présent fort peu étudiée[32].]

À défaut de documentation - ethnographique - plus abondante, on a au moins, dans le cas du Québec (là, je vais jouer au Parisien en m'excusant cependant de ne pas avoir grand chose à dire sur l'Acadie!) des éléments de la littérature contemporaine qui fournissent offre à cet égard des matériaux investigation des matériaux fort intéressants. Et je pense en particulier, bien sûr, à l'oeuvre de Michel Tremblay. Le théâtre et les romans de M. Tremblay jettent en effet sur cet univers de l'être et de l'être-ensemble homosexuel d'avant la libération gaie [33] un grand nombre de fascinants coups de sonde, en dépit - ou peut-être en raison même? - du fait que l'imaginaire de Tremblay «grossit» ces personnages et ces situations aux dimensions d'une espèce d'idealtypologie mythique.

(Hosanna et Cuirette, Sandra la «sacrée», toute cette faune bigarrée des «clubs» de «la Main», et surtout peut-être cet oncle Édouard dont Tremblay raconte - comme en flash-back - la métamorphose en duchesse de Langeais, son règne à la fois glorieux et grotesque, entourée de sa (basse!) cour [34], jusqu'à son assassinat dans un parking sordide de la Main [35].

Il serait assez passionnant, je crois, de mettre en lumière les traits caractéristiques de cette «socialité homosexuelle» de la société traditionnelle telle qu'on peut la pressentir à travers la vaste saga de l'oeuvre de Tremblay. On verrait que ces traits correspondent à maints égards à cette «essence» à la fois passionnelle et contradictorielle d'une solidarité organique, au sens de Maffesoli, tout à la fois pétrie de générosité et de mesquinerie, de «bitcherie» et de tendresse, de réprobation et d'intégration sociale, de conformisme et de résistance, de souffrance et d'humour, d'exhibitionnisme et de secret - aux antipodes, en quelque sorte, de cette variante micro-sociale contemporaine du vieux thème utopique qu'a pour sa part tenté d'incarner la communauté gaie contemporaine (à travers son projet d'affirmation personnelle et de reconnaissance socio-politique et culturelle du désir homosexuel). Là où la communauté utopique de la Raison occidentale prétend abolir à terme les contradictions de l'histoire, la solidarité organique de la communauté les maintient plutôt en une sorte d'équilibre tensionnel centrée sur l'habitation du présent.

Or, encore une fois, cette communauté-là, la «communauté nouvelle» issue du mouvement de libération gaie a dû - en toute bonne foi, quoique non toujours sans mauvaise conscience - aussi bien l'occulter[36] que la détruire, dès lors qu'elle prétendait fonder sa propre raison d'être.

*

On voit peut-être mieux aujourd'hui, à quelque distance des «radical sixties» et des «seventies révolutionnaires», que les utopies libérationnistes, comme ces civilisations dont parlait Valéry, sont, elles aussi, mortelles. Une fois les bannières sagement rangées dans la boule à mites, on peut se demander ce qu'il en est du destin de cette «identité homosexuelle» et de cette «communauté gaie» dans la conjoncture incertaine de la culture actuelle dans l'Occident contemporain, à l'heure du SIDA?

De nouveau, il se peut que les travaux de Maffesoli offrent ici un éclairage intéressant et différent.

On pourrait penser, par exemple, que ce refroidissement des grands mythes utopistes de notre époque -- et, parmi eux, celui d'une identité et d'une communauté gaies comme produits d'une «libération» de l'homosexualité -- laisse entrevoir à la fois de nouvelles cristallisations beaucoup plus polymorphes de formes d'être homosexuel, et de nouvelles cristallisations plus éclatées et ponctuelles de solidarités, moins grandioses peut-être, mais peut-être aussi plus vivaces de leur caractère justement plus organique. On pourrait par exemple penser à ces réseaux souvent nés dans la dynamique de la «libération homosexuelle» mais qui survivent mieux à ses utopies libérationnistes et à ses fantasmes politiques: des regroupements de parents gais, par exemple, des groupes d'entr'aide de personnes qui vivent avec le SIDA, ou même des réseaux d'échanges sexuels «protégés» dans ce contexte assez bouleversant avec lequel on risque d'être pris, hélas, encore un bon bout de temps; et, plus prosaïquement encore peut-être, toutes ces «entreprises», justement, qui, sans prétention - ni sans ambiguïté! -, n'en assurent pas moins, d'une certaine manière, la perdurance de l'être-ensemble gai [37] -- et, plus largement encore, l'être-ensemble tout court de nos sociétés contemporaines.

Mais il est également intéressant de faire une place particulière, dans cette perspective, à la problématique de libération nationale des dernières décennies, qui a également modélisé le mouvement gai : «On imagine, suggère encore G. Hocquenghem, sur le modèle des libérations nationales de la précédente décennie, la libération homosexuelle comme un processus graduel et invincible (...), fondée sur la progressive mise à jour d'une réalité préexistante et incoercible (É)» [38] «L'affirmation d'une identité homosexuelle, de renchérir D. Altman, «intellectuel organique» du mouvement gai américain, est tout aussi politique que celle d'une identité tchèque ou roumaine au siècle dernier (...)»[39]

Cette dimension a revêtu une importance assez particulièrement significative au Québec dans la mesure où l'émergence du mouvement gai y a été largement contemporaine de l'émergence du nationalisme souverainiste, notamment dans sa phase la plus aiguë: celle de la période référendaire. C'est d'ailleurs peu dire que ces deux émergences aient été contemporaines. A maints égards, elles se sont trouvées en étroite et complexe interrelation, comme en témoignent aussi bien une lecture des principales publications gaies militantes de l'époque, que les réactions fort significatives de plus d'une figure de proue du mouvement souverainiste québécois[40]. Mais on peut penser également à l'importance capitale d'une oeuvre littéraire come celle de Michel Tremblay, largement habitée par une thématique homosexuelle - à qui Tremblay a explicitement confié le rôle de symboliser l'ensemble de la société québécoise en émergence:

«Je me suis toujours servi du monde homosexuel pour dire autre chose, de préciser M. Tremblay dans une interview: soit l'état de travestissement d'un pays voulant donner l'illusion d'être différent de ce qu'il est (...)»[41]

Phénomène qu'il faut d'ailleurs vraisemblablement interpréter comme le signe d'une atteinte non négligeable des objectifs et des revendications socio-politiques de ce mouvement [42].


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NOTES

 

1 L'ombre de Dionysos. Contribution à une sociologie de l'orgie. Paris, Méridiens/Anthropos, 1982, p. 10.

2 De Michel Maffesoli, cf., notamment, La conquête du présent. Paris, PUF, 1979; L'ombre de Dionysos. Contribution à une sociologie de l'orgie. Paris, Méridiens/Anthropos, 1982; Essais sur la violence banale et quotidienne. Paris, Méridiens, 1984.

3 Et du bien-être social...

4 Discontinus, au sens de Bataille.

5 L'ombre de Dionysos. Op. cit., p. 117.

6 M. Proust, A la recherche du temps perdu, V (Sodome et Gomorrhe ). Paris, Gallimard, 1954 [Folio] p, 24 passim.

7 F. Carlier, La prostitution antiphysique (1854) (Rééd. Paris, Le Sycomore, 1981).

8 M. Foucault, La volonté de savoir. Histoire de la sexualité, I, Paris, Gallimard, 1976. Cf. également, en bonne partie dans la mouvance de son inspiration, les monographies plus particulières de K. Plummer, ed., The making of the Modern Homosexual. London, Hutchinson, 1981; J. Weeks, Coming Out. Homosexual Politics in Britain from the Nineteenth Century to the Present. London, Quartet, 1979 (1977). Cf. également, G. Lanteri-Laura, Lecture des perversions. Histoire de leur appropriation médicale. Paris, Masson, 1979.

9 Le terme d'homosexualité lui-même est dû à un médecin - lui-même homosexuel militant - d'origine hongroise, du nom de Kertbeny (qui utilisait aussi le pseudonyme de Benkert). Cf., pour un rapide aperçu de cette histoire des débuts du militantisme homosexuel, G. Hocquenghem, Race d'Ep! Un siècle d'images de l'homosexualité. Paris, Éd. libres / Hallier, 1977.

10 M. Foucault, op. cit., p. 59. Nous soulignons.

11Les premiers «militants homosexuels» dans l'Europe de la fin du 19e siècle et du début du 20e furent en effet souvent des scientifiques (médecins, ethnologues, etc.) qui tentèrent en quelque sorte de «normaliser», de «naturaliser» l'homosexualité sur le terrain scientifique.

12 K. Ulrichs, Gesammelte Werke. Leipzig, Max Spohr, 1898. Cf. également H. Ellis, Sexual Inversion. Studies in the Psychology of Sex. N.Y., Random House, 1936 et les dernières éditions de la Psychopathia Sexualis de R. von Krafft-Ebing.

13 Cf., e.g., C. Crépault et al., Sexologie contemporaine. Montréal, P.U.Q., 1982.

14 Il est d'ailleurs significatif que l'homosexualité gaie contemporaine ait largement contribué à diffuser une image hyper-virile (même «macho»!) de la masculinité, lors même que cette image tend à s'atténuer en Occident, notamment sous la poussée des transformations engendrées par le féminisme...

15 Race d'Ep!, op. cit., p. 23.

16 Il est indéniable que le traumatisme lié à l'apparition du SIDA, il y a quelques années, pourrait jusqu'à un certain point bousculer le paysage et démontrer la fragile précarité de cette «tolérance sociale» - encore que la «problématique» du SIDA semble s'être maintenant passablement élargie au-delà de la minorité homosexuelle.

17 Discrètement, des couples homosexuels se sont vu confier, par les services sociaux «officiels» le rôle de foyer (ou de famille) d'accueil pour de jeunes homosexuels en difficulté. ou, selon ce que les médias évoquaient plus récemment, pour acompagner des victimes du SIDA,

18 G. Hocquenghem, La dérive homosexuelle. Paris, J.-P. Delarge, 1977, p. 131.

19 G. Renaud, «Mouvement homosexuel et modernisation technocratique: l'exemple des services sociaux spécialisés pour les homosexuels», Revue internationale d'action comunautaire, 7/47 (1982) p. 140.

20 On songe ainsi par exemple au «Village de l'Est» montréalais, plus ou moins originalement calqué sur le East Village new-yorkais...

21 Jusques et y compris, pour prendre un seul exemple - exceptionnel mais significatif -, dans la possibilité, pour des hommes politiques ouvertement gais et publiquement sympathiques à la «cause» homosexuelle, d'être élus et de «représenter» un ensemble plus vaste de commettants.

22 Au moins toute référence «active». Il est évident que des individus peuvent avoir recours à certains «services» offerts par telle ou telle organisation de cette «communauté» (e.g., petites annonces de drague) sans pour autant s'identifier à cette communauté.

23 (Le cas des jeunes prostitués est peut-être particulièrement intéressant à cet égard: on aurait en effet volontiers le sentiment que bon nombre d'entre eux - et pour employer des expressions populaires - ne sont pas plus «aux femmes» qu'«aux hommes», mais d'abord et avant tout à «autre chose» de plus crucial pour eux que l'orientation sexuelle - du moins à ce stade de leur existence: argent, drogue, attention, affection, présence...)

24 Cf., e.g., sur ce thème, G. Lipovetsky, L'ère du vide. Essais sur l'individualisme contemporain. Paris, Gallimard, 1983.

25 Et songeons aussi - il faut croire qu'il en existe encore puisque tant de «petites annonces» de drague leur demandent de «s'abstenir»! - à ceux qui vivent - encore - leur homosexualité sous d'autres modes que ceux de la communauté gaie dominante, notamment sous cette vieille figure de l'inversion (efféminement, voir travestisme) ou qui, simplement, correspondent peu aux codes somme toute fort rigides de la «désirabilité» gaie (en raison de leur âge, de leur apparence physique, etc.).

26 Cf. colloque La radicalité du quotidien.

27 Et, plus précisément, d'une raison d'essence technicienne, i.e. marquée par la puissance de l'opérativité. Pour une étude plus approfondie sur ce thème, cf. G. Ménard et C. Miquel, Les ruses de la technique - des mythes antiques aux mythes en «-tique» : Histoires du symbolisme des techniques. (A paraître, Montréal, Boréal, automne 1987).

28 C'est-à-dire, e.g., soit en mettant l'accent sur le plaisir ou la fierté d'être gai, soit en stigmatisant les hésitations «bisexuelles», par exemple, comme formes de lâcheté ou même de «traîtrise»...

29 Selon l'expression de C. Delacampagne (Figures de l'oppression. Paris, P.U.F., 1977).

30 Mutatis mutandis, la même lecture peut bien entendu être faite du mouvement féministe et des autres mouvements de libération inscrits dans une logique analogue.

31 Au moins par comparaison avec les sociétés d'Europe occidentale. Cf., e.g., à cet égard, de G. Barbedette et M. Carassou, Paris gay 1925. Paris, Presses de la Renaissance, 1981. Il se peut par ailleurs - et la piste gagnerait en tout cas à être explorée davantage - que cette donnée illustre également ce qui pourrait apparaître comme un élément constitutif de bien des tissus communautaires, savoir, celui du secret. [Cf., sur ce thème, M. Maffesoli, «L'hypothèse de la centralité souterraine», Revue internationale d'action communautaire, 15/55 (printemps 1986) 159-164].

32 Les seules études à ce sujet sont celles de M. Leznoff, «Interviewing Homosexuals», American Journal of Sociology, 62, 2 (1956) 202-205; M. Leznoff et W.A. Westley, «The Homosexual Community», Social Problems, 2 (1956) 257-263; cf. également R. Higgins, «Montréal, Easton des années cinquante vu par Leznoff», Sortie (Montréal) août 1983, p.7. Cf. en outre la remarquable thèse (non publiée) de maîtrise en anthropologie (U. Laval) de B. Garneau, L'homosexualité masculine au Québec, 1980. K.E. Read (Other Voices. The Style of a Male Homosexual Tavern, Novato, CA, Chandler & Sharp, propose une fort intéressante étude ethnographique de cette réalité dans le contexte américain - qui pourrait néanmoins suggérer des analogies avec la situation québécoise.

33 Dans sa pièce Les anciennes odeurs ainsi que dans son dernier roman, Le coeur découvert, Tremblay «enregistre» néanmoins cette «mutation» de la libération gaie.

34Leur lieu de rassemblement, au fond d'un bar, est précisément désigné comme le... poulailler! (Cf. M. Tremblay, La duchesse et le roturier. Montréal, Leméac, 1982).

35 Que l'on pourrait d'ailleurs symboliquement interpréter comme signifiant la mort d'une certaine manière d'être homosexuel. C.f., e.g., le dialogue de la Duchesse avec une transsexuelle au début du 4e tome des «Chroniques du Plateau Mont-Royal, Des nouvelles d'Édouard. Montréal, Leméac, 1984). La Duchesse - d'instinct - sent le/la transsexuel/le pris/e dans les rêts de cet «arraisonnement» plus général de la sexualité moderne, qui a notamment transformé la vieille catégorie (d'abord symbolique) d'inversion en technique «dure» (psycho-médicale) de transsexualisation.

36 On peut noter qu'il a, à l'inverse, fantasmé sur un mode quasi idyllique une figure homosexuelle décelée dans l'éco-système socio-culturel des cultures amérindiennes traditionnelles, celle du berdache, dont le nom a fourni son titre à la première publication gaie militante d'envergure au Québec (Le Berdache - 1979-1981). Cf., sur cette question, G. Ménard, «Du berdache au Berdache : Lecture de l'homosexualité dans la culture québécoise», Anthropologie et sociétés, 9, 3 (1985) 115-138.

37 Mais on peut également songer à des phénomènes à première vue beaucoup plus «étranges» telles, par exemple, ces «Paradise Communities» nées dans les milieux des «interprètes» du cinéma pornographique gaie en Californie. (Un jeune chercheur en ethno-méthodologie de l'U. de San Diego, S. Comb, en présentait une première analyse dans le cadre du colloque «Homosexualité, homosocialité et urbanité», organisé par le Centre d'Études sur l'Actuel et le Quotidien de l'Université de Paris V et l'Institut de sociologie de l'Université d'Amsterdam, à la Sorbonne, le 13 novembre 1976.) Ces groupes se sont formés d'individus «à très haut risque de SIDA» - on le soupçonne sans peine... Ayant en quelque sorte le choix entre le recyclage et... le suicide, ces gais se sont au fond donné des réseaux d'échanges (sexuels, bien entendu, mais débouchant aussi sur un tissu sociétal beaucoup plus dense et complexe) sur la base d'une exigence - voire d'une communauté d'identité! - rigoureuse: le certificat médical attestant la non exposition au virus du SIDA... Cet exemple - sur lequel il n'est hélas pas possible de s'étendre ici - illustre peut-être fort significativement en revanche ce caractère ambivalent et contradictoriel de la communauté organique, à la fois férocement impitoyable et farouchement orientée vers la perdurance de l'être-ensemble.

38 G. Hocquenghem, op. cit., p. 14.

39 D. Altman, The Homosexualization of America, the Americanization of the Homosexual. New York, St. Martin's Press, 1982, p. 165.

40 «J'ai eu beaucoup de difficulté à accepter mon homosexualité, confiait P. Bourgault il y a quelques années (Le plaisir et la liberté. Montréal, Nouvelle Optique, 1983, p. 65); c'est la première fois que j'en parle publiquement (...) S'il y avait eu un mouvement [gai] quand j'étais plus jeune, j'aurais peut-être milité; ça aurait pu être ma cause (...)» On peut également songer à l'itinéraire d'un P. Vallières, passé du militantisme indépendantiste au militantisme gai (notamment à travers une collaboration au mensuel gai Le Berdache ). Le «cas» de l'ancien ministre Claude Charron est également intéressant à cet égard. Dans son autobiographie (Désobéir. Montréal, VLB, 1983) Charron racomnte en effet comment, d'une certaine manière, la difficulté d'y vivre «confortablement» son homosexualité, conjuguée au désenchantement de l'espoir référendaire, l'a amené à abandonner la vie politique. Ces témoignages, à maints égards convergents, débordent vraisemblablement la simple «anecdote» personnelle et mériteraient d'être creusées davantage.

41 M. Tremblay, interview dans Le Berdache (Montréal), 25 (novembre 1981) p. 30. Une des pièces plus récentes de Tremblay, Les anciennes odeurs, de même que son dernier roman, Le coeur découvert, abordent la thématique homosexuelle d'une manière à première vue beaucoup moins métaphorique et correspondant davantage à l'homosexualité gaie contemporaine.

42 Cf., e.g., pour le monde gai californien, l'étude de A.-E, Dreuilhe, La société invertie - les gais de San-Francisco. Montréal, Flammarion Ltée, 1979. Il n'existe pas d'étude équivalente pour le Québec. Il suffit néanmoins de feuilleter les pages publicitaires des périodiques gais pour constater l'étendue et la diversité de cet «entrepreneuship» polymorphe de la «communauté» gaie...


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