Identité homosexuelle et communauté gaie:

lecture de leur émergence
à travers la sociologie de M. Maffesoli


Résumé

Ce texte propose une lecture sociologique de l'homosexualité masculine dans l'Occident contemporain, notamment au Québec. Il s'inspire des travaux du sociologue Michel Maffesoli, auteur de nombreux ouvrages en sociologie «de l'actuel et du quotidien», dont il présente, en un premier temps, quelques perspectives fondamentales (notamment sur l'être-ensemble, l'orgiasme comme forme de socialité, l'immoralisme éthique). Un second volet de l'article tente par la suite d'illustrer la fécondité de ces perspectives théoriques à travers le «cas» de l'émergence d'une identité homosexuelle et d'une communauté gaie.


Abstract

This article proposes a sociological interpretation of male homosexuality in the contemporary Western world, notably in Québec culture. It is basically inspired by the work of the French sociologist Michel Maffesoli, known for his contribution to a «comprehensive sociology of the trivial and of the present». On the one hand, this paper presents some fundamental aspects of Maffesoli's sociology (notably around the notions of «being-together», orgiasm as a «form of sociability» and «ethical immoralism»). On the other hand, it illustrates these perspectives through the case of the contemporary emergence of a «homosexual identity» and of a «gay community».


 

Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser autrement qu'on ne pense et percevoir autrement qu'on ne perçoit est indispensable pour continuer à penser et à réfléchir.

Michel Foucault,

L'usage des plaisirs

 

 

Ce texte propose une lecture sociologique de l'homosexualité masculine dans l'Occident contemporain, notamment au Québec. De manière plus précise, il s'inspire des travaux du sociologue Michel Maffesoli, auteur de nombreux ouvrages en sociologie «de l'actuel et du quotidien», dont il présentera, en un premier temps, quelques perspectives fondamentales. Un second volet de l'article tentera par la suite d'illustrer la fécondité de ces perspectives théoriques à travers le «cas» de l'émergence d'une identité homosexuelle et d'une communauté gaie. Ce faisant, ces pages souhaitent contribuer à une meilleure connaissance et à une compréhension renouvelée de la réalité homosexuelle dans la société et la culture actuelles.

 

1. La question sociologique fondamentale: être - ou ne pas - être-ensemble

 

La grande question au coeur des préoccupations de M. Maffesoli se présente en quelque sorte comme une reprise sociologique de la vieille question ontologique qui fascinait tant les anciens philosophes éléates: comment se fait-il qu'il y ait de l'être - plutôt que rien. Dans les termes de la sociologie maffesolienne, la question pourrait être reformulée ainsi: comment se fait-il que, malgré les innombrables raisons qu'il y aurait pour que le tissu social éclate, se déchire ou se désagrège, - comment se fait-il qu'il continue malgré tout d'y avoir de l'être-ensemble. Comment cela se peut-il dans tant de situations toutes plus horribles les unes que les autres dont les média nous abreuvent quotidiennement: guerres civiles interminables (on songe par exemple au Liban, au Cambodge, à l'ex Yougoslavie, à la Somalie), conflits ethniques et religieux tout aussi sanglants (pensons notamment à l'Inde, au Pakistan, à l'Irlande du Nord), catastrophes naturelles et famines chroniques (dans de nombreuses régions d'Afrique et du tiers-monde, en particulier), déliquescence et corruption des régimes politiques (dans des pays comme Haïti, l'Italie de la mafia et des scandales politiques, les anciens pays de l'Est avant - et après - les grands bouleversements de la fin des années quatre-vingt).

Une telle préoccupation - il est important de le souligner - place l'entreprise sociologique de M. Maffesoli sous le signe d'une connaissance de ce qui est plutôt que, disons, de ce qui devrait être. Il s'agit d'ailleurs vraisemblablement là du principal écueil auquel nous risquons de nous heurter en côtoyant une pensée comme celle-là, dans la mesure où nous avons largement été formés (souvent d'ailleurs à notre insu) dans des traditions de pensée au fond très marquées par une sorte de «platonisme» latent: c'est-à-dire, dans des traditions intellectuelles pour lesquelles il existe, «quelque part», ce qu'on pourrait appeler des «essences idéales», une vérité «plus vraie» que les approximations imparfaites qu'on en trouve dans le réel, un être humain potentiellement «meilleur», une société que l'on imagine volontiers «plus parfaite». Pour une telle forme de pensée, ces «essences» peuvent être connues, mises à jour (grâce aux «savants», au savoir des intellectuels, à la «recherche»). Une fois découvertes, celles-ci sont bien sûr appelées à fonder une éthique et une politique, dans le - noble! - but de libérer, de corriger, de guérir l'être humain et la société tels qu'ils sont actuellement, en vue de faire parvenir l'un et l'autre à la plénitude de leur essence ou de leur potentialités - de ce qu'ils pourraient être et, donc, de ce qu'ils devraient devenir.

C'est ce genre de savoir que Maffesoli (1985) appelle paranoïaque - au sens à la fois étymologique et psychanalytique du terme: un savoir d'«au-dessus», une connaissance «en surplomb», un regard qui adopte au fond le point de vue de la toute puissance et de l'omniscience de Dieu. Attention, écrit cependant le sociologue (1982, 10): «Déterminer théoriquement ce qui «doit être» a souvent conduit aux pires des tyrannies, et ce, de quelque bord politique que ce soit. Il semble plus sage que l'intellectuel s'attribue la simple fonction, à côté de bien d'autres discours, de dire son temps à sa manière».

On peut certes comprendre sans trop de mal qu'une pensée comme celle-là ait pu, à l'occasion, prêter flanc à des accusations d'immobilisme ou même de cynisme, au sens où, par exemple, devant des situations où on est d'abord saisi par le vertige, le désarroi ou l'indignation (comme celles qui ont été évoquées plus haut), le projet de Maffesoli ne se présente pas sous la forme d'une dénonciation ou d'une «critique». Il ne vise pas à dire dans quel sens cela devrait être transformé - pas plus qu'il n'est de chercher les «causes» profondes de cet état de choses. Sa préoccupation demeure bien plutôt de comprendre comment il peut y avoir de l'être-ensemble malgré et en dépit de toutes ces horreurs précisément, de toutes ces raisons qui font qu'on ne comprend pas très bien, de fait, qu'il y en ait encore...

En ce sens, et par opposition au savoir de type paranoïaque, Maffesoli va parler ici de savoir métanoiaque. Le terme grec metanoia est généralement rendu en français par «conversion». Et, de fait, c'est bien d'une véritable conversion de la connaissance (paranoïaque) qu'il s'agit, de son remplacement par un autre type de savoir : non plus «au-dessus» mais plutôt «à côté» de l'objet auquel on s'intéresse: savoir d'«accompagnement», en quelque sorte, de «compagnonnage» du réel social. Mais, paradoxalement, on en vient à se dire que, même si elle est moins «grandiose» que les formes paranoïaques de connaissance qu'on a bien connues, une telle forme de savoir n'est peut-être pas si cynique que ça; elle manifeste peut-être même, au contraire, beaucoup moins de violence et beacoup plus d'intelligence envers son objet que les grands savoirs paranoïaques élaborés par l'Occident - qu'il s'agisse de la théologie médiévale, du rationalisme des Lumières, du positivisme pur et dur, des prétentions scientistes du marxisme ou, plus près de nous, des arrogantes prétentions de toutes ces nouvelles «sciences de la gestion». Ce sont après tout ces types de savoir qui nous ont donné les bûchers de l'Inquisition, les guillottines de la Terreur, les Goulags, la bureaucratie et toutes les pollutions dont se meurt à petit feu la planète...

 

Fin de règne de Prométhée: les mythes essouflés de la modernité

Dans L'ombre de Dionysos (1982), dont le sous-titre quelque peu provocant - «contribution à une sociologie de l'orgie» - annonce déjà tout un programme, Maffesoli dévoile clairement les couleurs de son analyse à travers un important constat de départ: le «social» est bien fatigué... Le «social», c'est-à-dire, en quelque sorte, ce type de solidarité qui s'est progressivement implanté en Occident avec la naissance de l'État moderne, dans la foulée de le Renaissance, de la Réforme, des Révolutions: une solidarité abstraite (dont le «contrat social» pourrait être un bon exemple et peut-être même le principal «modèle»), plus mécanique qu'organique[1], rationnelle, fondée sur les grands mythes de la Raison, du Progrès, de l'Homme-Citoyen (et de ses «droits inaliénables»), caractérisée par une hypertrophie croissante du rôle de l'État et, comme en corollaire inéluctable, par l'individualisme d'une société de plus en plus atomisée.

Selon Maffesoli, ce type de solidarité se serait élaboré en oubliant, en occultant et en détruisant largement la solidarité beaucoup plus organique de l'être-ensemble, du vouloir-vivre communautaire et sociétal qu'on retrouvait dans les sociétés de type traditionnel. C'est ce type de solidarité plus organique qu'il désigne en utilisant le terme de socialité. On pourrait probablement trouver dans le téléphone un intéressant symbole de cette métamorphose, ce téléphone grâce auquel, selon la publicité, «la distance n'a plus d'importance» - mais qui pourtant, avant de prétendre l'abolir, suppose cette distance, la creuse même, quitte à la combler partiellement, et d'une manière somme toute bien abstraite (la voix seule ne livrant évidemment pas toute la complexe richesse du corps à corps de la présence). Si la communauté traditionnelle comme concrétisation d'une solidarité organique se passe fort bien du téléphone, c'est qu'elle renvoie à une incontournable idée de proximité, de proxémie. Autre exemple, moins métaphorique, mais sans doute encore plus lourd de conséquences: celui de la justice et de la rationalité «froides» de l'État-Providence qui remplacent peu à peu le contact direct de la «charité» ou du «partage» lorsque les prélèvements de la fiscalité et les redistributions de l'aide sociale supplantent le geste personnalisé de l'aumône ou de la corvée collective.

Pour Maffesoli, cette «logique du social», ainsi fondée sur l'atomisation des individus, est celle là-même qui aboutit au totalitarisme (de l'État), que ce soit sous la forme paroxystique des grands totalitarismes de ce XXe siècle ou sous celle, plus doucement familière, de nos États Providence et programmés. Le personnage mythologique qui emblématiserait le mieux cette modernité serait celui de Prométhée, le «sérieux» Prométhée qui dérobe aux dieux le feu du ciel pour libérér les humains - c'est-à-dire pour que ceux-ci puissent se mettre à travailler «sérieusement» dans les forges et les usines... C'est ce «règne du social», pourtant, qui semble bien fatigué. Les mythes dont a vécu notre modernité - la Science, la Raison, le Progrès, la Productivité, l'Énergie, l'Histoire, tous avec des majuscules bien sûr! -, les grandes rationalisations économiques, les grandes idéologies politiques, - tout cela semble avoir du plomb dans l'aile et ne mobilise plus comme avant.

 

Le retour de Dionysos

Et c'est précisément sur cette «fin de règne» fatiguée du «social» que Maffesoli, empruntant une autre métaphore mythologique, croit voir se profiler l'ombre de Dionysos, dieu de la nuit et de l'ivresse, du chaos et des sens, de l'excès et de l'orgie, mais aussi de la circulation - on aurait presque envie de dire: de la «lubrification» sociale. Maffesoli en détecte la présence dans plusieurs manifestations de la culture actuelle: dans toutes sortes de résurgences de l'«irrationnel», dans les exubérances de la fête, dans bien des tendances à la «dépense improductive», dans l'errance sexuelle, etc., qui se présenteraient comme autant de figures de cet orgiasme dans lequel il propose de voir une sorte de forme (au sens de la sociologie de Georg Simmel) ou d'idéaltype (au sens de Max Weber), utile pour comprendre les mutations actuelles de la société.

L'orgiasme, d'après Maffesoli, apparaît en effet comme une structure essentielle de toute socialité, qui fonde et régénère constamment le vouloir-vivre-ensemble des sociétés. C'est à l'orgiasme, au fond, bien plus qu'à la Raison, que les sociétés devraient leur vigueur et leur perdurance. À travers l'orgiasme et ses nombreux visages, le moi atomisé tend à se délester de ses «cuirasses caractérielles» (à sortir de sa «bulle» ou de son «cocon protecteur», pour prendre des images peut-être plus actuelles) et à se fondre dans un tout beaucoup plus «confusionnel» où ses frontières s'estompent; où il refuse en outre de se plier à l'injonction habituelle d'être ceci ou cela - c'est-à-dire, plus exactement, de n'être que ceci ou cela: où l'individu refuse cette assignation policière à résidence dans une identité rigide, univoque et figée, que l'orgiasme fait justement éclater, rendant le moi à ses potentialités polymorphes (au sens où Freud utilisait ce terme pour parler de l'indétermination infantile du désir).

Dans ces conditions, bien sûr, l'orgiasme apparaît forcément aux yeux de la Raison dominante comme une manifestation - menaçante et dangereuse - d'anomie sociale. Et, de fait, si cet orgiasme est bel et bien facteur de désordre, c'est cependant au sens où, en perturbant (et en détruisant même parfois) un ordre ancien, usé et mortifère, il rend possible le surgissement d'un ordre neuf, qui régénère la vie sociale. En d'autres termes, on pourrait dire que l'orgie est en quelque sorte le moyen privilégié que les sociétés se donnent périodiquement, et à toutes sortes d'échelles (de la «sortie» du samedi soir à la guerre mondiale...), pour se «refaire une jeunesse» lorsque elles risquent de succomber à un «coup de vieux».

Dans l'orgiasme, c'est d'abord une logique passionnelle qui s'exprime, qui prend le dessus. Toute une gamme de passions, de sentiments et d'émotions, le plus souvent réprimés par la logique rationnelle du social, y sont pris en compte, mis en scène, ritualisés. L'orgiasme, en ce sens, a quelque chose de profondément religieux (au sens durkheimien du «divin social», que Maffesoli prolonge en proposant le beau néologisme de reliance). Tel qu'il prend forme de manière paroxystique dans la fête, le carnaval, l'effervescence d'un samedi soir de discothèque, ou ce qu'on appelle, en fronçant les sourcils, la «débauche», l'orgiasme opère une condensation de la communion - qu'il est très important de distinguer de la communication: cette dernière serait, bien sûr, beaucoup plus dans le registre rationnel du social et de l'individualisme qui l'accompagne. La communion, elle, relève essentiellement de la logique passionnelle, irrationnelle de l'affect. Maffesoli parle en ce sens de coenesthésie («co-esthésie») sociale (ce que les Allemands appellent le Mitgefühl, le «sentir-avec»). Et c'est dans la même veine qu'il propose l'idée d'une «sociologie esthétique». Non pas au sens étroit de l'«art » mais à celui, plus large, de la primauté de l'aisthésis, c'est-à-dire de l'affect, du senti, de l'émotion éprouvée collectivement.

L'orgiasme rappelle et réactualise, au moyen de cette communion, la prééminence vitale du groupe sur l'individu, du corps collectif sur le corps propre. L'orgie (qu'il s'agisse d'une conversation animée de taverne, d'un repas entre amis, d'un concert rock ou d'une partouze sexuelle) réunit périodiquement, ponctuellement, ces individus que les pesanteurs et les contraintes habituelles du social dispersent, isolent, atomisent, qu'elles limitent le plus souvent à une «communication» utilitaire et rationnelle. Contrairement à certaines analyses sévères qui tendraient à voir là une simple «soupape» - «défoulement» ou «distraction» - par laquelle l'énergie s'épuiserait et se gaspillerait (laisssant par la suite «l'animal triste» et prostré, à la merci d'un Pouvoir encore plus puissant), l'orgie et ses moments de paroxysme sont, pour Maffesoli, cela même qui permet de nourrir et de vivifier la banalité profane du quotidien, de faire que l'être-ensemble perdure, qu'il y ait une «suite du monde».

 

Immoralisme éthique

Ces pages ont signalé, au début, que la sociologie de Maffesoli était aux antipodes d'une pensée du devoir-être, «supposée» savoir dans quel sens devait aller la société. Cette socialité dionysiaque dont parle Maffesoli, et que l'orgie régénère, s'éloigne assez, elle aussi, de toutes les morales du «devoir-être» qui, d'inspiration chrétienne, marxiste ou simplement progressiste-libérale, ont marqué l'Occident. C'est en leur nom, insiste Maffesoli, qu'ont toujours fini par s'instaurer les plus grands inquisiteurs et les pires tyrannies, y compris sous leurs formes «douces», dans nos technostructures occidentales - qui nous disent comment prendre soin de nous et de notre santé, élever les enfants, baiser, manger, etc., d'une manière on ne peut plus «morale». Notre époque de «political correctness» en serait évidemment le plus récent avatar.

Pourtant, signale Maffesoli, les masses se sont - heureusement! - toujours méfiées de ces morales. Oh, elles y acquiescent bien sûr souvent (et prudemment!) du bout des lèvres, mais en restant sur le quant-à-soi silencieux de leur for intérieur, en y opposant ce qu'il appelle un immoralisme éthique : «immoralisme», au sens où cette attitude s'écarte souvent (quoique sans bruit) des normes de la morale dominante; et, pourtant, immoralisme indéniablement éthique - au sens de ce vieux terme grec, éthos, qui désigne ce qui cimente véritablement un groupe. Une attitude comme celle-là refuse au fond de se plier à un ordre moral mortifère, et engendre des valeurs qui sont l'expression d'un vouloir-vivre du groupe et qui permettent vraiment à celui-ci de survivre et de perdurer.

En d'autres termes, au «monothéisme» de ces morales du devoir-être et des «saluts» qu'elles promettent («monothéisme» qui privilégie toujours un type de valeurs au détriment des autres), Maffesoli suggère que l'immoralisme éthique des masses oppose, selon l'expression de Max Weber, un «polythéisme des valeurs» qui articule celles-ci entre elles sans en sacrifier aucune, et ce, pour le plus grand bien du lien sociétal. Les masses, en ce sens, seraient foncièrement «païennes». Elles ressentiraient instinctivement la nécessité d'une pluralité de dieux qui sont, au fond, autant de facettes de leurs qualités propres et qui leur permettent d'échapper à la tyrannie totalitaire d'un «dieu» unique (qu'il soit religieux ou séculier). Quand les dieux se font la guerre, souligne Maffesoli en citant de nouveau Max Weber, les humains sont tranquilles...

 

Carpe diem

Au caractère linéaire, historique et progressiste (ou «catastrophiste», ce qui revient au même) des «saluts» qui sont offerts par de tels «monothéismes» et par de telles morales, la socialité dionysiaque et l'immoralisme éthique opposent par ailleurs un carpe diem (qu'on retrouvait par exemple dans la fascinante pédagogie du «capitaine» de la Société des poètes disparus); un «vivre dans le présent» qui s'inscrit dans une tout autre conception du temps et du monde: dans un temps plus cyclique que linéaire, dans un cosmos plus éternel qu'évolutionniste. C'est le présent qui devient pour ainsi dire le lieu de l'éternité du «salut dionysiaque», et non la promesse - religieuse ou séculière - de quelque «avenir radieux». À l'encontre des morales «économiques» qui «se réservent» pour «plus tard», la jouissance dionysiaque est dépensière et s'épuise tout entière dans l'acte du présent. «Buvons, mangeons, parce que demain nous mourrons.»

C'est là, bien sûr, qu'une sociologie «critique» a toujours du mal à résister à la démangeaison de parler d'insouciance, d'inconscience, d'aliénation. Pour Maffesoli, il s'agit au contraire bien plutôt de surconscience : l'orgiasme dionysiaque repose en effet sur un instinct très aigu du tragique de l'existence et de la condition humaine, de l'angoisse de l'être-au-monde, de la limite indépassable de la mort. Or Dionysos n'abolit pas la mort - qui est inéluctable. Il la conjure plutôt en l'intégrant à petite dose à travers les rituels communionnels de l'orgie, dans lesquels l'être-ensemble affronte sans cesse, collectivement, le destin - et, par là, l'exorcise. Dionysos n'abolit pas la mort. Il suggère plutôt une manière de l'apprivoiser.

 

La part d'ombre

Si donc la socialité dionysiaque se régénère et se conforte ainsi à travers la communion, il faut cependant prendre garde de la voir d'une manière idyllique, unanimiste, gentillette, ou sous les traits d'une harmonie paisible et paradisiaque. Autrement dit: Dionysos n'est pas le «saint patron» des «bons sauvages»... Le choc des émotions et des passions qu'il met en branle dans l'orgiasme, le désordre, le chaos et la violence qui y sont mis en scène, tout cela n'est assurément pas toujours «de tout repos». À l'encontre des morales de «belles âmes» (quelle que soit leur coloration idéologique) qui, toutes, tentent de «refouler la bête qui sommeille dans l'humain» (au risque de la voir sans cesse resurgir sous des formes désastreuses), l'orgiasme intègre au contraire la «part d'ombre» (cf. Hesse, Jung) qui habite aussi l'humanité. L'agressivité, l'égoïsme, la violence, la haine, - toutes ces passions que notre «civilisation des moeurs» (N. Elias) tente de contraindre, de «civiliser», de dépasser - voire d'abolir! - trouvent aussi leur expression dans l'orgie. Par contre, elles y sont le plus souvent euphémisées, symbolisées, ritualisées - et, par là-même, infiniment moins menaçantes pour la société. Même leurs excès et leurs débordements (il y a toujours, par exemple, plusieurs dizaines de morts au Carnaval de Rio) sont pourtant généralement moins néfastes que leur «retour» quand on tente de les «refouler». Il est peut-être bon d'ailleurs de se rappeler que c'est à l'Occident moderne et «civilisé», non pas à quelque peuple barbare antique ou «primitif», que l'humanité doit les deux guerres mondiales du XXe siècle...

Au fond, on est en présence d'un mélange de tendresse et de cruauté, d'amour et de haine, de caresses et de violences, de jouissance et de souffrance, de vie et de mort: chaque élément a sa place dans l'organicité du tout. À l'encontre de la Raison qui cherche à «résoudre les contradictions» de l'Histoire, Dionysos maintient au contraire ces contradictions dans un équilibre tensionnel difficile et toujours précaire mais qui, ultimement, rend le présent vivable: ni angélique ni bestial, tout simplement humain. «Ce n'est pas, écrit Maffesoli (1982, 117), en se libérant des contraintes économico-politiques, ce n'est même pas en luttant contre les diverses formes de l'aliénation que la communauté existe, mais c'est peut-être en vivant au jour le jour le contradictoriel passionnel et affectif».

 

2. Être - ou ne pas être? - gai...

Le «cas» de l'homosexualité fournit - on l'a peut-être déjà pressenti - une assez intéressante et convaincante «illustration» de ces perspectives sociologiques développées par Michel Maffesoli. Les pages qui viennent tenteront de faire un certain nombre de suggestions en ce sens en empruntant deux pistes, deux parcours: un premier, probablement plus «évident», plus «à fleur de peau sociale», si l'on ose dire; puis un second qui va nous amener à analyser un peu plus profondément l'émergence de l'homosexualité contemporaine en Occident.

 

L'homosexualité comme «désordre»

Première piste : s'il fallait isoler une raison - une seule - qui soit susceptible d'expliquer une bonne part de l'intolérance sociale dont l'homosexualité a été l'objet dans notre culture, on n'aurait sans doute pas trop de mal à s'entendre pour dire que c'est parce que cette réalité heurte de front certains des principes les plus fondamentaux de ce que Maffesoli appelait une «morale du devoir-être» - que ce soit sous sa forme chrétienne, qu'on a bien connue, ou sous sa forme plus laïcisée, «rationaliste» (qu'on pourrait d'ailleurs faire remonter, comme la morale chrétienne elle-même, au stoïcisme grec de l'Antiquité). L'homosexualité c'est, bien sûr, la jouissance improductive, la prééminence du principe de plaisir sur les exigences (re)productivistes, de l'errance sur la stabilité. Bref, en son principe même, pour parler comme ces morales, c'est le désordre[2]: désordre au plan des finalités affirmées de la sexualité; désordre confusionnel, au plan de la réalisation de l'identité de ce que devrait être un homme, une femme; mais également désordre au plan social - ce que Proust, déjà, avait bien entrevu quand, dans La recherche du temps perdu (1954, 24 et passim), il écrivait par exemple: «Dans cette vie d'un romantisme anachronique, l'ambassadeur est l'ami du forçat; le prince (...), en sortant de chez la duchesse, s'en va conférer avec l'apache (...)» Et songeons encore à cet assez fascinant passage d'un inspecteur de police parisien du milieu du siècle dernier (Carlier, 1854), dont l'indignation n'estompait au moins pas la clairvoyance!: «La passion est tellement impérieuse pour les véritables adeptes de la pédérastie qu'elle amène, au point de vue social, les accouplements les plus monstrueux, le maître et son domestique, le voleur et l'homme sans casier judiciaire, le goujat en guenille et l'élégant s'acceptent comme s'ils appartenaient à la même classe de la société (...)»

Par ailleurs, une certaine pratique, un certain style de vie des (hommes) homosexuels illustrerait à merveille, et de façon particulièrement paroxystique, cette forme de l'orgiasme dionysiaque décrite par Maffesoli. On songe bien sûr à ces formes anonymes, fugaces, circulantes de sexualité qui ont fleuri dans le monde gai et qui y existent encore malgré le SIDA (pensons notamment, en ce sens, au très beau Nuits Fauves de C. Collart). Ces formes de sexualité sont souvent bien entendu aux antipodes de la sexualité communicationnelle des visions du monde personnalistes ou économistes; elles fonctionnent à la limite, pour parler comme Deleuze, comme purs branchements machiniques du désir, du passionnel, de l'«esthétique» (au sens de Maffesoli) c'est-à-dire, de l'émotion, du sentir-avec (Mitgefühl). On peut y percevoir cet effondrement des «cuirasses caractérielles» qui permet une communion entre des individus que tout, à la limite, peut séparer dans la vie de tous les jours - comme l'avait bien vu cet inspecteur de police parisien du Second Empire.

On peut faire l'hypothèse que c'est dans une large mesure à cet éclatement homosexuel des codes et des anciennes valeurs socio-sexuelles, à ce «nouveau désordre amoureux» auxquel ils ont largement contribué, que la société contemporaine (mais on pourrait aussi se demander si ça ne vaut pas également pour d'autres époques) doit certaines des nouvelles valeurs qui la régénèrent: au plan de l'expérience de la sexualité elle-même (que le vécu des homosexuels a contribué à décrisper); au plan d'une gestion postmoderne de la vie émotive et affective (notamment à travers une certaine séparation d'avec la vie sexuelle et passionnelle); au plan de la transformation des rôles, des codes d'identité et de comportement, de la malléabilité des identités; et, plus largement, dans toutes sortes de sphères de la culture où la permissivité, la créativité esthétique des gais (toujours au sens maffesolien du terme) s'est également exprimée (songeons, pour ne prendre que quelques exemples, à tant de nouvelles modes, comme à tant de nouveaux looks, verstimentaires ou corporels, d'abord «lancés» par les gais avant de se diffuser dans l'ensemble de la culture).

*

Ce rapide parcours, où beaucoup d'autres éléments auraient pu être signalés, laisse tout de même entrevoir au moins un peu en quel sens les perspectives de la sociologie maffesolienne peuvent éclairer positivement, si l'on ose dire, cette réalité de l'homosexualité dans la culture actuelle.

 

L'élaboration politico-scientifique de l'homosexualité contemporaine

Une seconde piste devrait elle aussi permettre de «faire fonctionner» les hypothèses maffesoliennes, plus précisément cette fois à travers l'évolution de l'homosexualité contemporaine en Occident, ou plus exactement encore, à travers son émergence, son élaboration. Il y a en effet tout un courant de la recherche en sciences humaines aujourd'hui, notamment très marqué par Michel Foucault (y compris d'ailleurs parmi les chercheurs gais eux-mêmes), qui considère l'homosexualité comme étant largement une «construction» sociale, un produit de cette modernité rationaliste de l'Occident dont Maffesoli croit justement constater la fatigue, l'usure, dans plusieurs secteurs de la culture actuelle. (Cf. également, en bonne partie dans la mouvance de Foucault, les monographies plus particulières de Weeks, 1979 et Plummer, 1981.) Rappelons rapidement tout d'abord, comme Foucault (1976) l'a bien mis en lumière, que la question d'une «identité homosexuelle» est relativement récente, étant en fait apparue à travers les interrogations - pour ne pas dire les obsessions - médico-légales du XIXe siècle[3].

 

La sodomie, précise Foucault dans le premier tome de son Histoire de la sexualité (1976, 59), - celle des anciens droits civil et canonique - était un type d'actes interdits [comme le vol, ou le meurtre], leur auteur n'en était que le sujet juridique. L'homosexuel du XIXe siècle est devenu un personnage: un passé, une histoire et une enfance, un caractère, une forme de vie (...) Le sodomite était un relaps [i.e. un pécheur et/ou un criminel retombé dans sa «faute»], l'homosexuel est maintenant une espèce.

Cette «espèce», cette identité homosexuelle, plusieurs décennies de science et de militantisme - souvent d'ailleurs conjugués[4] - l'ont tout d'abord comprise à travers une perspective centrée sur la notion d'identité sexuelle (qu'est-ce qu'un «homme», qu'est-ce qu'une «femme»), et pensée dans la catégorie de l'inversion (qui marque d'ailleurs sans doute beaucoup encore l'imaginaire de la culture). On songe à la définition vulgarisée qu'en donnait Karl Ulrichs (1898) et qui a fait fortune: l'homosexuel était, au fond, non pas le résultat de quelque «perversion morale», mais plutôt une sorte d'«accident de la nature» (qu'il n'y avait pas lieu de persécuter ou de réprimer), un être né avec «une âme de femme dans un corps d'homme» - et vice versa pour les lesbiennes. (Cf. également Ellis, 1936, et les dernières éditions de la Psychopathia Sexualis de R. von Krafft-Ebing.)

Le freudisme, notamment avec la notion de perversion polymorphe du désir infantile, s'est opposé à cette conceptualisation et a plutôt imposé une conception (elle sera souvent interprétée par la psychanalyse en termes plus pathologisants que chez Freud lui-même) de l'homosexualité comme «régression» - ou «fixation» - à un stade (infantile) de l'ontogénèse psycho-sexuelle. La psycho-sexologie contemporaine (cf., e.g., Crépault et al., 1982) a à son tour profondément bousculé cette définition de l'«identité homosexuelle» en déplaçant en quelque sorte son regard du sujet désirant vers la relation à l'objet du désir et, de manière plus précise, en accréditant désormais la notion d'orientation sexuelle.

Cette nouvelle conceptualisation est lourde de conséquences dans la mesure notamment où elle n'implique pas cette espèce de confusion (plus exactement d'inversion) des identités sexuelles, et permet de penser l'homo-sexualité chez des sujets correspondant à des identités sexuelles (masculine ou féminine) claires et «normales», i.e. sans le recours nécessaire à une catégorie comme celle de l'«inversion», justement[5]. Si, de fait, des «indices d'inversion» comme l'efféminement, par exemple, dans le cas des hommes (et l'apparence virile, dans celui des femmes) pouvaient être révélateurs de l'homosexualité dans une conceptualisation centrée sur cette notion d'inversion, il n'en va évidemment plus de même dès lors que l'on pense davantage en termes d'«orientation sexuelle» du désir. Si bien que, comme le note Guy Hocquenghem (1977a, 23), une des principales figures de l'intelligentsia gaie française des années soixante-dix,

dans l'histoire personnelle de chacun, le moment essentiel par lequel "on le devient", plus encore que le premier acte, c'est l'aveu du nom. Ce moment craint et espéré où l'on déclare: "je suis homosexuel". Passage de l'insu au su, qui à lui seul cerne tout le problème de cette étrange minorité. L'homosexuel, plus que tout autre type social, n'existe pas vraiment avant de s'être lui-même "véridiquement" nommé.

Et le fait est que l'émergence contemporaine de l'homosexualité gaie s'est essentiellement axée sur ce leitmotiv de la révélation du désir, de l'aveu du nom, c'est-à-dire de l'affirmation publique - à la fois fière et valorisée - de l'être-homosexuel, concrétisée dans le thème du «coming out», de la «sortie» hors du «placard» de la clandestinité honteuse. On pouvait être homosexuel «malgré soi» - et fort malheureux de l'être. Etre gai, désormais, cela voudra dire assumer positivement - ou tout au moins entrer dans une démarche en vue d'assumer positivement - son homosexualité comme variante possible et légitime de l'«orientation sexuelle». Et ce, aussi bien au plan personnel (par rapport à soi-même, à ses proches, à son milieu de travail, etc.) qu'au plan socio-politique - où il va s'agir en somme pour la «minorité» homosexuelle d'affirmer positivement sa présence dans l'ensemble de la société et de la culture.

À cet égard, il faut ajouter que ce «mouvement» homosexuel s'est en quelque sorte inscrit dans la dynamique du plus vaste mouvement de «libération» tous azimuts qui a déferlé sur les années soixante et soixante-dix; il a emboîté le pas aux mouvements des femmes, des noirs, des jeunes, en empruntant à ce vaste mouvement polymorphe sa logique libérationniste essentiellement fondée sur une revendication politique de droits civils, logique elle-même inscrite dans le grand mythe de la modernité occidentale depuis la Déclaration des Droits de l'Homme - un de ces mythes dont Maffesoli suggérait justement qu'ils avaient de plus en plus de plomb dans l'aile...

 

Une homosexualité «normalisée»

Force est de reconnaître que, malgré de persistants malaises dans notre société[6] (comme dans l'ensemble des sociétés occidentales), l'homosexualité s'y voit tout de même désormais largement tolérée, voire reçue. Non seulement celle-ci est-elle protégée (fût-ce encore fort imparfaitement) contre la discrimination par d'importants textes législatifs, mais elle est également accueillie de manière relativement positive - voire relativement banalisée - par d'importants secteurs de la société. Les indignations morales que la culture avait pu nourrir jusque là à son endroit se sont en bonne partie déplacées sur d'autres réalités: la pédophilie et la sexualité des enfants, par exemple, l'inceste, la violence et la pornographie.

Tous semble à vrai dire s'être passé comme si les homosexuels (au moins les hommes homosexuels, les lesbiennes ayant souvent une vision très différente de leur expérience) s'étaient en quelque sorte imposés comme «interlocuteurs valables» et «citoyens à part - à peu près - entière», c'est-à-dire d'abord et avant tout, peut-être, comme «consommateurs rentables» et «contribuables respectables» dans une société qui se fonde toujours sur le vieux mythe de la démocratie libérale. Mais plus encore: les homosexuels, à travers leurs luttes de revendication (comme les Verts allemands siègeant au Bundestag ou les anciens soixante-huitards recyclés en nouveaux cadres yuppy), ont fait la preuve qu'ils pouvaient être, individuellement et collectivement, des citoyens «fiables et utiles»[7]. Hocquenghem encore (1977 b, 131), d'une manière un peu satirique, parlait à cet égard de l'apparition d'un nouveau type d'homosexuel: «Un stéréotype d'homosexuel d'État, intégré à l'État, modelé par l'État et proche de lui par les goûts, rassuré d'ailleurs par la présence de tel ou tel sous-ministre lui-même homosexuel sans fausse honte (...) remplace progressivement la diversité baroque des styles homosexuels traditionnels.» «Si l'homosexualité a pu jadis inquiéter les classes dirigeantes, suggérait pour sa part un sociologe québécois dès le début des années quatre-vingt (Renaud, 1982, 140), c'est parce que sa gestion faisait problème (...) Mais il n'en va plus de même aujourd'hui: grâce au "progrès", des alternatives ont vu le jour et des techniques nouvelles se sont développées qui rendent maintenant la gestion possible. Les craintes se dissipent (...) L'homosexualité se normalise et entre dans le champ de la domination techno-cratique (...)».

Non seulement, donc, la «communauté homosexuelle» s'est-elle dotée de tout un réseau (non plus clandestin mais bien visiblement inscrit dans le paysage social, tout au moins dans les grandes aglomérations urbaines) de services, commerces, établissements, publications, lieux de rencontre (y compris sexuelles), mais, pour prendre une métaphore très contemporaine, on peut dire que de nombreux interfaces ont rendu cette communauté gaie de plus en plus «compatible» avec la société dans son ensemble.

 

Une minorité de la minorité?

Le problème - si l'on peut dire! - c'est que cette homosexualité-là demeure somme toute le fait d'une minorité vraisemblablement assez restreinte, et qu'elle est infiniment loin, en tout cas, de recouvrir, ou de «représenter», la totalité du «désir homosexuel» - ou plus exactement peut-être du désir «du même sexe»[8] - présent dans la culture actuelle.

On peut en effet faire l'hypothèse que la majorité de nos contemporains qui sont habités ou traversés de manière significative par un désir «du même sexe» vivent ce désir en dehors de toute référence spécifique à une «communauté gaie»[9] - voire à une «identité homosexuelle» (fondatrice de cette communauté). On songe par exemple à ces hommes socialement reconnus comme «hétérosexuels», en particulier en dehors des grands centres urbains (souvent insérés dans des situations maritales et parentales ou, alors, dans des situations particulières - comme l'univers carcéral, par exemple), qui expriment une partie non négligeable de leur sexualité avec d'autres hommes, sans pour autant franchir la porte du placard d'une identifiction comme «homosexuels». On peut également songer à un nombre considérable de jeunes[10] qui, dans une société aux codes éclatés et aux identités à la fois molles et mobiles[11] comme l'est devenue la nôtre, vivent «homosexuellement» une partie significative de leur sexualité sans pour autant eux non plus franchir ce pas de l'«aveu du nom», d'une affirmation qui, selon la suggestion d'Hocquenghem, en «ferait» des «homosexuels».[12] Mais on peut aussi penser à ces - comment les appeler, justement! - hommes et à ces femmes qui ne se sentent pas à l'aise dans les définitions étroites de l'homosexualité contemporaine, leur préférant, de manière souvent très vigoureusement militante, des formes beaucoup plus éclatées - pour ne pas dire baroques (comme ce semble notamment être le cas du «mouvement» queer qui s'est déployé dans le monde anglo-saxon depuis quelques années).

 

Un arraisonnement du désir homosexuel?

J'ai déjà eu l'occasion de proposer ailleurs (Ménard, 1987), une inteprétation de cet état de choses à partir du concept heideggerien d'arraisonnement qui se rapproche assez de l'analyse que fait Maffesoli du rationalisme de la modernité occidentale. L'arraisonnement, dans la philosophie de Heidegger, et pour dire les choses le plus simplement possible, est une forme, un mode de «dévoilement» où l'être (y compris, par hypothèse, l'«être-ensemble») est arraisonné (comme on le dit des navires suspects interpelés par les gardes-côtes), sommé de se dévoiler, d'apparaître sous la seule figure de la raison[13].

Cet arraisonnement , on le retrouverait dans l'injonction individuelle du «coming out» comme mise en demeure - douce ou plus totalitaire[14] - de «choisir son camp», c'est-à-dire d'opter pour une «identité homosexuelle» bannissant toute ambiguïté; on le retrouverait tout autant dans l'injonction plus politique de s'agréger à la communauté-mouvement promotrice de cette identité et revendicatrice de ses droits (et de se plier, ce faisant, aux multiples codes - esthétiques, éthiques, comportementaux - de cette communauté). On le rencontrerait encore, plus récemment, dans la stratégie de l'outing, mise de l'avant par un certain nombre de militants gais, cette stratégie consistant à révéler publiquement l'orientation (homo)sexuelle de personnalités politiques et publiques, dans l'espoir de faire avancer politiquement la cause homosexuelle. En d'autres termes, l'homosexualité masculine contemporaine aurait en quelque sorte été largement mise en demeure de se dire et de se vivre sous cette figure hégémonique d'une identité construite à travers les conceptualisations de la raison scientifique (en particulier la psycho-sexologie contemporaine) et de la raison politique (sur le mode de la libération, à travers une «communauté» considérée comme «sujet» ou «porteur historique» de cette «libération»), cette raison politique prenant de plus en plus, à notre époque, la forme vertuiste de la «political correctness».

 

Visages occultés de la socialité homosexuelle

Mais, alors, selon l'analyse maffesolienne, on pourrait dire que cette identité homosexuelle qui s'est ainsi «dévoilée» à travers un arraisonnement du désir homosexuel, s'est elle-même produite en occultant, voire en contribuant à dissoudre d'autres types d'être et d'être-ensemble homosexuels: ceux, notamment, qui existaient précisément avant l'émergence de l'une et de l'autre, et qui - ça se conçoit sans difficulté dans la logique de cet arraisonnement -, ont été réinterprétées comme «figures de l'oppression» (cf. Delacampagne, 1977) par rapport auxquelles le mouvement gai se présentait bien entendu lui-même comme «libérateur». (Mutatis mutandis, la même lecture peut bien entendu être faite du mouvement féministe et des autres mouvements de libération inscrits dans une logique analogue.)

Quoiqu'elles semblent avoir laissé peu de «traces», bien des indices donnent à penser que cette «identité» et cette «communauté» homosexuelles étaient à maints égards vécues sur le mode d'une solidarité beaucoup plus organique, c'est-à-dire celui d'une socialité communautaire en un sens beaucoup plus proche de la notion maffesolienne de solidarité organique évoquée au début de ces pages. Le fait que cette réalité homosexuelle d'«avant» la libération gaie ait laissé peu de traces (documentaires, notamment) pourrait à première vue sembler corroborer la thèse - libérationniste - de l'«oppression» de cette réalité, refoulée aux «marges» de la culture, confinée à la clandestinité. Ce serait effectivement une lecture possible.

Le fait que cette socialité homosexuelle du Québec traditionnel soit peu connue et ait été jusqu'à présent fort peu étudiée[15] ne saurait cependant nous amener à conclure à son inexistence. À défaut de documentation plus abondante, nous avons au moins, dans le cas du Québec, des éléments de la littérature contemporaine qui fournissent à cet égard des matériaux fort intéressants. On songe en particulier, bien sûr, à l'oeuvre de Michel Tremblay, dont le théâtre et les romans jettent sur cet univers de l'être et de l'être-ensemble homosexuel d'avant la libération gaie [16] un grand nombre de fascinants coups de sonde, en dépit - ou peut-être en raison même? - du fait que l'imaginaire de Tremblay «grossit» ces personnages et ces situations aux dimensions d'une espèce d'idealtypologie mythique. Pensons à cet égard à Hosanna et Cuirette, à Sandra la «sacrée», à toute cette faune bigarrée des «clubs» de «la Main», et surtout peut-être cet oncle Édouard dont Tremblay raconte - comme en flashback - la métamorphose en duchesse de Langeais, son règne à la fois glorieux et grotesque, entourée de sa «cour», jusqu'à son assassinat dans un parking sordide de la Main[17].

Il serait assez passionnant de mettre en lumière les traits caractéristiques de cette «socialité homosexuelle» de la société québécoise traditionnelle telle qu'on peut la pressentir à travers la vaste saga de l'oeuvre de Tremblay. On verrait que ces traits correspondent à maints égards à cette «essence» à la fois passionnelle et contradictorielle d'une solidarité organique, au sens de Maffesoli, tout à la fois pétrie de générosité et de mesquinerie, de «bitcherie» et de tendresse, de réprobation et de tolérance sociale, de conformisme et de résistance, de souffrance et d'humour, d'exhibitionnisme et de secret - aux antipodes, en quelque sorte, de cette variante micro-sociale contemporaine du vieux thème utopique de la transparence - on aurait presqe envie de dire de la glasnost! -qu'a pour sa part tenté d'incarner la communauté gaie contemporaine (à travers son projet d'affirmation personnelle et de reconnaissance socio-politique et culturelle du désir homosexuel). Là où la communauté utopique de la Raison occidentale prétend abolir à terme les contradictions de l'histoire, la solidarité organique de la communauté les maintient plutôt en une sorte d'équilibre tensionnel centrée sur l'habitation du présent.

Or, encore une fois, cette communauté-là, la «communauté nouvelle» issue du mouvement de libération gaie a dû - en toute bonne foi assurément, quoique non toujours sans mauvaise conscience - aussi bien l'occulter[18] que la détruire, dès lors qu'elle prétendait fonder sa propre raison d'être.

On voit peut-être mieux aujourd'hui, à quelque distance des «radical sixties» et des «seventies révolutionnaires», que les utopies libérationnistes, comme ces civilisations dont parlait Valéry, sont - elles aussi - mortelles. Une fois les bannières sagement rangées dans la naphtaline, on peut se demander ce qu'il en est du destin de cette «identité homosexuelle» et de cette «communauté gaie» dans la conjoncture incertaine de la culture occidentale actuelle, à l'heure du SIDA. De nouveau, il se peut que les travaux de Maffesoli offrent ici un éclairage intéressant et différent.

On pourrait penser, par exemple, que ce refroidissement des grands mythes utopistes de notre époque - et, parmi eux, celui d'une identité et d'une communauté gaies comme produits d'une «libération» de l'homosexualité - laisse entrevoir à la fois de nouvelles constellations (on pourrait presque dire «post-gaies») beaucoup plus polymorphes de formes d'»être-homosexuel» (comme par exemple ce phénomène queer évoqé plus haut), et de nouvelles cristallisations plus éclatées et ponctuelles de solidarités, moins grandioses peut-être, mais peut-être aussi plus vivaces de leur caractère justement plus organique. On pourrait par exemple penser à ces réseaux souvent nés dans la dynamique de la «libération homosexuelle» mais qui survivent mieux à ses utopies libérationnistes et à ses fantasmes politiques: regroupements de parents gais, par exemple, groupes d'entraide de personnes qui vivent avec le SIDA, ou même réseaux d'échanges sexuels «protégés» dans ce contexte assez bouleversant avec lequel nous risquons d'être pris, hélas, encore un bon bout de temps; et, plus prosaïquement encore peut-être, toutes ces «entreprises», justement, qui, sans prétention - ni sans contradictions! -, n'en assurent pas moins, d'une certaine manière, la perdurance de l'être-ensemble gai - et, plus largement encore, l'être-ensemble tout court de nos sociétés contemporaines.

|page d'accueil | Dr M. | Mister G. | Publications |

 

OUVRAGES CITÉS

 

Carlier, F. 1854. La prostitution antiphysique, Paris. (Réédition: Paris, Le Sycomore, 1981).

 

Crépault, Claude et al. 1982. Sexologie contemporaine. Montréal, PUQ.

 

Delacampagne, Christian. 1977. Figures de l'oppression. Paris, PUF.

 

Ellis, Havelock. 1936. Sexual Inversion. New York, Random House.

 

Foucault, Michel. 1976. La volonté de savoir. Histoire de la sexualité, tome I. Paris, Gallimard.

 

Garneau, Brigitte. 1980. L'homosexualité masculine au Québec. Mémoire de maîtrise en anthropologie, Université Laval, Québec (non publié).

 

Higgins, Ross. 1983. «Montréal, Easton des années cinquante vu par Leznoff», Sortie (Montréal) août.

 

Hocquenghem, Guy. 1977a. Race d'Ep! Un siècle d'images de l'homosexualité. Paris, Éditions Libres/Hallier.

 

--- 1977b. La dérive homosexuelle. Paris, J.-P. Delarge.

 

Leznoff, Maurice. 1956. «Interviewing Homosexuals», American Journal of Sociology, 62, 2 (1956) 202-205.

 

Leznoff, Maurice & W.A. Westley. 1956. «The Homosexual Community», Social Problems, 2 (1956) 257-263.

 

Lipovetsky, Gilles. 1983. L'ère du vide. Essais sur l'individualisme contemporain. Paris, Gallimard.

 

Maffesoli, Michel. 1979. La conquête du présent. Pour une sociologie de la vie quotidienne. Paris, PUF.

 

--- 1982. L'ombre de Dionysos. Contribution à une sociologie de l'orgie. Paris, Méridiens-Anthropos. (Le Livre de poche, 1991).

 

--- 1985. La connaissance ordinaire. Précis de sociologie compréhensive. Paris, Méridiens.

 

--- 1990. Au creux des apparences. Pour une éthique de l'esthétique. Paris, Plon.

 

--- 1991. Le temps des tribus. Le déclin de l'individualisme dans les sociétés de masse. Paris, le Livre de poche [1988].

 

Ménard, Guy. 1985. «Du berdache au Berdache : Lecture de l'homosexualité dans la culture québécoise», Anthropologie et sociétés, 9, 3 (1985) 115-138.

 

Ménard, Guy. 1987. «La communauté gay, accomplissement ou arraisonnement du désir homosexuel?» in: La radicalité du quotidien; communauté et informatique . Sous la direction de A. Corten et M.-B. Tahon, Montréal, VLB, 99-118.

 

Ménard, Guy et Christian Miquel. 1988. Les ruses de la technique. Montréal, Boréal / Paris, Méridiens-Klincksieck.

 

Plummer, Kenneth (ed.). 1981. The Making of the Modern Homosexual. London, Hutchinson.

 

Proust, Marcel. 1954. Sodome et Gomorrhe. Paris, Gallimard.

 

Renaud, Gilbert. 1982. «Mouvement homosexuel et modernisation technocratique: l'exemple des services sociaux spécialisés pour les homosexuels», Revue internationale d'action comunautaire, 7/47 (1982).

 

Ulrichs, Karl. 1898.Gesammelte Werke. Leipzig, Max Spohr Verlag.

 

Weeks, Jeffrey. 1979. Coming Out. Homosexual Politics in Britain from the XIXth Century to the Present. London, Quartet.

 

|page d'accueil | Dr M. | Mister G. | Publications |

 

 

1 Maffesoli emprunte ces deux notions à Durkheim mais il en inverse délibérément le sens: là où Durkheim attribuait aux sociétés traditionnelles un type de solidarité «mécanique», Maffesoli voit plutôt une forme «organique» de solidarité sociale - et vice versa pour les sociétés «modernes». | retour au texte |

2 C'est d'ailleurs cette idée même de «désordre» qui, par exemple, fonde et définit encore essentiellement la position - négative - du Vatican à l'égard de l'homosexualité. | retour au texte |

3 Le terme d'homosexualité lui-même, on le sait, est dû à un médecin - lui-même homosexuel militant - d'origine hongroise, du nom de Kertbeny (qui utilisait aussi le pseudonyme de Benkert). Cf., pour un rapide aperçu de cette histoire des débuts du militantisme homosexuel, Hocquenghem 1977 a. | retour au texte |

4 Les premiers «militants homosexuels» dans l'Europe de la fin du XIXe siècle et du début du XXe furent en effet souvent des scientifiques (médecins, ethnologues, etc.) qui tentèrent en quelque sorte de «normaliser», de «naturaliser» l'homosexualité sur le terrain scientifique. | retour au texte |

5 Il est d'ailleurs significatif que l'homosexualité gaie contemporaine ait largement contribué à diffuser une image hyper-virile (même «macho»!) de la masculinité, lors même que cette image tendait à s'atténuer en Occident, notamment sous la poussée des transformations engendrées par le féminisme... | retour au texte |

6 Il est indéniable, par exemple, que le traumatisme lié à l'apparition du SIDA, il y a quelques années, pourrait jusqu'à un certain point bousculer le paysage et démontrer la fragile précarité de cette «tolérance sociale» - encore que la «problématique» du SIDA semble s'être maintenant passablement élargie au-delà de la minorité homosexuelle. On sait par ailleurs que, depuis quelques années, les homosexuels ont de nouveau fait l'objet de harcèlement parfois très violent, et même homicide, de la part de bandes de jeunes (skinheads, etc.) se réclamant plus ou moins d'idéologies néo-fascistes. | retour au texte |

7 Discrètement, des couples homosexuels se sont vu confier, par les services sociaux «officiels» le rôle de foyer (ou de famille) d'accueil pour de jeunes homosexuels en difficulté. On a également noté à quel point la «communauté homosexuelle» avait réagi avec une relative discipline et un réel sens des responsabilités à la modifications des pratiques sexuelles à risque dans la transmission du VIH. | retour au texte |

8 L'anglais et l'allemand utilisent plus facilement que le français des locutions adjectives (same-sex, (gleichgeschlechtlich) qui décrivent la réalité de rapports entre personnes de même sexe sans penser nécessairement ceux-ci dans la catégorie - déjà lourdement conceptualisée - de l'«homosexualité». | retour au texte |

9 Au moins toute référence «active». Il est évident que des individus peuvent avoir recours à certains «services» offerts par telle ou telle organisation de cette «communauté» (e.g., petites annonces de drague) sans pour autant s'identifier à cette communauté. | retour au texte |

10 Le cas des jeunes prostitués est peut-être particulièrement intéressant à cet égard: on aurait en effet volontiers le sentiment que bon nombre d'entre eux - et pour employer des expressions populaires - ne sont pas plus «aux femmes» qu'«aux hommes», mais d'abord et avant tout à «autre chose» de plus crucial pour eux que l'orientation sexuelle - du moins à ce stade de leur existence: argent, drogue, attention, affection, présence... | retour au texte |

11 Cf., e.g., sur ce thème, Lipovetsky, 1983. | retour au texte |

12 Et songeons aussi - il faut croire qu'il en existe encore puisque tant de «petites annonces» de drague leur demandent de «s'abstenir»! - à ceux qui vivent encore leur homosexualité sous d'autres modes que ceux de la communauté gaie dominante, notamment sous cette vieille figure de l'inversion (efféminement, voire travestisme) ou qui, simplement, correspondent peu aux codes somme toute assez contraignants de la «désirabilité» gaie (en raison de leur âge, de leur apparence physique, etc.). | retour au texte |

13 Et, plus précisément, d'une raison d'essence technicienne, i.e. marquée par la puissance de l'opérativité. Pour un aperçu plus approfondi sur ce thème, cf. Ménard et Miquel, 1988. | retour au texte |

14 C'est-à-dire, e.g., soit en mettant l'accent sur le plaisir ou la fierté d'être gai, soit en stigmatisant les hésitations «bisexuelles», par exemple, comme formes de lâcheté ou même de «traîtrise»... | retour au texte |

15 Parmi les rares études existantes, signalons notamment: Leznoff, 1956; Leznoff et Westley, 1956. Cf. en outre la remarquable thèse (non publiée) de Garneau, 1980. | retour au texte |

16 Depuis sa pièce Les anciennes odeurs et son roman Le coeur découvert, Tremblay semble néanmoins avoir enregistré cette «mutation» de la libération gaie. | retour au texte |

17 Ce que l'on pourrait d'ailleurs symboliquement interpréter comme signifiant la mort d'une certaine manière d'être homosexuel. C.f., e.g., le dialogue de la Duchesse avec un transsexuel au début du 4e tome des «Chroniques du Plateau Mont-Royal (Des nouvelles d'Édouard. Montréal). La Duchesse - d'instinct - sent le transsexuel pris dans les rêts de cet «arraisonnement» plus général de la sexualité moderne, qui a notamment transformé la vieille catégorie (d'abord symbolique) d'inversion en technique «dure» (psycho-sexologique et médicale) de transsexualisation. | retour au texte |

18 On peut noter qu'il a, à l'inverse, fantasmé sur un mode quasi idyllique une figure homosexuelle décelée dans l'éco-système socio-culturel des cultures amérindiennes traditionnelles, celle du berdache, dont le nom a fourni son titre à la première publication gaie militante d'envergure au Québec (Le Berdache - 1979-1981). Cf., sur cette question, Ménard,1985. | retour au texte |

 

|page d'accueil | Dr M. | Mister G. | Publications |