Aborder la question des rapports entre la sexualité et la religion, le sexe et le sacré, - dans le but de comprendre quelque chose du vécu des jeunes - nous confronte d'emblée à un double paradoxe. D'une part, tout d'abord, si l'on considère à peu près n'importe laquelle des civilisations du monde à travers le temps et l'espace (à l'exception possible de la nôtre), on est frappé par une évidence: rien en effet - sinon peut-être la mort, à laquelle il a d'ailleurs été souvent et significativement associé - ne semble appartenir davantage que le sexe (et l'érotisme qui lui est lié) au registre du sacré, au domaine du religieux. Cependant, on aurait assez volontiers l'impression que, d'autre part, rien n'a, autant que la sexualité, réussi à contester, à ébranler les fondements mêmes de la civilisation judéo-chrétienne qui a été la nôtre, - que rien n'a autant contribué à instaurer les bases de notre monde moderne, laïque, profane et séculier. Rien, sinon peut-être la raison, avec laquelle la sexualité de l'Occident moderne a souvent eu d'ailleurs partie liée...
Et, second paradoxe: nombreux sont ceux qui, de bien des manières, ont suggéré que notre modernité occidentale avait consommé un divorce irrémédiable avec l'univers même du sacré et de ses prolongements religieux; que l'homme et la femme de l'Occident moderne appartiennent désormais à un univers de plus en plus désacralisé, désenchanté, à une humanité qui aurait à peu près définitivement tué les dieux, aboli le sacré, renvoyé la religion aux musées - ou aux poubelles - de l'histoire... Pourtant, d'un autre côté, il semble y avoir aussi bien des indices pour suggérer que, dans toutes les sphères de l'existence, à l'heure actuelle, les sociétés occidentales modernes ne se sont peut-être pas autant sécularisées, désacralisées qu'il peut à première vue sembler; que l'expérience humaine du sacré, loin de s'être définitivement estompée de la conscience contemporaine, tend au contraire aujourd'hui à resurgir de bien des manières; que cette expérience s'est par ailleurs largement déplacée vers des lieux, des objets, des formes de l'expérience différents de ceux qu'on identifiait traditionnellement comme sacrés ou religieux. L'un de ces lieux d'un déplacement ou d'un resurgissement contemporain de l'expérience du sacré serait, précisément, celui-là même de la sexualité.
Il y a probablement intérêt à laisser très vaste et très englobant le sens ici donné à la sexualité. Il sera sans doute opportun, en revanche de préciser un peu plus ce qu'on entendra par sacré et par religieux. Au risque d'un certain paradoxe peut-être, tout d'abord, cette réflexion emploie ces termes dans un sens qui n'en fait pas des équivalents mais bien plutôt une sorte d'opposés de la morale. Les religions, suggérait en ce sens R. Otto, un des grands penseurs modernes de l'anthropologie religieuse, naissent dans une sorte d'explosion d'enthousiasme sacré qui est largement immoral - ou, peut-être plus exactement amoral (au sens en tout cas où on peut dire qu'il est au-delà du bien et du mal, et des préoccupations de la morale). Elles meurent souvent, par contre, dans un excès de moralisme...
La morale, l'éthique, concerne une manière humaine de vivre dans le monde, de négocier avec l'existence profane de tous les jours, dans le respect de soi, des autres, de certaines valeurs, etc. (S'il est immoral de voler ou de tuer, par exemple, c'est bien d'abord et avant tout parce qu'autrement, la vie humaine, la vie en société serait tout simplement impossible...)
L'expérience du sacré - et ses prolongements religieux - serait au contraire une expérience qui fait précisément décoller de ce monde profane et quotidien du métro boulot, dodo, qui ouvre aux humains la perspective d'un monde autre que le monde profane de tous les jours, d'un monde en un sens plus important, plus précieux, plus vrai, plus excitant, plus vital - plus sacré - que celui-ci. Ce monde autre peut bien sûr être vu de diverses manières - ce qui va donner des types différents d'expérience religieuse: ce peut être, par exemple, un "autre monde", une sorte d'"ailleurs" lointain où sont les dieux... Et alors, bien sûr, l'expérience religieuse va surtout consister à fuir - ascétiquement - ce monde-ci pour rejoindre l'autre au plus vite. Mais ça peut être aussi une "dimension invisible" de l'expérience, à laquelle on peut avoir accès dès maintenant par divers chemins de l'extase - i.e., justement, d'une sortie de soi qui transfigure l'expérience ordinaire: l'art, la drogue, ou la sexualité, par exemple, et entre autres choses... Et on peut aussi voir cet "autre monde" comme caché dans ce monde-ci, en germe, si on peut dire, en train de pousser ou de se construire. Ce qui va donner, bien sûr, une expérience religieuse de type plus "actif", de transformation concrète - souvent politique - du monde, pour y recréer une sorte de nouvel âge d'or, de société enfin idéale...
Bien sûr il existe souvent des liens entre morale et religion: tel ou tel type d'expérience religieuse, par exemple, va suggérer telle ou telle manière de se comporter - "moralement" - dans le monde. Mais il y a une autre raison: les morales, ne l'oublions pas, sont des constructions humaines, donc fragiles, relatives: «Vérité en-deçà des Pyrénnées , disait Montaigne, erreur au-delà...» Ca, les humains l'ont toujours pressenti. Alors, les morales vont de ce fait souvent avoir tendance à se "coller", si l'on ose dire, sur la religion, à se sacralier justement, à se revêtir du "prestige du sacré" pour se donner une sorte d'autorité supplémentaire (en mettant par exemple leurs préceptes dans la bouche des dieux...) Au point d'ailleurs d'en venir souvent à évincer complètement de la religion sa dimension d'enthousiasme sacré, de réduire la religion à une morale (et notamment à une morale sexuelle, comme ce qu'a vraisemblablement connu pendant longtemps la société québécoise traditionnelle). Mais, alors, toujours, le sacré se déplace, "se sauve", quitte les lieux "religieux" traditionnels - qui, vidés de leur "substance religieuse", deviennent souvent ainsi comme des coquilles vides du sacré... Ce dernier n'est pas disparu pour autant: il surgit simplement ailleurs, et souvent là où on l'attend le moins...
Mais essayons de revoir tout cela un peu plus près de l'expérience...
On pourrait tout d'abord commencer par dire qu'une fois qu'une bonne partie des Québécoises et des Québécois ont eu "sorti leur Dieu de leur chambre à coucher", ils n'ont plus très bien su quoi faire avec, - tellement ce Dieu (et en tout cas ses représentants!) avait eu l'air de s'intéresser à peu près uniquement au sexe... Et, d'une manière corollaire, autant le sexe, chez nous, avait pu être traditionnellement imprégné d'une aura religieuse et sacrée, autant il semble avoir largement et rapidement pris place parmi les objets - complètement profanes - de cette société de consommation, de plaisir et de bien-être dans laquelle nous sommes collectivement entrés aux lendemains de la seconde guerre mondiale. Avec la télévision, la voiture et le vidéo...
Disséquée, analysée, mesurée, éduquée - au besoin réparée! - par les sexologues et les thérapeutes de toutes sortes; désacralisée dans nos habitudes et nos comportements (de la publicité quotidienne aux sex shops et aux Clubs Med); rentabilisée, bien sûr (aussi bien dans le lucratif commerce de la pornographie que dans la non moins florissante industrie des "guides pratiques" de la "sexualité épanouie"); rationalisée de manière utile et pragmatique («faites l'amour et restez minces...»); racontée et scrutée dans ses moindres replis, des lignes ouvertes et aux courriers du coeur, notre sexualité semble à vrai dire s'être, en un mot, banalisée - au sens d'ailleurs étymologique et non nécessairement péjoratif du terme: largement réduite à une expérience banale, i.e. ordinaire, profane.
Pourtant, d'un autre côté, il faut sans doute aussi reconnaître que cette bavarde omniprésence du sexe dans nos vies donne à réfléchir et devrait même nous mettre la puce à l'oreille. On pourrait en fait être tenté de constater, avec Michel Foucault (La volonté de savoir , 1976), que c'est le sexe, aujourd'hui, qui sert largement de support à cette vieille forme si familière et si importante en Occident qu'est la prédication: qu'un grand prêche sexuel a parcouru nos sociétés depuis quelques dizaines d'années, avec ses théologiens subtils et ses prédicateurs plus populaires annonçant plein de promesses de bonheur... Que, de fait, s'il y a quelque chose, le récent demi-siècle de "libération sexuelle" que l'Occident a connu a largement contribué à re-sacraliser le sexe; ou, plus exactement peut-être, à en faire une - sinon LA - source du salut: comme si, justement, désormais, hors du sexe , il n'y avait point de salut...
A constater la ferveur avec laquelle nos contemporains se sont pour ainsi dire rués sur la sexualité, l'angoisse qu'ils éprouvent devant ses échecs ou ses ratés, la fébrilité avec laquelle ils recourent aux spécialistes pour soigner, améliorer, maximiser ou optimiser leurs "performances" en la matière (et à leurs amis pour s'en plaindre ou s'en vanter!), on soupçonne en tout cas que notre culture craint vraiment, en passant à côté de l'expérience du sexe, de rater quelque chose d'absolument essentiel - peu importe le nom qu'on lui donne: salut, bonheur ou raison de vivre...
D'autres indices pourraient sans doute confirmer une telle lecture. On peut noter par exemple que la banalisation contemporaine de l'expérience de la sexualité est loin d'avoir fait disparaître, chez nos contemporaines et nos contemporains un certain nombre de questions fondamentales en rapport avec la sexualité: questions, bien sûr, qui concernent souvent la morale - i.e., en somme, notre "que faire" concret de tous les jours... Mais plus encore peut-être question fondamentales, portant sur le sens même de l'expérience: du moment en effet que tout - ou presque - a été essayé, de tous les moments du quand à toutes les positions du comment, de toutes les variations du où à toutes les combinaisons du avec qui, il ne demeure peut-être, en fin de compte, que la question du pourquoi, - à laquelle aucune science, et aucune morale non plus, ne semble pouvoir répondre...
Il se peut que cette tenace question explique en partie au moins - entre autres choses - un phénomène comme l'engoûment de plusieurs de nos contemporains pour diverses formes de spiritualité orientale, par exemple, (on songe en particulier au néo-tantrisme) qui accordent à la sexualité une place et une signification importantes dans leur vécu.
Mais, plus largement encore sans doute, c'est la manière même dont notre époque a vécu et vit l'expérience de la sexualité qui, par bien des côtés, l'apparente justement à une expérience religieuse, à une expérience du sacré. On pourrait, plus précisément, y retrouver au moins deux de ces types d'expérience religieuse évoquées plus haut (et qui ne sont d'ailleurs pas forcément incompatibles): le type plus "actif" (et "politique"), tout d'abord, qui me semble avoir été très présent dans tous les mouvements de libération de la sexualité - et des sexualités - qu'on a connus depuis plusieurs années: dans le mouvement féministe, par exemple, celui des gais, ou des "nouveaux mâles", mais aussi dans les "mouvements de libération de la sexualité" des enfants, des personnes âgées, des personnes handicapées, etc. La sexualité y est en quelque sorte devenue le coeur d'une affirmation sacrée de soi et d'un désir de transformation radicale du monde, de la vie; le type plus "extatique" aussi, bien sûr, où on a au fond demandé à la sexualité de nous faire échapper à la monotonie profane et quotidienne du métro, boulot, dodo (et même à la sexualité "banale" du "un peu avant dodo"...), - de faire ce que, quand on y pense, la prière, par exemple, avait la prétention de faire jadis: nous "envoyer en l'air "...
Mais, dans cette veine, on pourrait vraisemblablement aussi retrouver à travers ces deux types d'expérience, comme toujours, l'infiltration de la morale. (Les préceptes et commandements varient, bien sûr, mais la morale, comme structure, revient toujours...) Dans bien des milieux, par exemple, on le sait, il est devenu "immoral" de ne pas baiser à tour de bras - si l'on ose dire! -, de ne pas multiplier ses partenaires, ses aventures et ses conquêtes; comme c'est devenu un "péché grave" de céder à la tentation du romantisme, de la fidélité, ou, pis encore, du mariage... (Au moin en tout cas jusqu'à l'apparition récente de nouveaux dieux d'assez fâcheux augure - on peut penser à Herpès, Sida ou Chlamydia!... - dont on n'a probablement pas fini d'ailleurs d'entendre parler...)
Mais on a aussi vu apparaître de nouveaux "spécialistes" de la morale, de nouveaux clercs de l'orthodoxie de la "religion du sexe", - qui nous ont dit la "bonne manière" de s'en servir... (Que, par exemple, nos érections ne devaient pas être trop précoces, que nos orgasmes devaient être idéalement hétérosexuels et autant que possible simultanés...) Qui, parfois aussi, ont brandi contre certaines expressions de la sexualité - la pornographie, par exemple, ou la prostitution - des pancartes et des bannières qu'on avait cru rangées dans la naphtaline, et qui sentent parfois même un peu la fumée des bûchers d'une vielle Inquisition...
Les pages qui précèdent pourraient sembler avoir assez peu parlé des jeunes eux-mêmes. C'est vrai, au moins jusqu'à un certain point: le paysage qui s'y est esquissé est en effet surtout celui d'une génération aujourd'hui dans la trentaine et la quarantaine, de son expérience sacrée de la sexualité, de ses préoccupations morales. Ces pages, en ce sens, n'ont pas la prétention d'identifier et d'analyser - comme de l'extérieur, pourrait-on dire - le vécu des jeunes eux-mêmes. En revanche, je voudrais suggérer qu'il ne faudrait peut-être pas que ceux et celles qui sont aujourd'hui leurs professeurs, leurs conseillers, leurs parents - ou simplement leurs aînés s'étonnent si les jeunes vivaient différemment leur propre expérience - sacrée - de la sexualité.
C'est devenu un lieu commun dans bien des milieux (en particulier progressistes, bien entendu) de s'arracher les cheveux (quand il en reste!) ou de trépigner à bord de ses kodiaks parce que les "jeunes" seraient devenus néo-conservateurs... Ils se mettent des cravates et elles des robes longues (quand ce n'est pas l'inverse!) pour aller dans les soirées de graduation et les bals de finissants qu'ils ont envie de ressusciter... Alors que leurs aînés se sont vaillamment battus pour abolir toutes ces "horreurs bourgeoises et démodées"... Néo-conservateurs aussi, bien sûr, au plan de la sexualité et de ses enjeux: ils et elles sembleraient en effet aimer souvent mieux aller flirter dans les discothèques ou faire du patin à roulettes avec leurs petit-e-s ami-e-s, leur walkman sur les oreilles, que de militer dans les groupes féministes ou les mouvements gais... Ils et elles seraient en plus tentés - quel comble! - par le retour d'anciennes valeurs - comme le romantisme, l'amour, la fidélité... (N'est-ce pas ce que leur reprochaient précisément, dans un récent colloque tenu à Montréal (sur «l'éducation des filles»), certaines "anciennes combattantes" féministes?...)
Peut-être, cependant, s'il fallait vraiment parler de "néo-conservatisme", ce terme devrait-il s'appliquer bien plutôt aux aînés de ces jeunes, i.e. bien sûr - et à peu près comme toujours dans l'histoire - aux générations qui tentent évidemment (et souvent désespérément) de défendre leur religion et leur morale... Il se pourrait cependant et par exemple (il ne faudrait bien sûr pas généraliser) qu'on puisse retrouver chez les plus jeunes générations, autour de la sexualité, des types d'expérience sacrée qui nous semblent, par contraste avec celle des générations précédentes, plus ascétiques - ou plus mystiques - que politiques, par exemple. Ou, alors, qu'on y mise moins sur la sexualité comme lieu d'identité profonde ou comme moyen privilégié de l'extase. Les jeunes - entendons-nous bien! - ne vont probablement pas pour autant cesser de vivre leur sexualité... Mais peut-être, en revanche, comme l'a déjà suggéré un observateur de la culture actuelle (G. Lipovetsky, dans L'ère du vide, Gallimard, 1983), vont-ils le faire de manière plus légère que radicale, sans croisades ni bannières, - peut-être un peu à l'image de ces "sports de glisse", qui semblent justement si typiques de notre temps: le patin à roulettes, le skate board ou la planche à voile, par exemple... Il se pourrait que leur propre expérience du sacré et de l'extase se cristallise en bonne partie par d'autres lieux de l'expérience; il se pourrait qu'à travers l'expérience de ceux et celles qu'on appelle "les jeunes" et, notamment, de leur expérience de la sexualité, le sacré échappe encore une fois aux tentatives de le coincer dans de nouvelles morales, de l'enfermer dans de nouvelles orthodoxies. Si c'était le cas, on aurait vraiment presque envie de dire: Dieu merci...
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