Ce texte a été établi à partir d'une communication présentée en novembre 1993 devant un groupe d'étudiantes et d'étudiants de la maîtrise en sexologie de l'Université du Québec à Montréal. À l'origine, c'est André Guindon qui avait été invité à donner cette conférence sur ses recherches en éthique de la sexualité. Son décès prématuré, quelques semaines plus tôt, obligeait à trouver quelqu'un sinon pour le remplacer -- on ne remplace évidemment pas André Guindon --, du moins pour animer la soirée où on l'avait initialement invité. C'est à la fois avec beaucoup d'hésitation et d'humilité, mais aussi avec beaucoup d'émotion et d'enthousiasme que j'ai accepté la proposition qui me fut alors faite, souhaitant par là rendre un hommage modeste, mais sincère, à la mémoire d'un homme exceptionnel. Bien que je l'aie quelque peu remanié (en en précisant notamment l'appareil critique), j'ai cependant souhaité conserver à ce texte le «ton général» de la causerie dont il provient, qui n'était pas destinée à des spécialistes de la théologie ou de l'éthique chrétiennes, mais plutôt à des intervenants en formation dans le domaine de la sexologie. J'ai aussi souhaité conserver, dans le cadre de ce collectif en l'honneur d'un éminent collègue, une partie de l'introduction -- plus personnelle -- dont j'avais alors voulu faire précéder mon exposé.
G.M.
Le corps et la parole
Je ne connaissais pas André Guindon très personnellement. Je crois à vrai dire que je ne l'ai rencontré qu'une seule fois, il y a quelques années de cela, dans un colloque sur le sida organisé par le Centre de bioéthique (rattaché à l'Institut de recherches cliniques de Montréal). C'était la première fois que je le croisais, je n'avais pas vraiment lu ses travaux, et je dois dire, en toute franchise, que son intervention n'était pas sans m'inspirer quelques appréhensions. Je savais en effet qu'André Guindon était prêtre, -- c'est-à-dire quelqu'un, en somme, dont on n'interroge généralement pas la sexualité, dont on présume qu'il doit pratiquer la chasteté et l'abstinence. Celui-ci, pourtant, allait intervenir directement sur des questions morales au sujet de personnes qui, elles, essayaient de se «débrouiller avec leur sexualité» au temps du sida. J'ai toujours eu -- je l'avoue -- une sorte de méfiance particulière à l'égard de ces clercs «libéraux», théologiens «sympathiques et ouverts», qui ont l'air «progressiste» mais qui s'arrêtent en route, en pensant que les gens devraient se contenter des «concessions» qu'ils leur font...
Bon, bref, c'était un peu le genre de préjugés que j'avais à l'esprit le jour où j'ai eu à prendre la parole avec André Guindon dans ce colloque sur le sida. D'autant plus que, à l'époque encore plus qu'aujourd'hui sans doute, la réflexion sur le sida s'enlisait assez souvent dans un discours plutôt moralisateur, qui avait notamment tendance à juger parfois sévèrement les personnes atteintes: celles-ci, signalait-on entre autres choses, coûtaient très cher à l'État en soins de santé parce qu'elles avaient volontairement adopté des styles de vie «à risque». Bref, même si on ne le disait pas aussi abruptement, parce qu'elles avaient plus ou moins «couru après»...
Je me souviendrai toujours du début de la communication d'André Guindon. Celui-ci a commencé son intervention en disant: je connais quelqu'un qui a coûté très cher à l'État en soins hospitaliers, pour une bonne part parce qu'il n'a pas fait attention à sa santé. Il s'est retrouvé plusieurs fois à l'hôpital, à l'urgence et aux soins intensifs, après des infarctus -- parce qu'il travaillait trop, qu'il ne surveillait pas assez son alimentation, qu'il ne faisait pas assez d'exercice, etc. Bref, quand on y pense, c'était pas mal «de sa faute». Et pourtant, personne n'a jamais rien dit là-dessus. Et André Guindon de continuer en disant: cette personne-là, c'est moi...
Là, je dois dire que j'ai été complètement séduit, conquis. D'emblée, et, sans que cela implique d'être nécessairement d'accord avec lui sur tout, j'ai eu confiance en cet homme, en son honnêteté intellectuelle -- mais je dirais aussi en son intelligence et en sa sensibilité. Pourquoi? Essentiellement à cause de ceci: André Guindon s'apprêtait à parler de choses qui concernaient le corps; le corps à la fois jouissant et souffrant d'autres personnes, d'autres hommes et d'autres femmes dont il ne partageait vraisemblablement ni l'expérience ni le vécu. Alors, il a commencé par mettre son propre corps dans la balance. Dans la parole, si je puis dire. Il ne prenait pas un point de vue abstrait et surplombant -- celui de Dieu ou de l'Étoile polaire -- mais le sien, celui d'un homme particulier, non pas d'un ange...
Cela ne garantit évidemment pas l'infaillibilité d'un discours... Mais je pense qu'il s'agit là d'une attitude indispensable pour réfléchir humainement sur des questions aussi intimes et vitales. C'est en tout cas la raison pour laquelle j'ai toujours eu énormément d'estime et d'admiration pour André Guindon, et c'est aussi pourquoi j'ai accepté cette invitation.
Je ne sais bien sûr pas exactement ce qu'il aurait lui-même souhaité développer. J'imagine qu'il se serait probablement inspiré de ses travaux récents en éthique sexuelle. Comme théologien moraliste catholique, sa réflexion s'inscrivait bien sûr (même s'il le faisait de manière intelligente et critique, voire même peu... «orthodoxe» aux yeux de certains!) dans la mouvance d'une tradition particulière, celle du christianisme et de l'Église catholique. S'il m'arrive encore à l'occasion de travailler moi-même sur le terrain de la théologie, c'est quand même, depuis plusieurs années, plutôt comme religiologue, c'est-à-dire comme praticien des sciences -- humaines -- de la religion, que je me suis intéressé à la question des rapports entre religion et sexualité. Je vais donc proposer une réflexion qui sera sans doute assez différente de celle qu'André Guindon aurait livrée lui-même, quoiqu'elle tentera elle aussi, à sa manière, de situer la sexualité par rapport aux dimensions morales et religieuses de l'expérience humaine.
En un premier temps, je voudrais préciser en quel sens j'établis une distinction entre ces deux concepts, religion et morale, quels sont les rapports que ces deux réalités entretiennent entre elles, comment on peut selon moi situer l'expérience contemporaine de la sexualité à la lumière de ces deux concepts, et en particulier comment on peut voir cette expérience contemporaine de la sexualité comme ayant été largement vécue par plusieurs sur un mode religieux.
En un second temps, je voudrais proposer quelques éléments de réflexion plus centrés sur la tradition chrétienne qui, pour le meilleur comme pour le pire, a profondément marqué la conscience de l'Occident, et aborder notamment la question de savoir pourquoi les rapports entre religion et sexualité ont si souvent semblé problématiques dans le paysage chrétien -- et comment il pourrait en être autrement.
Enfin, je voudrais proposer quelques autres pistes pour ouvrir plus largement la question des rapports entre sexualité et morale ou, plus exactement peut-être, pour faire en sorte que la réflexion éthique sur la sexualité ne tombe pas dans de nouvelles ornières aussi déplorables que celles où elle a pu s'enliser dans le passé.
Sexe, morale et religion
Nous avons tous une certaine conception de ce qu'est la religion et la morale, et nous savons à quel point ces conceptions peuvent différer les unes des autres. Je vais pour ma part utiliser ces deux notions en un sens probablement plus large que celui auquel on est généralement habitué, au sens, en fait, des concepts de l'anthropologie religieuse qui en fait d'une certaine manière (même si c'est bien sûr moins simple que cela) des réalités aux antipodes l'une de l'autre, plus que des termes identiques ou interchangeables, comme on serait parfois tenté de le penser (surtout dans l'histoire du catholicisme au Québec et au Canada français, où la religion s'est souvent plus ou moins confondue avec un moralisme, et en particulier un moralisme sexuel).
La religion, au sens où je l'emploie ici, serait donc l'ensemble des rapports que les humains entretiennent avec le sacré -- c'est-à-dire avec ce qui, pour eux, est vécu sur le mode du sacré. Et les objets particuliers qui sont ainsi sacralisés peuvent bien sûr varier presque à l'infini selon les cultures et les époques. Et que serait, alors, le sacré? Le sociologue Roger Caillois[1] en donnait une assez belle définition, presque poétique, en disant que le sacré, c'est «ce qui donne la vie et qui la ravit, la source d'où la vie surgit, l'estuaire où elle se perd». De manière plus prosaïque, on pourrait dire que le sacré, c'est ce qui donne sens et consistance à l'exisence, ce qui fournit des raisons ultimes de vivre. Le sacré, ce serait donc aussi, par conséquent, ce qu'on ne remet pas en question parce que, pour ainsi dire, c'est la branche sur laquelle notre vie est assise: si on la coupe, c'est tout notre univers qui s'écroule, avec nos raisons de vivre.
La religion, dans cette perspective, ce serait alors ce qui fait passer les humains du profane au sacré, ce qui tend à arracher ceux-ci aux limites de la condition humaine profane, ordinaire, quotidienne, banale; ce qui les «branche» sur le sacré, au-delà du profane banal et quotidien: ce qui les en fait décoller, comme on le dit des avions -- ou de l'extase.
Insistons cependant: parler d'un «au-delà du profane» n'équivaut pas forcément à parler d'une espèce de ciel nébuleux, «quelque part», où une sorte de viellard barbu, plus ou moins bienveillant ou sévère, surveillerait l'histoire humaine en y faisant parfois des interventions miraculeuses... On a pu l'imaginer ainsi à certaines époques, et il y a vraisemblablement des humains qui l'imaginent encore plus ou moins de cette manière de nos jours. Mais il faut ouvrir beaucoup plus largement cette idée de «sortie du profane». Songeons ainsi, par exemple -- et on pourrait multiplier les exemples --, au révolutionnaire qui rêve d'un avenir radieux, d'une société radicalement différente de celle dans laquelle nous vivons (une société qui n'existe donc pas encore, ici et maintenant). Ce révolutionnaire consacre sa vie à ce rêve, la lui sacrifie même, parfois. Il aurait beau se définir comme complètement athée, on peut dire qu'il vit quand même son expérience sur le mode du sacré, au sens où je le propose ici. Mais pensons aussi en ce sens à Rimbaud, le grand poète visionnaire, pour qui la «vraie» vie était «ailleurs»... Encore une fois, on le voit bien, il ne s'agit pas nécessairement d'un ailleurs dans l'espace, mais aussi par exemple d'un avenir qualitativement différent du présent, ou d'une autre dimension de la conscience. En ce sens là, la notion de religion n'implique donc par forcément la croyance en des êtres personnels, surnaturels et tout puissants, mais elle implique en revanche l'accès à un univers sacré, c'est-à-dire plus réel, plus valable, plus vrai, plus puissant, plus désirable que celui dans lequel nous baignons tous les jours.
La morale, par contraste -- et on pourrait même dire à l'inverse --, ce serait plutôt l'ensemble des questions que les humains se posent et des réponses qu'ils se donnent (et parfois qu'ils s'imposent!) pour essayer de rendre l'ici et maintenant à peu près habitable, pour essayer de rendre l'espace de la vie profane à peu près vivable. La morale, ce serait l'ensemble des questions et des réponses qui surgissent devant la nécessité de vivre, jour après jour, de vivre ensemble, selon l'idée qu'on se fait de ce qu'est l'être humain.
En empruntant une image forte à la Bible, on pourrait dire que la religion ressemble à ce mystérieux buisson ardent dans lequel Dieu apparut à Moïse, alors que la morale, par comparaison, s'apparenterait davantage au système de feux de circulation de nos villes modernes...
Dans une perspective comme celle-là, il faut par ailleurs comprendre que la religion est forcément quelque chose de plus fort et de plus absolu que la morale, de plus enthousiasmant aussi -- au sens d'ailleurs littéral du terme: le terme grec enthousiasmos, on le sait, évoque précisément le dieu qui «vient dedans», qui prend possession de soi. Et on peut, à cet égard, penser aussi bien aux moudjaheddine qui acceptent joyeusement le martyre au nom d'Allah, qu'aux transes des cultes afro-brésiliens où les dieux viennent «prendre possession» de leurs fidèles.
La religion, par ailleurs, est forcément aussi quelque chose de plus prestigieux et de plus absolu puisqu'elle vise à mettre en contact avec le sacré. Les morales, par comparaison, ont une visée profane, elles sont donc en elles-mêmes moins enlevantes moins enthousiasmantes. En plus, comme il s'agit de constructions humaines, elles sont donc fragiles, discutables, relatives. On le sait, on le voit bien. Plaisante justice, disait Montaigne, qu'une rivière borne...
Et c'est bien pourquoi les morales ont souvent eu tendance à se coller, si l'on peut dire, sur la religion (sur les religions) afin de bénéficier du prestige et de l'autorité du sacré[2]. Autrement dit, il semble qu'il a toujours été beaucoup plus facile de faire respecter des codes, des préceptes, des valeurs morales en leur attribuant une origine sacrée, c'est-à-dire absolue, indiscutable et prestigieuse, que ce soit en faisant promulguer ces codes et ces valeurs par les dieux eux-mêmes (comme les commandements de Moïse, par exemple) ou par d'autres instances qui ont été largement sacralisées, absolutisées. Et on peut penser à cet égard, dans l'Occident moderne, à ces instances que représentent la Raison, le Progrès et la Science (avec des majuscules!) qui, pour plusieurs, sont devenues de nouveaux absolus sacrés[3].
Si donc, historiquement, religion et morale ont souvent été de fait très étroitement liées, il reste que l'une et l'autre, dans leur «essence», pour parler comme Bergson[4] ou Van der Leuuw[5], poursuivent des visées très différentes, et jusqu'à un certain point même opposées: la morale tente de gérer la vie humaine dans le monde, ici et maintenant, la religion cherche pour sa part à faire éclater cette même vie humaine hors de ses limites, «aux dimensions de l'infini» (M. Yourcenar).
Au point d'ailleurs qu'on a souvent remarqué, dans l'histoire des religions, que celles-ci naissent généralement en dehors des morales ambiantes, et même contre elles (pensons à cet égard au conflit de Jésus avec les autorités religieuses de son temps et la morale juive) et qu'elles meurent le plus souvent étouffées dans des excès de moralisme (et, là, c'est peut-être au christianisme tel qu'on a pu le connaître ici qu'on peut penser...)
Alors, sur le fond de scène de cette distinction -- bien sûr rapide et dicutable mais possiblement éclairante[6] --, je ferais la proposition que la sexualité a été largement vécue, à notre époque de «libération sexuelle», sur le mode du religieux et du sacré. «Hors de l'Église point de salut», soutenait-on jadis avec solennité. Eh bien, suggérait Michel Foucault[7], c'est comme si l'Occident contemporain avait changé cela pour: «hors du sexe, point de salut» -- c'est-à-dire pas de plaisir, pas de bonheur, pas de sortie hors de soi, pas d'extase, pas de réalisation de soi. Tout semble s'être passé comme si l'Occident contemporain avait passionnément demandé au sexe à peu près exactement, quand on y pense, ce que d'autres époques avaient tout aussi passionnément attendu de la mystique, de l'extase liturgique ou de la prière: «s'envoyer en l'air»...
Cette sexualité de notre époque n'a d'ailleurs pas été sans évoquer, à travers certaines de ses expressions, l'érotisme de certaines formes très anciennes de sexualité sacrée où, par exemple, à travers ce qu'on a appelé la «prostitution sacrée»[8] ou différentes pratiques plus ou moins orgiaques et débridées, on avait recours à la sexualité dans un but essentiellement religieux: moins pour «rencontrer des personnes» ou développer des relations amoureuses interpersonnelles, donc, et beaucoup plus pour sortir de son «petit moi» (de sa coquille ou de sa bulle), faire tomber sa «cuirasse caractérielle», se fondre dans un tout plus grand que soi, rencontrer l'Autre, au-delà des corps individuels particuliers -- que cet Autre soit conçu comme une figure divine singularisée ou comme une puissance surnaturelle qui nous dépasse et dont nous attendons un surplus de vie, de sens, pour continuer à vivre dans la vie profane de tous les jours.
Autrement dit, si, du point de vue de la morale, certaines expressions de la sexualité plus anonymes, plus fugaces ou même carrément vénales (comme la prostitution) ont été, et sont encore souvent jugées sévèrement dans une perspective morale, du point de vue religieux, il peut au contraire s'agir de gestes extrêmement forts et efficaces, éminemment sacrés[9]. Bref, tout dépend en somme de la manière dont on problématise les choses, d'un point de vue religieux ou d'un point de vue moral.
Comme le suggérait encore Michel Foucault dans le premier tome de son Histoire de la sexualité, cette «religion contemporaine du sexe» a par ailleurs eu ses théologiens et ses missionnaires, ses propagandistes et ses simples fidèles, ses mystiques et ses hérétiques, ses martyrs même, parfois, -- ses clercs, aussi, c'est-à-dire ceux et celles qui ont défini et imposé ses codes, ses dogmes, ses rituels, son mythe, à travers toutes sortes de productions culturelles de notre époque, de la littérature au cinéma, de la mode aux sex shops, de la psychanalyse à la sexologie, de l'université au petit écran. Mais, justement, quand les clercs commencent à prendre de la vigueur, les moralistes ne sont généralement pas loin derrière, dans le paysage...
Et, de fait, on peut entrevoir depuis un certain nombre d'années, autour de la sexualité, pas mal de signes de ce qu'on pourrait appeler un «retour de la morale» -- ou, tout au moins, le retour d'une certaine «ambiance morale», qui prend assez nettement ses distances avec l'«ambiance sacrée» des décennies précédentes, qui est souvent assez critique à son endroit et qui, en tout état de cause, problématise désormais les choses de manière beaucoup plus morale que religieuse.
On a évidemment souligné à cet égard l'impact assez bousculant de l'apparition du sida sur la scène sexuelle de l'Occident -- et de plus en plus, du monde entier. Force est effectivement d'admettre que nous sommes encore assez ébranlés par le choc et que nous n'avons pas fini d'enregistrer les mutations qui semblent se dessiner dans cette nouvelle conjoncture assez dramatique.
Pour illustrer cela de manière plus concrète, je prendrais l'exemple d'un concept assez fascinant qui s'est répandu depuis le début des années quatre-vingt, sous l'impact du sida notamment: celui de «safe sex» -- «sexe sans risque» ou «sexe sécuritaire». L'idée même de «safe sexe», de «sexe sécuritaire», quand on y pense, est aux antipodes mêmes des pensées pour lesquelles le caractère sacré de la sexualité et de l'érotisme[10] se manifeste comme une approbation tellement forte de la vie qu'elle est prête à plonger à la limite jusque dans la mort. Cette idée de «sexe sécuritaire», quand on s'arrête à y penser, jette un voile bien pudique sur les fort anciennes épousailles d'Éros et de Thanatos, de la sexualité et de la mort. En fait, elle contredit à peu près toute la mythologie amoureuse de l'Occident, de Tristan et Iseult[11] aux Sex Pistols, des Liaisons dangereuses de Laclos aux Nuits fauves de Collard.
Sexe sécuritaire, sexe sans risque: l'idée marque vraisemblablement le retour de la prudence, cette vertu qui a toujours été aux antipodes de l'expérience religieuse mais qui, d'Aristote aux publicités de condoms de notre époque, en passant par saint Thomas d'Aquin et les moralistes laïcs du 19e siècle, demeure l'un des fondements mêmes de la morale.
Si bien qu'on aurait donc apparemment assisté, en l'espace de quelques décennies à peine, à une sorte de retour de balancier où la sexualité, après s'être «religieusement» dégagée de la morale judéo-chrétienne qui l'avait longtemps tenue en laisse, après nous avoir «envoyé en l'air» pendant quelques brèves décennies, se retrouverait aujourd'hui beaucoup plus dans le point de mire des questionnements -- et des réponses -- de la morale.
En suggérant cela, et bien que j'aie dit que je m'intéressais davantage pour ma part à la religion qu'à la morale, je ne voudrais pas, si je puis dire, «faire la morale à la morale», exprimer une sorte de nostalgie critique d'une époque (plus ou moins révolue) où la sexualité se serait beaucoup plus vécue sur le mode religieux et sacré. J'essaie d'abord de comprendre ce qui se passe, sans qu'il soit nécessaire de porter de jugement de valeurs. Mais je dirais malgré tout qu'il n'est pas souhaitable que l'on oublie trop vite cette figure extatique et sacrée qui va avoir marqué l'histoire de l'humanité récente, entrouvrant de nouvelles avenues de civilisation, de nouvelles créations de valeurs. Et je prends ce terme là justement en référence au titre du principal ouvrage d'André Guindon, The Sexual Creators.
Sexualité et tradition chrétienne
En renouant avec une dimension profondément sacrée et religieuse, l'expérience contemporaine de la sexualité, si on ne l'oublie pas trop vite, traumatisés que nous pouvons être par la conjoncture de notre époque, pourrait par ailleurs permettre, entre autres choses, d'entrevoir de nouveaux rapports possibles entre le christianisme et la sexualité, des rapports beaucoup moins problématiques, disons, que ceux qui se sont développés pendant une bonne partie de l'histoire du christianisme et, donc, de l'Occident. Je voudrais maintenant présenter quelques réflexions sur ce thème, lancer quelques idées forcément rapides, mais peut-être au moins susceptibles de nourrir un débat qui est loin d'être clos.
Il y a quelques années, dans le cadre d'un cours que je donnais sur «religion et sexualité», j'ai fait un petit test avec les étudiants. J'ai pris un texte de l'Évangile parmi les plus connus, celui de la parabole du jugement dernier (Matthieu 25). En substance, on le sait, Jésus y dit ceci: soyez bénis parce que vous m'avez donné à manger quand j'avais faim, à boire quand j'avais soif, vous m'avez soigné quand j'étais malade, consolé quand j'étais triste, visité qand j'étais seul ou en prison. Et, à l'inverse, bon... soyez maudits, parce que... vous ne l'avez pas fait. Et les justes s'étonnent: quand, Seigneur, t'avons-nous donc donné à manger ou à boire, soigné, consolé ou visité? Et Jésus répond: chaque fois que vous l'avez fait à l'un de ces petits qui sont mes frères -- au plus ordinaire des humains, en somme --, c'est à moi que vous l'avez fait.
Et j'avais alors demandé aux étudiants: qu'est-ce que ça vous dirait, qu'est-ce que vous diriez, si on ajoutait à cette liste -- qui est après tout plus suggestive qu'exhaustive -- quelque chose comme: chaque fois que vous avez fait l'amour (ou, pour employer le parler plus cru de notre époque, chaque fois que vous avez baisé) avec l'un de ces humains qui sont mes frères et mes soeurs, c'est à moi que vous l'avez fait...
Malaise dans la salle... Quelques sourires et tortillements, mais peu de réactions. Et j'essayais, bien sûr, de faire nommer le malaise. Et, à un moment donné, quelqu'un a eu le courage de dire ce que, sans doute, pas mal de monde pensait sans oser l'avouer: eh bien... donner à manger, à boire, visiter les personnes âgées, soigner les malades... c'est beau et généreux, mais ce n'est pas nécessairement «ben l'fun» tandis que baiser....
Quoique sans doute un peu courte, la réponse mettait quand même, je pense, le doigt au coeur du problème. En somme, elle soulevait la question de la place et du statut du plaisir -- et plus précisément du plaisir sexuel -- dans la tradition et la conscience chrétiennes.
Il serait certes assez long d'élaborer autour de cette problématique[12] mais disons au moins que c'est là un point non négligeable où l'expérience extatique et sacrée de la sexualité de notre époque a été, me semble-t-il, de nature à apporter une nouvelle compréhension du christianisme, différente de celle qui a dominé pendant des siècles.
Le fait que les rapports du christianisme au plaisir et à la sexualité aient été très problématiques à travers les siècles ne signifie pas nécessairement que le christianisme, en lui-même, soit une religion aliénante et oppressive, même s'il lui est évidemment arrivé de l'être lourdement. D'ailleurs, le statut du plaisir est loin d'être beaucoup plus évident dans d'autres grandes traditions religieuses de l'humanité. Même si, par exemple, l'hindouisme et le bouddhisme ont eu des attitudes souvent assez différentes par rapport à la sexualité, il reste que, pour ces deux très importantes traditions, le plaisir, et notamment celui qui est lié à la sexualité, demeure -- aussi -- problématique, étant donné qu'il relève ultimement de l'illusion, c'est-à-dire de ce dont il faut se libérer puisqu'il s'agit d'une des plus importantes sources de la souffrance.
Disons-le cependant, au risque de quelque provocation: l'éthique sexuelle du christianisme reste largement à faire. Il peut sembler étrange de dire ça après vingt siècles de morale sexuelle chrétienne et pourtant, c'est là une des constatations assez bousculantes que l'expérience contemporaine de la sexualité me semble avoir permis de faire. Pour diverses raisons, en effet[13], et plutôt que de s'interroger sur ce qu'aurait pu être, en matière de sexualité, une morale vraiment inspirée de l'Évangile et des enseignements du Christ, le christianisme, dès sa naissance, a à toutes fins utiles emprunté sa morale sexuelle à deux sources qui lui étaient finalement extérieures: la tradition juive de l'Ancien testament, d'une part, pour qui la sexualité était une chose essentiellement bonne, puisque créée par Dieu, mais aussi essentiellement liée à la procréation (puisque c'était essentiellement à travers leur progéniture que les humains se survivaient[14]. L'autre source, c'est bien sûr la philosophie grecque, pour qui les choses étaient assez différentes. Ou bien la sexualité y était clairement dévalorisée, à cause de son lien avec le corps matériel, mortel et donc inférieur, plutôt qu'avec l'âme immortelle et divine, donc supérieure. Ou, alors, comme chez les stoïciens par exemple, elle était considérée comme une chose naturelle, mais à la condition de servir uniquement à ses fins... «naturelles», justement -- c'est-à-dire, ici encore, conçues comme étant essentiellement liées à la procréation.
Il n'est donc pas étonnant qu'en s'inspirant de ces deux sources, la morale sexuelle du christianisme ait été, en général, aussi étroitement sévère envers la sexualité. Mais on voit ainsi qu'en un sens, ce n'est pas le christianisme qui a rendu le monde austère et ascétique, c'est bien plutôt le monde dans lequel le christianisme est né qui, l'étant déjà, a puissamment marqué le christianisme de sa propre austérité, notamment en matière de sexualité.
Pourtant, les intuitions de fond de l'Évangile, des enseignements du Christ, auraient pu -- et peuvent toujours -- donner lieu à une vision très différente des choses, déliée des seuls impératifs de la procréation, notamment, et faisant une place beaucoup plus grande et positive au plaisir, comme l'ont d'ailleurs clairement mis en lumière les travaux d'André Guindon lui-même.[15]
De la morale du devoir-être à l'immoralisme éthique
Mon troisième point nous ramènerait un peu à la réflexion éthique et peut-être plus précisément à la manière dont on peut, aujourd'hui, interroger éthiquement la sexualité, réfléchir à ce qui pourrait être une morale sexuelle pour notre temps.
Les morales, quelles qu'elles soient, je l'évoquais au départ, de par leur nature même, finissent toutes par dégager une certaine normativité, c'est-à-dire par énoncer ce qu'on devrait faire pour être conforme à ce qu'on devrait être (selon telle ou telle vision qu'on a de l'être humain). Peu importe qu'elles soient chrétienne, laïque, scientiste, marxiste -- ou juste «politically correct» --, les morales impliquent toujours un devoir-faire et un devoir-être fondés sur une certaine vision de l'être humain individuel et collectif (même si le devoir-faire en question est un «laisser-faire»: mais le «laisser-faire», est aussi, bien entendu, une morale comme une autre...)
J'emprunte à un sociologue français contemporain, Michel Maffesoli, une idée un peu provocante, mais à mon avis féconde, que celui-ci développe en parlant d'immoralisme éthique[16]. Très souvent, suggère Maffesoli, les humains, dans leurs comportements réels, et sans nécessairement le crier sur les toits (surtout les humains «ordinaires», «monsieur et madame tout-le-monde»), s'éloignent des préceptes de la morale ambiante (quelle qu'elle soit); autrement dit, ils ne prennent pas au pied de la lettre les prescriptions des «définisseurs du bien et du mal», du devoir-faire et du devoir-être -- que ceux-ci soient des curés, des «camarades» (dans le temps du communisme des pays de l'Est), des psychologues, des sexologues, des scientifiques -- ou ces «éthiciens» patentés qui sont en train de devenir les gardes du corps moraux des leaders politiques et des corporations professionnelles.
En ce sens, force nous est de reconnaître que, du point de vue de la morale, notre comportement se fonde souvent sur une sorte d'immoralisme qui peut se manifester d'innombrables manières, des demi-mensonges de nos déclarations d'impôt à notre laxisme par rapport à la TPS ou à la contrebande, en passant par les risques de toute sorte que nous prenons consciemment avec notre santé.
Du point de vue de la morale, ces attitudes sont, à strictement parler, «non conformes», immorales. Pourtant, selon la suggestion de Maffesoli, très souvent, cet immoralisme est un immoralisme éthique, c'est-à-dire qu'il est, paradoxalement, générateur de valeurs qui contribuent souvent davantage au bien -- individuel et collectif -- des humains que le respect scrupuleux des morales et l'obéissance docile à ceux qui les définissent. Un raisonnement qui, en somme, pourrait ressembler à ceci: «oui, on va peut-être mourir un peu moins vieux si on continue de fumer ou de manger de la «junk food», mais, au moins, ce ne sera pas d'ennui, comme si on suivait à la lettre les prescriptions de la morale... Oui, le fait de cautionner par sa propre pratique des activités de contrebande est indéniablement immoral, mais c'est la seule façon de forcer les gouvernements à voir qu'ils dépassent les bornes...»
Cette attitude n'est évidemment pas celle que préconisent les définisseurs et les défenseurs de la morale -- que nous avons tous un peu tendance à être, en passant, comme intellectuels ou comme intervenants, c'est-à-dire comme personnes «supposées savoir» ce qui devrait être et ce qu'on devrait faire pour y être conforme. Mais elle a de quoi nous faire réfléchir, justement, comme «observateurs de l'humanité» plutôt que comme «moralistes,» disons. Et c'est d'abord ça, pour moi, les sciences humaines: ça essaie de comprendre comment les humains fonctionnent «pour vrai», plus que de déterminer comment ils «devraient» fonctionner pour entrer dans nos schémas ou pour faire plaisir à nos fantasmes d'intellectuels supposés connaître les «splendeurs de la vérité»...
Pour situer encore davantage son idée d'immoralisme éthique, Michel Maffesoli tente par ailleurs de montrer comment les grandes morales normatives du devoir-faire et du devoir-être, quelles qu'elles soient, sont toutes fondées sur une vision, une conception dramatique de l'histoire -- dramatique, au sens strict du drame théâtral, c'est-à-dire celui d'une intrigue, d'une action qui finit, à terme, par se résoudre, par se dénouer. De manière plus précise, ces morales tentent toutes, comme disait le marxisme, de «résoudre les contradictions de l'histoire», c'est-à-dire, de faire en sorte qu'il n'y ait plus de contradictions -- entre l'exploiteur et l'exploité, le bien et le mal, la conscience et l'ignorance, etc.; donc, de faire advenir une société totalement juste, en extirpant le mal des coeurs pour que seul le bien triomphe, en faisant reculer l'ignorance, etc. Ce qui devrait, selon ces morales, nous mener à une «fin de l'histoire», à un dénouement du «drame» de l'humanité -- que cela prenne la forme du ciel (ou du «règne de Dieu») chrétien, du «grand soir» marxiste ou de quelque utopie progressiste de l'Avenir radieux.
Pourtant, selon Maffesoli, les humains fonctionnent bien plus, quand on s'arrête à y penser, sur un mode tragique que sur un mode dramatique -- ici encore, au sens premier (et théâtral) du terme: si le drame est, par définition, ce qui finit par se dénouer, la tragédie, par essence, est cela même qui est sans issue. Iphigénie doit mourir -- et Antigone ne saurait se réconcilier avec Créon dans un happy ending de boulevard. S'il en allait autrement, il n'y aurait -- précisément -- pas de tragédie.
La base d'une telle vision -- tragique -- des choses, c'est évidemment la conscience du caractère inévitable de la mort. La mort, selon une conscience tragique, on ne peut pas l'abolir, on ne peut pas la «résoudre». Tout ce qu'on peut faire c'est l'apprivoiser peu à peu, pour ainsi dire à doses homéopathiques. C'est le: «buvons, mangeons parce que demain nous mourrons...» de Qohélet, le «carpe diem» de la sagesse antique et -- on s'en souviendra sans doute -- de l'étonnant professeur de la Société des poètes disparus...
En matière de sexualité, Dieu sait comment les comportements réels des humains s'écartent souvent du devoir-être et du devoir-faire des morales. Et je prendrais un exemple très concret pour illustrer cela: celui de l'usage du condom dans le vécu sexuel de notre époque. Pour un grand nombre de nos contemporains maintenant, l'usage du préservatif appartient désormais non seulement à ces pratiques qui devraient aller de soi -- comme se laver les mains avant de manger ou s'essuyer les pieds quand on entre quelque part -- mais, plus encore, à une espèce d'impératif moral élémentaire: «sans condom, c'est non», comme dit la maxime populaire, et c'est même choquant de le penser...
On sait pourtant qu'il y a encore pas mal de nos contemporains qui ont l'air d'échapper à cette injonction élémentaire en prenant des risques[17] difficilement compréhensibles -- et encore moins admissibles -- du point de vue moral.. Il y a certes toute une série d'explications à portée de la main, que l'on aligne en soupirant: l'ignorance, l'insuffisance d'information, de ressources éducatives ou publicitaires, l'opposition de l'Église, l'insouciance de la nature humaine...
Il y a là, assurément, plein d'«explications plausibles». Mais il ne faut pas non plus prendre nos contemporains pour des imbéciles inconscients ou de débiles profonds. Il se pourrait à vrai dire que, de manière certes souvent confuse, mais tenace et non stupide, il y ait aussi là quelque chose d'une résistance à une morale qui prétendrait ramener la sexualité à une question de pratiques techniquement plus ou moins sécuritaires. Et, là, il se pourrait justement que l'immoralisme de ces pratiques soit un immoralisme éthique, fondé sur une conscience tragique de l'existence, rappelant que... non, décidément, la sexualité humaine, ça ne peut jamais être une chose qu'on peut «gérer» (ou «résoudre») de manière techniquement sécuritaire; que c'est toujours nécessairement -- et au moins en un certains sens -- tragique parce que ça négocie constamment avec la vie, avec la mort, avec l'autre. L'autre avec une minuscule, et aussi l'autre avec un grand A, qui demeure toujours plus fascinant, ne l'oublions pas -- plus terrifiant mais plus fascinant aussi, comme le sacré lui-même -- que le discours de toutes les morales.
Je voudrais terminer sur une... métaphore, que j'emprunte aux traditions mythologiques amérindiennes, et plus précisément au mythe du trickster -- que l'on connaît notamment grâce aux travaux de l'anthropologue Paul Radin[18]. Selon Radin, le trickster («ratoureux» ou «bouffon divin») est un vestige d'un passé archaïque de l'humanité où la démarcation entre l'humain, l'animal et le divin n'était pas encore tout à fait nette. Le mythe, en tout cas, ne fait pas du trickster un «héros parfait», il s'en faut. Celui-ci est au contraire beaucoup plus complexe: à la fois généreux et mesquin, constructif et destructeur, rusé et roulé. Il agit de manière tout à fait pulsionnelle, sans référence à aucune «valeur morale» -- et pourtant, ses actions finissent souvent par en engendrer, avec des retombées positives pour l'humanité. C'est, par exemple, de morceaux détachés de ses organes sexuels -- dont il ne fait pas un usage particulièrement... édifiant! -- que surgissent les plantes utiles aux humains.
Le trickster passe en fait son temps à «jouer des tours». (Et l'anglais, ici, est particulièrement intéressant dans la mesure où il utilise ce même mot -- trick -- pour désigner, de manière populaire, une aventure sexuelle légère et sans lendemain.) C'est un personnage éminemment protéiforme, parce qu'il s'agit en fait d'une créature encore inachevée; les traits de son visage sont flous, de même que ses proportions corporelles, ou ses rapports avec les différentes parties de son anatomie. Autre aspect protéiforme du personnage: le trickster est une figure au sexe indéterminé, interchangeable. Ses potentialités androgynes, si elles servent souvent ses desseins libidineux, lui valent aussi, à l'occasion, pas mal d'ennuis...
Il est spécialement frappant de voir la place qu'occupent dans les préoccupations -- et les péripéties! -- du trickster ses organes sexuels en général et son pénis en particulier. Ce qui caractérise le trickster, c'est en fait la possibilité de s'identifier totalement à son -- démesurément long -- phallus, d'être représenté par lui (le trickster peut d'ailleurs le détacher de son corps et l'envoyer tout seul, indépendamment de lui, s'exciter à droite et à gauche... )
Dans la version winnebago du mythe, c'est un écureuil[19] qui, après avoir fixé le pénis du trickster au... bon endroit, et une fois pour toutes, le grignote jusqu'à lui donner des dimensions «normales», c'est-à-dire... humaines, quoi!
La richesse symbolique de ce vieux mythe autochtone -- mais on en retrouve d'assez proches dans bien d'autres cultures -- se passe presque de commentaires. Le trickster y incarne bien sûr le protagoniste ambivalent d'une sorte de «préhistoire de l'humanité», d'une humanité encore proche du divin aussi bien que de l'animalité, dont les exubérances et les excès, néfastes ou bénéfiques, apparaissent comme l'indispensable moteur de la création, l'inévitable prix de la civilisation elle-même. On aurait peut-être tort, cependant, de voir ce processus réalisé une fois pour toutes, selon la logique d'une historicité linéaire. Il se peut en effet que l'humanité ait, pour se revitaliser, à le revivre constamment, d'une manière ou d'une autre. Il se peut en ce sens que la figure -- sacrée -- du trickster doive, si l'on ose dire, reprendre périodiquement du service pour éviter que la civilisation et ses valeurs ne s'ankylosent dans une «modération» à la longue aussi stérile que mortifère -- quitte à voir bien sûr réapparaître aussi, dans le sillage de ses «mauvais coups» et de ses excès, les plus sobres préoccupations de l'écureuil. En fin de compte, c'est peut-être bien cela, ultimenent, que met en lumière l'expérience contemporaine de la sexualité, à cheval entre le sacré et le profane, la religion et la morale.
|page d'accueil | Dr M. | Mister G. | Publications |
1 R. Caillois, L'homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1950. |retourner au texte|
2 Voir par exemple P. Berger, La religion dans la conscience
moderne, Paris, Centurion, 1971.
|retourner au texte|
3 Sur cette question, voir notamment C. Miquel et G. Ménard, les ruses de la technique, Montréal / Paris, Boréal / Méridiens-Klincksieck, 1988. |retourner au texte|
4 Notamment dans Les deux sources de la morale et de la religion,
Paris, PUF, 1962 (1932).
|retourner au texte|
5 La religion dans son essence et ses manifestations, Paris, Payot. |retourner au texte|
6 Au sens où peuvent l'être par exemple les
idealtypes weberiens ou les formes simmeliennes.
|retourner au texte|
7 La volonté de savoir, Histoire de la sexualité, I, Paris, Gallimard, 1976. |retourner au texte|
8 Ce qui est évidemment une manière très
polémique et moralisatrice de parler de ces traditions
anciennes.
|retourner au texte|
9 Voir par exemple M. Maffesoli, «La prostitution comme 'forme' de socialité», Cahiers internationaux de sociologie, LXXVI, 1984, 119-133. |retourner au texte|
10 On peut penser ici à des penseurs comme Georges
Bataille, par exemple (Voir notamment L'érotisme, Paris,
Minuit, 1957). On peut bien sûr aussi évoquer la figure
célèbre du marquis de Sade.
|retourner au texte|
11 Au Moyen Age, lorsque les troubadours commençaient leur récit de la légende de Tristan et Iseult, ils commençaient toujours par une formule consacrée, en disant: «Mesdames et messeigneurs, vous plairait-il d'entendre une belle histoire d'amour et de mort...» |retourner au texte|
12 Voir notamment, sur cette question, les courageuses -- et toujours actuelles -- réflexions de J. Pohier sur Le chrétien, le plaisir et la sexualité, Paris, Cerf, 1974. |retourner au texte|
13 Par exemple, l'attente fortement eschatologique des premières communautés chrétiennes, le contexte de persécution dans lequel celles-ci se retrouvèrent rapidement, etc. |retourner au texte|
14 Même à l'époque du Christ, on le sait, ce n'était pas tous les juifs qui croyaient en une survie personnelle après la mort. |retourner au texte|
15 J'ai moi-même eu l'occasion de faire quelques propositions en ce sens quoique celles-ci n'aient été jusqu'à présent accessibles qu'en néerlandais. Par exemple: «De onvoltooide brief: Jan, Paul -- of Johannes-Paulus -- aan hedendaagse mannen en vrouwen op zoek naar een evangelische theologie en spiritualiteit van sexualiteit» («L'Épître inachevée: Jean, Paul -- ou Jean-Paul -- aux hommes et aux femmes de ce temps en quête d'une théologie et d'une spiritualité évangélique de la sexualité»), in En Hij is mens geworden. Reflecties op theologie en homosexualiteit [Actes d'un colloque organisé en 1988 à l'Université catholique d'Amsterdam], Aalsmeer (Pays-Bas), Boekmakerij/Uitgeverij Luyten, 1989, 79-86. |retourner au texte|
16 Voir notamment L'ombre de Dionysos. Contribution à une sociologie de l'orgie, Paris, Méridiens-Anthropos, 1982. |retourner au texte|
17 Sur ce thème du risque et de sa signification religieuse à notre époque, voir D. Le Breton, Passions du risque, Paris, Métailié, 1991. |retourner au texte|
18 Voir The Trickster. A Study in American Indian Mythology (traduit en français sous le titre: Le fripon divin), New York, Schocken Books, 1972 (1956). |retourner au texte|
19 Y a-t-il, incidemment, plus clair symbole de la prudence? |retourner au texte|
|page d'accueil | Dr M. | Mister G. | Publications |