PETIT TRAITÉ DE LA VRAIE RELIGION
à l'usage de ceux qui souhaitent comprendre un peu mieux le XXIe siècle

Montréal, Liber, 1999


TABLE

Introduction

 

1. La religion, gestion du sacré

Une ancienne odeur d'encens

Êtes-vous religieux ?

La religion et la statue équestre

Retour -- ou déplacement -- du sacré ?

 

2. L'expérience du sacré

Le sacré comme expérience...

... hiérophanique...

... aux mille visages...

... à la fois fascinante et effrayante...

... du tout autre

Le sacré et le langage symbolique

Régressions du symbolique

L'icône et l'idole

 

3. Le mythe, récit sacré

Mythos et logos

Un récit pourvoyeur de sens

L'origine et la fin

Le mythe aujourd'hui

Un récit chaud

 

4. Le rite, mode d'emploi du sacré

La " leçon " du Renard

Expiation et sacrifice

Rites de passage

Franchir le seul de l'âge adulte

Déficits rituels

Surplus de sens

Une paire de draps neufs

 

5. Le sacré : interdit, transgression et pontifes

Une dialectique

La source, l'estuaire -- et la pile rechargeable

Continuité et discontinuité

Le sacré interdit

Abolir -- ou transgresser -- l'interdit ?

Une vieille histoire de nœuds de paille

Le prêtre et la sex symbol

Pontifes en vrac

 

 

 

6. La fête, moment sacré

L'excès a bien meilleur goût

Le festin de Babette

" Risques collatéraux "

La fête à crédit

 

7. Sacré domestique et sacré sauvage.

Les paradoxes de l'institution

Domestication du sacré

Anomie et sacré sauvage

Le deuxième dimanche du tam-tam

Paradoxes de l'institution

 

8. La religion dans la postmodernité

Mutations et ruptures postmodernes

Un monde disponible au réenchantement

L'effritement des " grands récits "

Micromythologies contemporaines

La religion " à la carte "

L'inversion des rapports entre le mythe et le rituel

Une religiosité tribale

Une religiosité light

 

9. Religion et morale

Le pur et l'impur

Vers la morale : l'intériorisation de l'idée de pureté

Le feu rouge et le buisson ardent

Impacts de la morale sur la religion

En deçà du bien et du mal

L'inflexion judéo-chrétienne

Judéo-christianisme et désacralisation

Deux remarques

 

10. De quelques " fantômes " : Dieu, l'âme et le salut

Un invertébré gazeux ?

" Je n'ai qu'une âme qu'il faut sauver de l'éternelle flamme... "

Salut!

 

Conclusion


INTRODUCTION

 

Le titre de ce livre pourra paraître irrévérencieux, cabotin, voire prétentieux ou insolent. Il relève bien plutôt d'une simple -- quoique tenace -- hantise : celle d'aborder un sujet en lui-même fort "sérieux", mais d'une manière qui, elle, voudrait s'interdire de l'être trop.

«L'intellect de la plupart des gens, écrivait Nietzsche dans Le gai savoir, est une lourde, sombre et grinçante machine difficile à mettre en mouvement ; ils appellent ça "prendre la chose au sérieux" (...) Dès qu'il en est question, la gracieuse bête humaine perd, semble-t-il, toute bonne humeur : elle dit qu'elle devient " sérieuse "! (...) Tel est le préjugé de ce grave animal à l'endroit de tout "gai savoir". Eh bien soit! Montrons-lui que c'est un préjugé.»

Et telle est bien, de fait, avec ce clin d'œil de leur titre, la toute première ambition de ces pages.

Quant à leur projet, qu'on se rassure d'emblée : il ne s'agira nullement, en tout cas, de ressasser à nouveau l'aphorisme plutôt éculé que l'on attribue depuis longtemps à Malraux, et selon lequel "le XXIe siècle serait spirituel ou ne serait pas". Malraux -- si c'est bien à lui que l'on doit une telle "prophétie" -- doit décidément se retourner dans sa tombe à force d'entendre le poncif qu'elle est devenue.

Il s'agira encore moins, faut-il vraiment le dire, de prétendre enseigner aux lecteurs ce que ceux-ci doivent faire pour "sauver leur âme" et se "mériter le paradis" à la fin de leurs jours. Ce livre laissera d'ailleurs très volontiers à ceux-ci le soin de décider par eux-mêmes s'ils ont vraiment une âme -- et s'ils veulent à tout prix aller au ciel.

Ce projet est à vrai dire beaucoup plus modeste, quoiqu'il pourra sans doute en étonner certains : il vise en fait à proposer que, loin d'être inéluctablement condamnées aux archives de l'histoire, les vieilles catégories de la religion demeurent au contraire parmi les plus fécondes pour comprendre le monde dans lequel nous vivons et les transformations qui affectent celui-ci à l'aube du troisième millénaire. Et, à cet effet, il se propose d'offrir, en les illustrant, un certain nombre de notions et d'outils pour mieux saisir le sens, la place, le rôle, la structure et la signification de la religion dans la culture actuelle -- mais, aussi, pour parvenir à en déceler la présence dans des "lieux" de la culture actuelle où l'on n'est pas habitué à la chercher.

D'aucuns, surtout sans doute au sein des générations qui ont vécu l'époque d'avant la Révolution tranquille, fronceront peut-être les sourcils (à moins qu'ils ne grincent carrément des dents), estimant savoir déjà fort bien -- et avec une intimité parfois fort douloureuse -- ce qu'est la religion, et à quoi ça sert...

S'il est pourtant une "évidence" que ces pages souhaitent d'abord et avant tout dissiper, c'est bien justement cette idée, encore assez largement reçue, qui tend à confondre la religion avec des formes du christianisme qui se sont élaborées en Occident au cours des siècles, et notamment au Québec. Allons d'ailleurs plus loin en suggérant que, pour vraiment comprendre la signification du phénomène religieux aujourd'hui, il faut souvent même se dépêtrer de ce qu'a pu en manifester un certain christianisme, y compris dans notre propre histoire où il s'est souvent réduit à un dogmatisme étroit assorti d'un frileux moralisme.

Mais ce livre a une autre ambition, sans doute plus audacieuse encore. Il entend en effet suggérer que la religion, loin d'être une réalité datée et obsolète de l'histoire humaine, se donne au contraire à lire comme une dimension fondamentale et constitutive de l'être humain, au même titre que d'autres -- sociale, psychique, économique, politique, poétique, ludique -- qui font de l'être humain ce qu'il est. Si une telle suggestion a quelque pertinence, on comprendra sans peine qu'une lecture du réel qui s'abstiendrait de considérer cette dimension religieuse de l'humain s'appauvrirait significativement elle-même, alors qu'une prise en compte de celle-ci est au contraire susceptible d'offrir un éclairage anthropologique unique et irremplaçable.

Est-il cependant besoin de le préciser : un tel regard ne saurait évidemment, à lui seul, épuiser la compréhension du phénomène humain, ni se substituer aux diverses lectures des autres sciences humaines -- sociologie, psychologie, anthropologie, politologie, etc. -- qui tentent elles aussi, à leur manière, de comprendre la complexité de l'être humain individuel et collectif. S'il y a d'ailleurs encore quelque sens à parler de "vérité" à notre époque, fût-ce à voix basse et entre prudents guillemets, il se pourrait fort bien que celle-ci réside moins dans les discours qui tentent de la dire et bien davantage dans l'espèce de clairière de silence que finit par dessiner l'ensemble des discours qui prétendent la cerner .

D'aucuns, certes, s'interrogeront, avant de le lire -- et, encore plus, sans doute, avant de l'acheter --, quant à l'originalité de cet ouvrage. Ils feront d'ailleurs bien, au prix où sont les livres! Dans l'introduction de l'un de ses plus stimulants ouvrages -- L'Ombre de Dionysos --, le sociologue Michel Maffesoli, allant au devant d'une préoccupation semblable, avertissait ainsi ses propres lecteurs : «Le reproche de "compilation", qui est souvent fait lorsqu'on met en place un apparat critique, ne voit pas que celui-ci peut avoir pour effet de relativiser l'originalité à tout prix ou la pseudo-nouveauté. On ne découvre pas de "nouveaux mondes" en sciences de l'homme, on se contente de dévoiler tel ou tel aspect de l'être-ensemble pour un temps oublié.» (p. 9)

Affirmons-le donc sans ambages : ce livre n'a pas, lui non, plus l'ambition d'être absolument "original", en tout cas au sens où il prétendrait réinventer le bouton à quatre trous ou révolutionner la forme de la roue. Son auteur, à travers le parcours de sa propre réflexion, s'est lui-même nourri de bien des auteurs et de bien des approches qui l'ont marqué, qu'il n'hésitera pas à citer, et dont il espère seulement rendre les intuitions sans trop les trahir -- bien qu'il lui arrivera sans doute des les traduire, parfois, à sa façon. La seule "originalité" qu'il revendiquerait à vrai dire, au delà du "style" forcément singulier de son auteur, serait dans la manière que celui-ci a choisie pour aborder la question de la religion, en ayant à l'esprit des lecteurs qui, sans être aucunement des "spécialistes" de celle-ci, souhaitent néanmoins s'en faire une idée plus précise. Ce livre ne s'adresse donc aucunement aux seuls lecteurs que le phénomène religieux intéresse, irrite ou questionne d'emblée mais, beaucoup plus largement, à tous ceux et celles que l'être humain et sa culture continuent de préoccuper, d'intriguer et de passionner sans cesse.

À cet égard, d'ailleurs, ce livre s'est également nourri d'une vingtaine d'années d'expérience en enseignement universitaire, c'est-à-dire à de jeunes adultes qui, quoique souvent fascinés par le phénomène religieux, le connaissent, au départ, en général fort peu -- et bien mal --, mais qui ont le génie d'être assez curieux et ouverts d'esprit pour vouloir l'apprivoiser et tenter de le comprendre. C'est, d'une certaine manière, à des lecteurs qui leur ressemblent que ce livre s'adressent.

Comprendre. Le philosophe Alain avait coutume de commencer ses cours en rappelant cette conviction qui lui était chère, et qui servira également de guide à ces pages : "Ici on ne critique pas, on comprend." Non certes que la critique soit illégitime ou dépassée -- là n'est pas la question. La religion, comme l'art, la politique, la science ou n'importe quelle autre réalité enracinée dans l'être humain, a évidemment produit du meilleur et du pire, que l'on peut bien sûr s'employer à vouloir séparer, comme l'ivraie et le bon grain de la parabole.

Mais tel n'est pas le but de cet ouvrage, qui laissera dès lors volontiers aux lecteurs la tâche de juger par eux-mêmes -- s'ils y tiennent absolument --, en s'inspirant de nouveau pour sa part de cet autre " avertissement " de Michel Maffesoli à ses lecteurs : «Déterminer théoriquement ce qui "doit être" a souvent conduit aux pires des tyrannies, et ce, de quelque bord politique que ce soit.» On pourrait bien sûr ajouter : de quelque bord religieux que l'on se trouve. «Il semble bien plus sage que l'intellectuel s'attribue la simple fonction, à côté de bien d'autres discours, de dire son temps à sa manière.» (p. 10)

Mais vous venez de dire... intellectuel ? !

L'auteur de ces pages n'est pas complètement inconscient de la méfiance spontanée qu'inspirera peut-être à certains le fait qu'il en soit un lui-même, " spécialiste " -- comme on dit -- des sciences de la religion, et pis encore (peut-être!) prof d'université, c'est-à-dire exerçant ce métier où l'on semble si souvent s'employer non seulement à n'être compris d'à peu près personne mais, en plus, à le faire de la manière la plus ennuyeuse qu'on puisse imaginer.

"Lorsque la gracieuse bête humaine devient sérieuse..."

Au lecteur, assurément, d'en juger, là encore, par lui-même. Je ne peux pour ma part que l'assurer de mon intention de lui éviter aussi bien la lourdeur du bœuf de labour que le pas ennuyeux du cheval de trait, avec la conviction intime que la vie est vraiment trop courte pour que l'on s'ennuie à y poursuivre un "savoir triste".

Il y a cependant une "déformation professionnelle" dont il paraît décidément bien difficile de guérir les universitaires -- même quand ceux-ci semblent de bonne foi ! -- et pour laquelle je sollicite d'entrée de jeu la bienveillance du lecteur : il s'agit en fait de leur manie d'alourdir leurs bas de pages de notes en petits caractères, généralement truffées de références fort savantes, et dont on se demande d'ailleurs parfois si elles n'ont pas pour principale fonction de lester une pensée qui, autrement, risquerait de s'envoler dans les nuages...

Mais qu'on se rassure peut-être un peu, ici encore : ces notes, dont on a au moins tenté de ne pas abuser, peuvent généralement être ignorées sans que cela nuise à l'ensemble du propos. Elles servent d'abord et avant tout à rendre à César ce qui lui appartient, c'est-à-dire à identifier, le cas échéant, les auteurs et les sources dont ces pages se sont inspirées. À l'occasion, elles serviront aussi à fournir des précisions possiblement utiles, mais dont la présence dans le corps même du texte risquerait d'en rendre la lecture plus fastidieuse. On y aura également recours, ici et là, pour proposer quelques suggestions de lectures complémentaires à l'intention de ceux et celles qui souhaiteraient éventuellement approfondir leur réflexion sur tel ou tel aspect de la question.

Je signale enfin que certains éléments de ce livre ont déjà fait -- en substance, sinon textuellement -- l'objet de publications antérieures . Mais, d'une part, ces réflexions, éparpillées dans le temps et sous la poussière des rayons de bibliothèques, portaient en général sur des thèmes particuliers, sans vraiment de liens entre elles ni de "fil conducteur" pour les unifier. Il m'a donc semblé utile et opportun de rapailler toutes ces idées éparses -- pour reprendre le beau verbe de Miron -- et de les assembler en un tout quelque peu cohérent, les raccordant entre elles au moyen d'un certain nombre de "chapitres" que je n'avais encore jamais abordés. D'autre part, la majorité de ces réflexions ont paru dans des revues scientifiques et des collectifs que l'on dit "savants", c'est-à-dire dans des ouvrages surtout fréquentés par les universitaires et souvent difficilement accessibles à un plus large public. Que mes éventuels lecteurs et mes virtuelles lectrices ne s'en formalisent donc pas : il arrive simplement qu'un universitaire qui s'intéresse à la "vraie" religion ait envie de s'adresser aussi, parfois, à du "vrai" monde.

 

Magny-en-Vexin / Ilkley, West Yorkshire / Montréal

mai-juillet 1999