IL était une fois un peintre japonais très, très pauvre... Même plus pauvre que la plupart des jeunes qui vont chez Pops, et même qu'un étudiant sans bourse dont le prêt ne serait même pas encore arrivé -- c'est dire...
Et, quoique zen, il était un peu découragé, là...
Alors, il dit à sa bonne (oui, certes, c'est toujours un mystère que, dans ces histoires-là, ils ont quand même les moyens d'avoir des domestiques, mais bon, on va pas se mettre à chipoter sur les détails..): «Bonne, prenez cette dernière pièce d'argent que nous avons, et allez nous acheter encore un peu de nourriture, nous n'en avons presque plus... Et, après, eh bien... nous nous coucherons et nous mourrons...»
Et la vieille bonne s'incline et s'exécute...
Elle revient, un peu plus tard, mais au lieu d'avoir rempli son cabas de riz et d'autres victuailles en solde, elle a... un petit chat dans son kimono!!!
Le peintre s'étonne, consterné. La vieille gouvernante, gênée, s'explique: «O maître, je... Je sais que je n'ai pas suivi vos ordres, et je sais aussi que ce n'est pas tres raisonnable, mais j'ai plutôt acheté ce petit chat, parce que, quand il m'a regardé, j'étais sûre qu'il nous porterait bonheur...»
Et... Le peintre hoche la tête, encore plus zennement désesperé, et il quitte la pièce...
Fin du premier acte...
Le petit chat... renifle un peu les lieux, poliment... On lui sert à manger, dans une écuelle -- mais, pendant une grosse semaine, il ne touche pas à la nourriture. Comme s'il avait compris qu'il n'en restait plus beaucoup dans cette maison...
Le peintre, d'ailleurs, le remarque. Ça l'étonne, ca le touche même un peu.
Mais il ne reste quand même presque plus rien à manger dans la pauvre demeure...
Un matin, on frappe à la porte.
C'est le prêtre du grand temple de la ville qui vient proposer au pauvre peintre un grandiose contrat: peindre une fresque de la mort du Bouddha dans le plus grand temple de la ville...
«Fuck, se dit le peintre en lui-même -- en zen, bien sûr --, après s'être pincé... Est-ce que je rêve???»
Cela voulait dire beaucoup de sous, plus, évidemment, la gloire, la célébrité, plein de contrats nouveaux en perspective...
Le peintre jette un oeil au petit chat, puis à la vielle bonne, esquisse une espèce de sourire et... bien sûr, il accepte.
Et le petit chat, en faisait un petit miaou timide, commence a lécher un peu de son écuelle...
Et le peintre se met au travail...
Fresque grandiose...
Selon la légende, lorsque le Bouddha a été à l'article de la mort, toutes les créatures de la terre, humains et animaux, ont dépêché des représentants pour lui rendre un ultime hommage.
Toutes, sauf les chats...
Trop paresseux, trop orgueilleux, trop indépendants, trop... chats, quoi...
Et, de ce fait, les chats auraient été maudits par le dogme de la légende bouddhiste, exclus du paradis à tout jamais...
Alors...
Le peintre commence sa fresque...
Il dessine le Bouddha, allongé sur le flanc, couché sur un lit de pétales de roses...
Il lui faut plusieurs mois de travail pour cela, et le résultat est extraordinaire...
Et le petit chat, toujours à ses côtés, sans faire de bruit ni bouger d'une vibrisse, regarde, intensément...
Puis, le peintre se met à peindre l'éléphant qui, toujours selon la légende, est le premier à être venu rendre au Bouddha son dernier hommage.
Et le petit chat est toujours la, comme absorbé par le travail du peintre...
Puis, c'est le tigre -- puis le rat musclé, puis le serpent à lunettes, et -- bon, ça continue comme ça, avec la gélinotte huppée, l'ibis de Nubie, le harfang des neiges, la tortue des Galapagos, le chameau à deux bosses de Bactriane, l'agouti mundi, l'escargote géante du Centre-Sud, le marabout dépressif, et, bref, tout l'Arche de Noé y passe, et tout le zoo de Granby -- y compris bien entendu l'hippopotame, qui en est la mascotte...
Et le petit chat est toujours là, intensément là, sans bouger, mais tout vibrant, comme un petit chat qui voit et sent son premier printemps, à côté du peintre qui peint...
Et le peintre poursuit sa toile en dessinant le cheval... la giraffe... le hérisson... le chat sauvage hottentot... le rat géant de Sumatra, l'ornithorynque nain, le toucan commun, la gazelle de Kruger, le lépidoptère de Nouvelle-Guinée...
Entretemps, bien sûr, une sorte de complicité s'est tissée entre le peintre et le petit chat.
Et le peintre s'était même mis à lui parler un peu, de temps en temps...
Un jour, n'y tenant plus, ayant -- enfin -- daigné comprendre, il s'adresse au petit chat: «Écoute... tu sais que... je ne peux pas te peindre dans la fresque parce que...»
Et le petit chat baisse les oreilles, lance un hwmrmw... un peu triste, et va se rouler en boule au fond de la pièce...
Mais ça, ça lui a un peu brisé le coeur, au peintre -- depuis le temps...
Tempête -- zen -- dans le coeur du peintre...
Dilemme... La gloire et la célébrité ou... l'hérésie et la déchéance...
La fortune ou...
Et puis, il a un flash, une sorte de... grâce (zen), et il se redit (toujours en zen!): «Fuck...»
Et.. aprés l'éléphant, l'ara des îles, le lhassa apso, le caïman pareil, le rhinocéros laineux, le zébu à bosse de Madagascar, le ver de terre solitaire, et toute la liste zoologique de la création -- y compris la manne qui sort au mois de juin a Montréal et la mouette mangeuse de frites autour des Macdos, il... OUI, il dessine un petit chat...
Le lendemain matin, en voyant ca, le petit chat est transporté d'un tel... bonheur qu'il... tombe raide mort...
Le peintre se sent un peu désemparé, bien sûr, mais sa toile est finie. Et le moment tant attendu est arrivé d'aller l'exposer dans le grand temple.
Et vient le jour du vernissage... (mettons, en zen: du laquage...)
Première réaction du public assemblé en grande pompe: wah, on n'a jamais rien vu d'aussi grandiose, ni d'aussi beau, ni d'aussi extraordinaire...
A star is born...
Jusqu'a ce qu'un curé (zen) un peu moins myope que les autres remarque la minuscule forme poilue tout à l'extrémité du tableau -- et se mette à déchirer son kimono en hurlant d'indignation...
Un CHAT! Trahison! Hérésie! Profanation! Sacrilège! Péché mortel!
Le peintre s'attrista d'être même trop pauvre pour avoir un sabre, fût-il cheap: il se serait fait hara kiri sur le champ...
La vieille bonne était quelque peu confuse, se demandant si elle avait vraiment eu une si bonne idée...
Et l'écuelle du petit chat était inutilement là -- on eût dit la béquille de Tiny Tim dans le troisième rêve de Scrooge...
Puis la nuit vint, et le sommeil finit par avoir raison de la brave ville zen...
Le lendemain, le petit prêtre qui allait ouvrir les stores du grand temple alla, comme il convient à un petit prêtre zen dont c'est la fonction, ouvrir les stores du grand temple. Il se frotta les yeux quand il jetta un oeil sur la fresque -- promise au bûcher, comme il va sans dire, pour les premières lueurs de l'aube, avec toutes les pompes de l'indignation zen...
Il avala sa salive, rattacha sa ceinture et se précipita pour réveiller le grand-prêtre...
Lequel accourut, bougonnant, menaçant le petit de le réduire ignominieusement à l'état laïc si que...
Et là, le grand-prêtre n'en croyait pas ses yeux.
Sur la toile, en effet, il y avait toujours le Bouddha étendu sur le flanc, prêt à partir en aller simple pour le nirvana, les traits rayonnant d'une béatitude -- euh... bouddhiste, quoi...
Et toute la floppée des zanimots à la queue leu leu, venus lui rendre un ultime hommage, du piranha de l'Orénoque à l'orang-outang roux, en passant par le kangourou marsupial, le gnou des steppes, l'hyène ricaneuse, le poulet de grain, le morse et l'oiseau sémaphore, le pitbull d'Hochelaga-Maisonneuve, la grenouille à grande gueule et le flamant unijambiste...
Sauf qu'il n'y avait plus de chat à l'extrémité de la fresque!
Quelqu'un, se dit le grand-prêtre en lui-même, les dieux eux-mêmes peut-être, qui sait, a du vouloir reparer le blasphème pendant la nuit, et a coupé la bordure de la fresque...
Mais il y avait aussi quelque chose, dans le tableau, qui le hantait, sans qu'il ait encore réalisé ce que c'était.
On aurait dit qu'il y avait quelque chose de changé dans la représentation du Bouddha. Et même dans son sourire.
Oh, pas grand chose, en fait, presque rien.
Excepté que ses mains n'étaient plus jointes, mais un peu entrouvertes.
Et, entre elles, ronronnait un tout petit chat...
* Je ne suis hélas pas l'auteur de cette histoire que j'ai seulement adaptée, racontée et illustrée à ma manière... Je remercie en revanche très chaleureusement mon collègue et ami Mathieu Boisvert de m'avoir appris cette belle histoire...