Ruses de la technique : ce que cet essai propose de désigner ainsi serait la manière dont se déroule, à travers l'histoire -- plurielle -- des civilisations humaines, le lent glissement de la technique, d'un pôle du sacré de transgression à un pôle du sacré de l'ordre du monde.
Apparaissant, à l'origine, sous les traits d'une puissance dangereuse qui confère à l'être humain un surplus de puissance -- mais au prix d'une profanation de l'ordre naturel du monde --, la technique se voit pendant longtemps codée dans des univers symboliques qui l'empêchent de se développer de manière autonome, au-delà d'un certain seuil. A l'autre extrémité de l'histoire, la Révolution industrielle voit émerger un nouvel univers symbolique qui favorise au contraire systématiquement l'essor de la technique: celle-ci, en s'alliant à un univers symbolique puissant, devient elle-même une nouvelle croyance sacrée, promesse d'un nouveau «royaume de Dieu» sur terre. Ruse de la technique, puisque c'est justement cette alliance qui permit historiquement à la technique de se déployer sans entraves, d'instaurer au bout du compte un nouvel ordre hostile à la pensée symbolique -- laquelle avait pourtant été indispensable à son émergence triomphante. Mais aussi ruse du symbole : la technique, en effet, paraissant s'affranchir ainsi de l'ordre symbolique, se transforme elle-même en milieu symbolique que nous sommes perpétuellement amenés à consommer. Ce faisant, la technique semble placer notre monde contemporain sous le signe d'une nouvelle figure du sacré : celle de la dissacralisation, c'est-à-dire d'un double mouvement simultané de désacralisation et de resacralisation qui amène aujourd'hui le sacré à se cristalliser sans cesse, de manière émiettée et fugace, sur de nouveaux objets éphémères et ponctuels, un moment porteurs d'évanescentes hiérophanies : «nouvelles technologies» et derniers gadgets de l'heure, certes, mais aussi superstars et maîtres à penser, partis politiques et partenaires amoureux...
Nous sommes aujourd'hui confrontés au destin de cette ruse de la technique. Celle-ci s'étant, au sens fort du terme, d'ores et déjà effectuée, ne fait-elle que nous acculer -- désormais nue, comme le roi -- à la fin d'un rêve grandiose et à l'épuisement des symboles qui le nommaient? Faut-il au contraire attendre le retour -- proche ou lointain ? -- d'une technique de nouveau codée par des systèmes axiologiques et symboliques musclés qui viendront à nouveau la «tenir en respect»? Ou, alors, la ruse de la technique n'aurait-elle donc qu'imité la Ruse hégélienne de la Raison qui, feignant d'ignorer qu'elle est l'Absolu à la recherche duquel elle se lance, parvient finalement, après le long et sinueux détour de la médiation dialectique, à s'apercevoir qu'elle ne faisait qu'un avec lui? La technique ne se serait-elle présentée, à travers l'histoire des civilisations humaines, comme le signe d'une instrumentalité de plus en plus purement profane que pour mieux manifester, à l'issue d'un parcours plein de méandres, l'essence profondément religieuse de son origine, le caractère éminemment sacré de son destin?