Ceux[1] qui ont vécu les débuts du « mouvement gai », au cours des années soixante-dix, se souviendront de l'enthousiasme -- il confinait souvent même à une réelle ivresse -- avec lequel on entrevoyait alors la « sortie du placard » du désir homosexuel, son affirmation sur la place publique de la société et de la culture, la revendication fière et exaltante d'une différence désormais valorisée -- que l'on s'employait d'ailleurs à retracer fébrilement à travers tous les placards clandestins de l'histoire officielle, de Socrate à Lawrence d'Arabie, de Michel-Ange à Tchaikowsky, de Louis II de Bavière à Marcel Proust -- voire du saint roi Devid à Jésus lui-même, et à l'apôtre Jean, « le disciple qu'il aimait ».
Cette triomphale -- et souvent tapageuse -- sortie de l'homosexualité au grand jour ne se limitait évidemment pas, par ailleurs, au « come-out » des individus homosexuels. Dans la mouvance des turbulentes années soixante et des radical seventies, ce qui s'élaborait également, ce n'était rien moins que la revendication politique et collective d'une identité et d'une culture homosexuelles. L'émergence de cette communauté -- voire de cette « nation »[2]-- gaie (et lesbienne) n'apparaissait pas sans analogie, par ailleurs, avec la poussée d'autres « mouvements de libération » de l'époque : celui des peuples du tiers-monde qui se défaisaient les uns après les autres de l'ancienne tutelle coloniale; celui des noirs américains luttant pour les « Civil Rights »; et, bien entendu, celui des femmes revendiquant leur « moitié du ciel ».
Relativement peu nombreux étaient, à cette époque ceux qui, de l'intérieur même de ce mouvement gai en pleine effervescence, ponctuaient déjà de quelques bémols la grandiose symphonie à la gloire d'une identité homosexuelle enfin « libérée », et s'éclatant au grand jour. Guy Hocquenghem fut très tôt de ceux-là. Intellectuel militant et radical présent sur tous les fronts du jeune mouvement homosexuel français, il n'en formula pas moins sur ce qui était en train de se passer un certain nombre d'intuitions d'une lucidité dont, à déjà plus de vingt ans de distance, on est sans doute loin d'avoir encore mesuré la portée visionnaire. Inspiré par certains des grands penseurs de l'époque (Foucault, Deleuze, Guattari, notamment), il fut ainsi parmi les tout premiers penseurs du mouvement gai à déployer ce qu'on en viendra par la suite à appeler une perspective « constructiviste » de l'homosexualité, c'est-à-dire à considérer celle-ci moins comme une « essence » universelle et éternelle, transcendant le temps et l'espaces des cultures humaines, et bien davantage comme une forme de comportement humain étroitement lié à -- et modelé par -- un contexte socio-culturel particulier, un moment historique donné. Ce qui, bien sûr, l'amenait entre autres choses à égratigner un peu au passage certains aspects -- naïfs -- de l'enthousiasme évoqué plus haut du mouvement gai naissant.
On a ainsi imaginé, écrit-il par exemple (en 1979), sur le modèle des libérations nationales de la précédente décennie [c'est-à-dire des années soixante], la libération homosexuelle comme un processus graduel et invincible, fondé sur la progressive mise à jour d'une réalité préexistante et incoercible.
Il s'agit pourtant là, fait-il remarquer, d'une « illusion rétrospective » :
Solution provisoire, née un beau jour des amours de la psychiatrie et du progressisme politique, l'homosexualité est peut-être bien mortelle (...), comme l'aberration ponctuelle d'une modernité éphémère[3].
Déjà provocants à l'époque, de tels propos en feront sûrement sourciller encore plusieurs aujourd'hui. Qu'est-ce donc à dire? Évidemment pas, comme ont pu parfois sembler le laisser entendre certaines thèses constructivistes dogmatiques ou certains discours moralisateurs, que l'attirance d'êtres humains pour d'autres humains du même sexe soit une « invention » récente de l'histoire de l'humanité, ni qu'elle risque de disparaître un beau jour, comme le rhinocéros laineux ou le disque de vinyle! Plutôt, bien sûr, que cette homosexualité occidentale contemporaine, dont le nom même n'est apparu que dans la seconde moitié du 19e siècle[4], a fini par revêtir des formes sociales et des significations culturelles spécifiques, qui ont ultimement très peu à voir avec -- pour ne prendre que quelques exemples -- la pédérastie grecque de l'âge classique, l'institution amérindienne des « berdaches », l'initiation (homo)sexuelle des jeunes dans plusieurs cultures non-occidentales, ou même cette « follitude » du Québec traditionnel (c'est-à-dire d'avant la « libération gaie » des années soixante-dix) que l'on retrouve notamment dans l'oeuvre romanesque et dramaturgique d'un Michel Tremblay.
Cette « construction socio-culturelle » de l'homosexualité occidentale contemporaine, Hocquenghem a par ailleurs contribué à la mettre en lumière dans plusieurs essais, et notamment dans son très beau race d'Ep!, écrit en marge d'un film réalisé, sous le même titre, en collaboration avec le cinéaste Lionel Soukaz. Il y rappelle notamment comment cette homosexualité « née des amours de la psychiatrie et du progressisme politique » dans l'Europe de la fin du 19e et du début du 20e siècle, a en patrticulier fait éclore dans l'Allemagne de l'entre-deux-guerres une culture homosexuelle à maints égards prodigieusement audacieuse et créatrice -- qui fut pourtant balayée, sans pratiquement laisser de traces ni de souvenirs, dans le Nacht und Nebel de la barbarie nazie. « Et peut-être bien mortelle... »
De ce point de vue, et sans verser dans une stérile tentation paranoïaque, l'analyse de Guy Hocquenghem nous invite néanmoins à porter un regard lucide et attentif sur l'évolution de la culture de cette fin de millénaire dans laquelle continue d'évoluer -- c'est-à-dire aussi, bien sûr, de se transformer dynamiquement -- l'homosexualité contemporaine.
Le regard critiquement lucide de ce penseur militant emporté par le sida il y a quelques années nous convie cependant encore à d'autres défis eu égard à la complexe question de l'identité homosexuelle. Ainsi, par exemple, Hocquenghem fut également parmi les premiers à porter un regard plutôt sévère sur l'évolution (il l'impute lui-même pour une bonne part à l'influence du mouvement gai anglo-saxon) qui, selon lui, a tendu à imposer un style, et même un stéréotype hypercodé de l'homosexualité masculine contemporaine -- dont l'image du gai jeune, masculin, viril, bronzé, branché et bodybuildé représente sans doute l'icône la plus parfaite -- et, pour certains, la plus désespérante.
Le mouvement pédé d'origine anglo-saxonne, obsédé par l'affirmation d'une « nouvelle citoyenneté », perd le contact avec le patchwork de rue, d'art, de préciosité et de vulgarité qui formait le tissu complexe d'un mode d'appréhension du monde sans fadeur ni bon sens : la folle[5].
Pour Hocquenghem, il y a manifestement là une perte annthropologique considérable, un affadissement de la riche et turbulente polymorphie du désir et de la sensibilité homosexuels, un appauvrissement regrettable du potentiel subversif et transgressif[6] -- voire carrément révolutionnaire -- de la « marginalité » homosexuelle.
Mais plus encore. Dès le milieu des années soixante-dix, l'écrivain militant dénonce, dans la même veine, l'apparition et la diffusion de ce qu'il appelle un « stéréotype d'homosexuel d'État » (il en est d'ailleurs explicitement question dans un autre article de ce numéro), «intégré à l'État, modelé par l'État et proche de lui par les goûts (...) [qui] remplace progressivement la diversité baroque des styles homosexuels traditionnels »[7].
Nostalgique, Hocquenghem, voire passéiste et folklorisant? Sa lucidité -- elle se manifeste, il est vrai, à une époque beaucoup plus exacerbée que la nôtre par une critique socio-politique encore proche du radicalisme soixante-huitard -- insiste plutôt en fait pour montrer l'ambiguïté même d'une « normalisation » ou d'une « respectabilisation » de l'homosexualité dans la culture -- lors même que celles-ci semblent pourtant avoir été largement au coeur des revendications du mouvement gai, notamment en Amérique du Nord. À quoi bon, semble dire Hocquenghem, souhaiter une telle intégration de l'homosexualité -- et des homosexuels -- dans la société et la culture si c'est pour revendiquer le droit de devenir des soldats aussi bêtes, des policiers aussi brutaux, des fonctionnaires aussi ternes, ou... des petits couples aussi straight que les autres!
Mais la critique se fait encore plus radicale.
L'homosexualité, avance Hocquenghem, a servi de cheval de Troie pour un affinement général de l'encadrement juridique. Le problème pour un juge aujourd'hui n'est plus tant de condamner un homosexuel que de savoir (...) quelles conséquences on peut en tirer. S'ils acceptent de renoncer à leur aura de chantage et de désordre, s'ils laissent les enfants tranquilles[8], ils deviennent sujets juridiques acceptables et même utiles (...)[9]
-- c'est-à-dire aussi, bien entendu, consommateurs intéressants et respectables payeurs de taxes... Mais alors, lance Hocquenghem en une sorte de nouvelle provocation qui est tout sauf une boutade,
si cette «science sociale» infiniment plus efficace que la répression morale se met en place (...), alors oui, il faudra se demander comment se défaire homosexuel[10].
Se défaire homosexuel? Là encore, bien entendu, ce serait complètement rater le message d'Hocquenghem que d'y voir une invitation lancée au désir homosexuel de « passer à l'Ouest » de quelque « normalité hétérosexuelle », encore moins de se saborder dans l'abstinence de quelque nouveau rigorisme moral[11].
C'est d'ailleurs ici sans doute que, bien avant la lettre, la pensée visionnaire de Guy Hocquenghem anticipe les perspectives de ce qui s'est développé depuis un certain nombre d'années maintenant sous le nom de mouvance queer, mais également celles d'une analyse postmoderniste[12] de la société et de la culture. Ces pages sont certes trop courtes pour que l'on puisse faire plus qu'y évoquer rapidement ces deux pistes. Elles n'ont cependant -- et heureusement -- pas d'autre ambition que de nourrir la réflexion en ce sens.
Déjà fort complexe en lui-même, le mouvement -- ou le phénomène -- queer (que le français ne s'est significativement pas encore résolu à traduire), et bien que d'origine essentiellement anglo-saxonne, paraît néanmoins faire écho à plusieurs des inquiétudes et préoccupations formulées par Hocquenghem dès les années soixante-dix, dans la mesure où il peut être vu (au moins en partie) comme un mouvement de réaction à -- et de protestation contre -- le durcissment, le « blanchiment[13] » et l'aplatissement de l'identité homosexuelle telle qu'elle s'est élaborée depuis un siècle et demie, et plus encore à travers le mouvement gai contemporain : revendication souvent colorée et bruyante de ce qu'on pourrait considérer comme un éclatement kaléidoscopique de l'identité homosexuelle en une profusion de cristallisations mobiles et multicolores[14] -- du désir sexuel, certes, mais en lien avec bien d'autres facteurs culturels ou esthétiques qui deviendraient d'une certaine manière tout aussi déterminants que l'orientation sexuelle elle-même dans la « définition » de l'individu et de la culture à laquelle celui-ci appartient.
La notion de postmodernité, par ailleurs, et quoiqu'elle serve aussi, hélas, à bien des sauces théoriques aussi insipides qu'indigestes, est tout de même devenue au cours des années récentes, dans diverses sphères des sciences humaines, un outil interprétatif indéniablement fécond pour mieux comprendre les mutations actuelles de la société et de la culture occidentales[15]. Par postmodernité, il s'agit notamment d'entendre une évolution socio-culturelle en direction d'un éclatement des codes identitaires de la modernité, une attitude qui privilégie le collage et le bricolage, le métissage et le mouvement, l'éphémère et le léger -- toutes choses qui, quand on y regarde de plus près, sont plutôt aux antipodes de la manière dont s'est constituée, depuis la siècle dernier, l'identité homosexuelle.
En ce sens -- et on voit comment le phénomène queer, évoqué plus haut, s'inscrirait d'emblée dans ce nouveau contexte postmoderne --, la postmodernité tendrait en fait à déloger l'orientation sexuelle comme base principale et déterminante de l'identité. En d'autres termes, la musique que l'on écoute, les vêtements, tatouages, piercings et autres marque que l'on porte, les drogues que l'on consomme, les « tribus »[16] auxquelles on adhère avec fluidité, les mythologies fugaces auxquelles on souscrit, les ritualités plus ou moins improvisées auxquelles on participe, tout cela deviendrait en quelque sorte aussi important -- sinon plus, à la limite -- que le sexe par lequel on est attiré (ou avec lequel on couche) pour savoir qui et ce que l'on est.
On entrevoit comment ces quelques caractéristiques de la mouvance queer et de l'analyse postmoderniste rejoignent plusieurs des intuitions audacieusement formulées par Guy Hocquenghem dans les années soixante-dix. Ces quelques réflexions n'épuisent évidemment pas, il s'en faut, la richesse, la subtilité et l'intelligence d'une pensée comme la sienne. On peut à tout le moins espérer qu'elles auront contribué à donner le goût de relire -- ou de découvrir -- cet auteur capital et toujours aussi actuel.
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[1] Il y a quelques années, les éditeurs d'une petite publication gaie et lesbienne (aujourd'hui disparue) s'étaient sentis obligés, au nom des exigences de la « rectitude politique », de « corriger » le texte d'un auteur qui parlait notamment de « l'importance du phallus dans la vie des gais ». Ce qui était ainsi devenu : « de l'importance du phallus dans la vie des gais et des lesbiennes ». La bourde, je crois, se passe de commentaire. On me permettra donc de parler essentiellement ici de ceux dont l'expérience m'est plus familière et, en tout respect, de laisser celles qui en ont une autre en parler elles-mêmes.
[2] Comme le suggère le nom d'un festival de cinéma bien connu.
[3] Guy Hocquenghem, Race d'Ep! Un siècle d'images de l'homosexualité, Paris, Éditions Libres/Hallier, 1979, p. 14.
[4] Ce nom fut mis de l'avant, on le sait, par un médecin hongrois, homoseuxel et militant, du nom de Kertbény (plus connu sous sa forme germanisée de Benkert), l'année même où naissait la confédération canadienne...
[5] Guy Hocquenghem, La dérive homosexuelle, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1977, p. 141. Je souligne.
[6] Voir, dans ce numéro, l'article de Denis Jeffrey sur cette dimension transgressive de la pensée de G. Hocuenghem.
[7] Ibid., p. 131.
[8] Notons incidemment que la probématique de la pédophilie a effectivement largement supplanté, en Occident, la vieille hantise qui se braquait naguère encore sur l'homosexuaité.
[9] Hocquenghem, La dérive homosexuelle, p. 158.
[10] Ibid.
[11] Hocquenghem, notamment dans ses premiers essais (Le désir homosexuel, 1972; L'après-mai des faunes, 1974), a bien au contraire appelé à une véritable révolution de la sexualité qui ferait éclater les cadres, les normes et les contraintes de l'« ordre sexuel bourgeois » traditionnel.
[12] L'apparition du mouvement queer se rattache à la fin des années quatre-vingt, et c'est en 1979 que paraît l'ouvrage marquant du philosophe Jean-François Lyotard sur La condition postmoderne.
[13] Hocquenghem (La dérive homosexuelle, p. 131 et s.) parle significativemet lui-même d'une homosexualité « blanche » à laquelle, dans un essai postérieur (1979), il oppose sa conception de La beauté du métis.
[14] À l'image de l'arc-en-ciel qui lui a largement servi de symbole.
[15] Voir par exemple l'excellent petit ouvrage de Yves Boisvert, Le postmodernisme, Montréal, Boréal, 1995.
[16] Au sens où le sociologue Michel Maffesoli a défini et illustré ce terme. Voir notamment Le temps des tribus, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1988.
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